CR Chorea : Duel – séance du 5 mai 2012

Eloge et blâme du duel

Emiliano Ferrari : «Montaigne : une critique philosophique et morale du duel ».

Emiliano Ferrari  est Docteur en philosophie de l’université de Lyon III et de l’Università degli studi de Milan. Il a soutenu une thèse sur l’anthropologie des passions dans les Essais de Montaigne.

Cette intervention fera l’objet d’une publication d’article qui sera signalée en temps voulu. Nous n’en donnons donc qu’un bref résumé.

Portrait présumé de Montaigne par un auteur anonyme repris par Thomas de Leu pour orner l’édition des Essais de 1608 (source : Wikimedia Commons)

Portrait présumé de Montaigne par un auteur anonyme repris par Thomas de Leu pour orner l’édition des Essais de 1608 (source : Wikimedia Commons)

Emiliano commence par signaler que son titre est imparfait car il ne traitera pas seulement de la critique mais aussi de la redéfinition de l’honneur et du code chez Montaigne. Dans quel sens peut-on parler d’une redéfinition du code de l’honneur ?

Dans les Essais, la notion d’honneur est intimement liée à la question du duel. Montaigne prend position sur le duel du point d’honneur, qui succède à la tradition du duel judiciaire. Montaigne vit dans une société hiérarchique, d’« Ancien Régime », qui connaît une stratification d’ordre juridique et social. Ph. Desan, Jean Balsamo ont approfondi la question de la culture nobiliaire de Montaigne : il était gentilhomme, position qui lui octroie des avantages mais qui implique aussi de respecter un ensemble de valeurs contraignantes, dont le « devoir d’honneur ».

Ses origines nobiliaires, de même que sa carrière de magistrat, renforcent chez Montaigne la conscience de son devoir civil et de son devoir nobiliaire d’honneur. En particulier, il ressent fortement la contradiction entre la justice et le devoir d’honneur.

La notion d’honneur est complexe au XVIe siècle, mais tend à recouvrir toute réalité qui rend la personne digne d’estime. Le mérite, la vertu, les qualités donnent l’honneur (vocabulaire que l’on retrouve chez Montaigne). Le mérite varie selon le statut social de l’individu : on peut parler de l’honneur d’un tailleur, qui sait bien son métier. Ainsi la notion est très systématisée au XVIe siècle. Il y a consensus sur le fait qu’une qualité, qui apparaît comme la plus honorable, est au-dessus des autres : c’est la vaillance militaire, qui est une obligation socialement reconnue. Un gentilhomme se doit d’ê un vaillant homme (cf. Essais, II, 7, « des récompenses d’honneur »).

Or le rapport entre vaillance et honneur est artificiel pour Montaigne, et non naturel : c’est notre usage, et il essaie d’historiciser son origine (la vaillance romaine, en lien avec la virtus). L’honneur qui l’accompagne dépend de l’approbation des autres. Montaigne est ainsi « le plus grand critique de la gloire au XVIe siècle » d’après Françoise Joukovsky. Pour le Bordelais, la gloire appartient en effet à une dimension imaginaire et fantastique :ne chercher que l’honneur à travers la vaillance est pour lui une perversion. En effet, des actes qui nous paraissent vertueux peuvent cacher des mobiles opposés, comme une ambition forcenée, ou même la peur. Il y a une crise morale de la noblesse pour Montaigne, qui s’appuie sur un présupposé philosophique hérité de la philosophie stoïcienne : la récompense de la vertu est la vertu elle-même. La vraie vertu est dans les opérations de l’âme.

 

Discussion

Geoffrey  souligne qu’il est intéressant de mettre en parallèle Brantôme et Montaigne, et de voir comment deux voisins géographiques pouvaient être aussi différents ! Montaigne est tout ce que déteste Brantôme : de noblesse assez récente, décoré de l’ordre de Saint Michel (que lui n’a pas)… Il considère que la nouvelle noblesse est une noblesse haïssable de parvenu, alors que Montaigne a une toute autre vision de sa noblesse et de lui-même.

Emiliano signale un article de Jean Balsamo qui détaille cette relation. Montaigne utilise svent le langage de l’escrime en l’appliquant à l’écriture ou à la conversation. En ce sens, il est effectivement un chevalier de lettres plus que d’armes comme le dit (en le critiquant) Brantôme.

