Présentation Art et pouvoir

Girolamo Ruscelli (source : Cliquer sur l'image).

L’équipe du séminaire Chorea a choisi de commencer l’année avec un thème qui trouve un écho aussi bien dans les programmes de concours (agrégation d’histoire, agrégation d’espagnol etc.) que dans nombre de recherches actuelles sur la littérature de la Renaissance. Le but de ces séances est de permettre à des jeunes chercheurs encore en formation (étudiants de master et doctorants) de partager les fruits de leurs réflexions sur ce thème. Le sujet choisi est volontairement assez large pour permettre d’aborder divers sujets : le mécénat, l’indépendance ou la dépendance du créateur à la Renaissance, la manière dont les souverains envisagent l’art, mais également la fonction de propagande, ou à l’inverse de contestation, que l’art peut avoir vis-à-vis des autorités politiques ou religieuses. On pourra également s’intéresser à la littérature encomiastique et aux conditions du fonctionnement de l’éloge.

Pour examiner cette question, nous commencerons par nous inspirer de quelques propos de l’éditeur et polygraphe italien Girolamo Ruscelli (1518-1566) tirés des textes liminaires du célèbre Tempio della divina signora donna Giovanna d’Aragona (Venezia, Plinio Pietrasanta 1555), un des recueils de louanges les plus influents du XVIe siècle italien1. Prenant acte de la révolution de l’imprimerie, Ruscelli s’interroge sur les nouvelles conditions de production de l’éloge des grands. Pour donner une idée du type de travail qui sera fait, nous présentons ci-dessous une brève analyse d’une des dédicaces du Tempio de Ruscelli.

Dans sa dédicace à Cristoforo Madruccio (Madruzzo), cardinal de Trente et éminent protagoniste du Concile tenu dans cette même ville, Ruscelli pose la question du rôle de l’écriture dans la commémoration et s’interroge sur le mérite qu’il y a à louer les grands. Il constate tout d’abord que, si la parole est plus naturelle à l’homme que l’écriture, qui est le résultat de la culture, en revanche, l’écriture permet de transcender les barrières de l’espace et même du temps.

La ove la scrittura mentre uno è vivo lo fa noto in tante parti, quante n'ha il mondo. Et doppo morte tanti anni quanti ne vien di continuo vivendo il mondo

En revanche l’écriture peut donner à quelqu’un, de son vivant, de la notoriété dans toutes les régions du monde. Et après la mort pendant autant d’années que le monde continue à vivre.

En théorie donc, le texte – particulièrement le texte imprimé – est un instrument idéal pour louer les grands. Cependant, Ruscelli se demande quelle est la véritable valeur de la louange des grands, puisque le mérite de ceux-ci devrait leur être attribué directement et non rejaillir sur l’auteur qui les glorifie. Ainsi, le Tempio pour Giovanna d’Aragona n’a pas pour fonction de prouver les mérites de la dame, éclatants aux yeux de tous, mais d’être reconnaissant de ces mérites, comme le fidèle loue Dieu par reconnaissance. Le recueil encomiastique n’est pas conçu comme la cause des qualités de la personne célébrée, mais comme l’occasion d’une prise de conscience de celles-ci. La métaphore divine est exploitée pour justifier l’entreprise encomiastique : la dame mérite d’être louée comme une création divine exceptionnelle, comme une grâce que Dieu a faite à l’époque du poète.

Questa conoscenza, che han sempre le persone honorate et chiare di questo maggior dono [...] ha fatto [...] che conoscendosi in universale, et in particolare da ogni piu raro giudicio, i gran meriti; & il sommo valore, & la bellezza infinita di corpo & d'animo della Illustrissima & Eccellentissima Signora DONNA GIOVANNA d'ARAGONA, si sieno tutti i piu begli spiriti di commune consentimento posti a sacrarle un Tempio, come a Donna interamente divina, & la quale come nobilissima fattura, et sembianza del Sommo Iddio meriti veramente d'essere con la lingua & col cuore adoprata per immenso honor del fattor suo; potendosi ciascuno far giudicio, quanto sia infinito il sapere, il potere, & l'amor verso noi di chi cosi (alla capacità della mente nostra) infinitamente bella & perfetta, & degna d'esser adorata creatura habbia potuto, saputo & degnatosi di voler fare in quest'età nostra.

Cette connaissance qu’ont toujours les personnes honorées et illustres de ce très grand don […] a fait que […] les hauts mérites, l’illustre valeur, & l’infinie beauté tant du corps que de l’âme de l’Illustrissime et Excellentissime Dame Madame Giovanna d’Aragona étant connus par le monde entier, et en particulier par les intelligences les plus rares, tous les plus beaux esprits furent d’accord pour lui consacrer un Temple, en tant qu’elle est Dame entièrement divine et qui, comme création très-noble faite à l’image du Très-Haut Seigneur notre Dieu, mérite véritablement d’être reconnue à la fois par les bouches et par les coeurs comme un instrument de l’immense gloire de son créateur. Et chacun peut donc juger combien sont infinis le savoir, le pouvoir et l’amour que nous porte celui qui (dans les limites de notre entendement) a pu, su et voulu faire ainsi don à notre époque d’une créature aussi infiniment belle, parfaite et digne d’adoration.

Au-delà de ces réflexions théoriques, on ne peut cependant nier que l’ouvrage de Ruscelli a essentiellement pour but de présenter à un public de choix les poèmes de divers intellectuels (« i più gentili spiriti ») ordonnés par les soins de Ruscelli. De fait, l’entreprise de publicité ne manque pas de faire son apparition entre les lignes. Ruscelli poursuit son éloge par une question rhétorique qui renforce cette idée : il est providentiel que Dieu ait créé, en même temps que cette princesse remarquable, des esprits tout aussi remarquables pour la louer :

[...] non tenga per fermo che Iddio begninissimo, si come ha voluto dar'essa in questi anni nostri, come si habbia fatto & nascere, & nodrire in sti stessi tanti begli ingegni, & egli stesso accesili, & mobili a lodare in essa, & far consti a' presenti, & a ' posteri i miracoli, che in lei è stato servito di dimostrare? [...] ne doit-on pas être assurés que le Seigneur dans sa grande bonté, tout comme il a voulu donner cette dame à notre époque, a également fait naître et croître en ces mêmes années de si beaux esprits ; et, les ayant enflammés et poussés à la louer et ainsi à rendre visible aux contemporains et aux descendants les miracles qu'à travers elle il a voulu rendre patents ?

Suit bien entendu un éloge du livre lui-même et de l’entreprise de Ruscelli:

Questo bellissimo libro, al quale nè in degnità di suggetto, nè in numero, & valor d'Autori, tutti volti ad un Segno, non è d'anteporsi alcuno da che le lettere si son trovate, convenendosi mandar fuori sotto nome di persona, che fosse di tanto merito, & di tanto splendore, quanto a si gloriosa donna, & schiera si gloriosa si convenisse, non ha dato a me (à chi, per carico impostomi da tutti loro, si spettava farlo) molta noia in pensare, & a risolvermi di ritrovarlo.

Ce livre – d’une beauté si achevée qu’aucun autre dans l’histoire de la littérature ne peut le surpasser, ni par le nombre ni par la valeur de ses Auteurs, tous placés sous la même enseigne, devait être associé au nom d’une personne aussi pleine de mérite et de splendeur que cette glorieuse dame et il convenait qu’elle soit accompagnée d’une troupe aussi glorieuse que celle-ci. Ce livre, dis-je, m’a donné du plaisir (car, la tâche m’ayant été imposée par la volonté de tous, c’est à moi qu’il incombait de la mener à bien) à concevoir et à réaliser.

 

Le paradoxe au cœur de la dédicace de Ruscelli nous semble un excellent point de départ pour analyser la complexité des rapports entre créateurs et puissants à la Renaissance. Le principal intérêt de la dédicace du polygraphe italien est qu'elle nous donne le point de vue d'un auteur / éditeur sur la question de la louange, à une époque qui est perçue comme une période de grands changements par les contemporains eux-mêmes. Encore rattaché à une logique courtisane, l'auteur est cependant conscient non seulement de son mérite, mais aussi des possibilités nouvelles de diffusion que lui offre l'imprimerie. Grâce au nouveau marché du livre, l'auteur et l'éditeur sont conscients qu'ils ne s'adressent plus seulement aux Princes, mais potentiellement à un vaste public de lecteurs qui dépasse le cercle restreint qui entoure le Prince. Toutefois, il ne peut se passer entièrement de l'appui des puissants. Quelles sont dès lors les nouvelles conditions de la louange des puissants?

Au cours du séminaire, on pourra élargir le débat, en se demandant par exemple si les autres artistes qui gravitent autour du pouvoir (musiciens, peintres etc.) observent également des mutations dans leur rapport avec les grands et dans quelle mesure ce sont les artistes eux-mêmes qui forgent la représentation du pouvoir.

Paule Demoulière

27/09/2011


  1. L’ouvrage, rédigé en quatre langues (italien, latin, grec et espagnol) comptait plus de 200 auteurs, parmi lesquels les plus célèbres poètes de l’époque, comme Ferrante Carrafa, Benedetto Varchi, Laura Terracina, Girolamo Muzio etc.