Geoffrey ajoute que pour Brantôme, l’écriture est une sous-profession de la noblesse, il déplore d’ailleurs de prendre la plume parce qu’un accident de cheval l’empêche de combattre. Brantôme reprochait à Montaigne de se faire publier de son vivant (lui a laissé tous ses livres sous forme manuscrite).

Emiliano confirme que l’écriture de soi est critiquée et considérée comme impropre à un gentilhomme.
On demande d’où vient cette idée que les nobles ne peuvent pas écrire.Emiliano explique que la condamnation de l’écriture de soi est liée à la condamnation de l’amour de soi. Pour la question de l’écriture en général, c’est sans doute Montaigne lui-même qui polarise. L’idée d’honneur au Moyen Âge relève de l’ordre social avant tout. Les références à l’Antiquité, qui ne sont pas du Moyen Âge, reviennent un peu au même. Montaigne est sans doute plus conscient que Brantôme que la noblesse n’est plus seulement une noblesse d’épée, tandis que pour Brantôme, la noblesse est essentiellement une noblesse des armes.

Stephan Geonget précise que Desan, Balsamo réagissent aussi à la vague critique antérieure en insistant sur la dimension nobiliaire de Montaigne, et qu’ils forcent donc sans doute un peu le trait. On peut aller voir du côté des juristes de l’époque, comme Barthélémy de Chasseneu.

Montaigne développe un système à trois niveaux : les honneurs, la critique des honneurs, et enfin la réhabilitation d’une certaine forme d’honneur. La gloire est présentée comme un bien indirect.

En ce qui concerne la passion, on peut consulter avec profit un article d’Ulrich Langer, qui montre que la passion n’est pas seulement condamnable dans le cadre du stoïcisme (par exemple, la passion du martyr).

L’arrière-plan philosophique de l’époque est certes important pour traiter cette question, mais l’on peut aussi s’intéresser à l’arrière-plan juridique : les arrêts notables de Jean Papon se lisent comme de petites histoires, et montrent les magistrats aux prises avec des cas qu’ils doivent régler.

Adeline Lionetto-Hesters et Geoffrey Lopez (Université Paris-Sorbonne) : « “La peste du duel” dans les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné ».

Doctorante en littérature française du XVIe siècle sous la direction de Frank Lestringant, à l’université de Paris-Sorbonne, Adeline Lionetto-Hesters prépare une thèse sur “La poésie des fêtes et mascarades du maniérisme à l’âge baroque (1549-1607).”

Geoffrey Lopez, étudiant de Master I à l’université de Paris-Sorbonne, se consacre à l’édition et au commentaire du Traité des duels de Brantôme.

Page de titre de la première édition des Tragiques (1616)

Page de titre de la première édition des Tragiques (1616)

Nous nous intéressons aujourd’hui à un long passage de presque deux cents vers, tiré du premier livre des sept livres des Tragiques. Ce premier livre est le « Livre des misères », et cet extrait constitue une parenthèse sur « la peste du duel », qui suit un portrait charge de Marie de Médicis et du cardinal de Lorraine, et qui précède un portrait charge du pape. Marie et le cardinal sont présentés comme des « fléaux de Dieu », et le duel apparaît ensuite comme un autre exemple de fléau et de peste. Dans le cadre d’une énumération, le passage étudié apparaît comme un exemplum de plus, un des malheurs supplémentaires qui frappent la France. D’Aubigné prend ici la posture d’un écrivain historien. Adeline commence par rappeler quelques éléments concernant le poète. Elle rappelle que des vers d’Aubigné constituent l’épigraphe des Fleurs du Mal : les Tragiques ont connu une postérité extrêmement récente, le texte est redécouvert au XIXe siècle par Sainte-Beuve, en 1828. Il est admiré par Hugo et Baudelaire. On peut s’interroger sur cette éclipse de plus de deux cents ans. Le livre est publié en 1616, au moment où triomphe la réforme de Malherbe. Or c’est un texte à la syntaxe complexe, modelé sur l’Ancien testament (par exemple dans le recours à des génitifs superlatifs hébraïques, comme « des extrêmes l’extrême »). Il s’agit dans une large mesure d’une œuvre étrangère au paysage littéraire environnant. Sa composition s’étale sur plus de quarante ans. Pourquoi d’Aubigné publie-t-il en 1616 ? Louis XIII est alors enfant, la France est sous la régence de Marie de Médicis, et de nouveaux combats de protestants qui revendiquent des territoires ont lieu. D’Aubigné ressent une urgence politique, il veut encourager les protestants. L’adresse typographique est surprenante : le texte ne donne pas d’adresse d’éditeur, et indique « Au désert, par LBDD », c’est-à-dire « le bouc du désert », surnom d’Aubigné. C’est un nom à tonalité biblique, qui rappelle le bouc émissaire, la victime expiatoire. Le texte des Tragiques est par ailleurs jalonné de blancs typographiques, dès qu’apparaissent des allusions sulfureuses, notamment aux Médicis.

Adeline montrera en quoi ce texte peut être lu comme une histoire des duels, ce qui correspond à l’apparence qu’il souhaite se donner. Mais Geoffrey présentera ensuite ce passage davantage comme un blâme, et comme un plaidoyer en faveur d’autres valeurs, martiales et aristocratiques, d’une nouvelle noblesse contre un régime tyrannique.

On peut noter la structure chronologique du passage, qui évoque la genèse de la pratique du duel, afin de mettre en évidence la genèse de la mise à mal de l’ordre en France. Il s’agit donc d’un propos didactique qui entend mettre en évidence la faillite de l’ordre.

Le vers 1034 fait le constat d’un honneur ancien anéanti, et le poète recherche les sources de ce mal : il les trouve en la personne de la reine et du cardinal de Lorraine, qui sont montrés comme les responsables de cet anéantissement de l’honneur ancien. Au vers 1047, l’accusation va plus loin : ce sont les représentants de Machiavel en France qui « ont semé la peste du duel » (métaphore séminale). D’Aubigné ressent donc le duel comme une pratique italienne, et Catherine de Médicis est perçue comme la source de la diffusion de ce mal machiavelien en France. Il condamne en fait sa politique de la manigance, de la manipulation, du détour, car lui-même favorise la politique du parler franc, du direct. Aubigné veut faire l’archéologie du duel : il le fait remonter au combat de gladiateurs de l’ancienne Rome (v. 1079). Il montre comment ce poison répandu chez les esclaves a contaminé la noblesse romaine. Le texte suit la progression de la diffusion et la généralisation de ce poison, de la noblesse romaine à l’italienne, puis à la française. Au vers 1121, il parle du duel aujourd’hui et fait le tableau des misères de son temps. Le texte met l’accent sur une dégradation générale : le poète méprise les gladiateurs mais salue toutefois chez eux un courage qu’il n’observe plus chez ses contemporains. La fin du texte décrit les conséquences de cette peste en France : l’absence de respect de la hiérarchie, le meurtre sans respect et sans gloire, le duel qui touche femmes et enfants, les duels de nains !

Le poète insiste de manière ferme sur la vérité de son propos, il se met en avant comme témoin et fonde son propos sur l’expérience. Il insiste sur le fait que son écriture est une écriture du vrai, et non du vraisemblable : il devance la surprise du lecteur au vers 1185, et n’a de cesse que de se poser en témoin visuel (« j’ai vu », v.1171). Il montre qu’il a lui-même connu cette peste du duel. L’historien est témoin et acteur du duel, et le poète entend le condamner.

Page (avec « blancs »), tirée de la première édition des Tragiques, I, v.755 et suivants.

Page (avec « blancs »), tirée de la première édition des Tragiques, I, v.755 et suivants.

Geoffrey revient sur le fait que dans cet extrait, le duel est décrit comme une infection venue d’Italie qui se propage en France. Les « machiavelistes » sont vus comme des mages, des nécromanciens, de même que Catherine de Médicis. Ils sont responsables de malédictions, d’ensorcellements qui n’épargnent personne. On peut noter une similitude avec l’image de la mort, véhiculée par les danses macabres. Aubigné fait se retrouver toutes sortes de population (voir l’accumulation v. 1145), et conclut sa liste avec les femmes. Les vers 1141-1142 développent le thème de la maladie, de la malédiction de cette passion destructrice incontrôlable. Le poète présente le duel comme un véritable problème de société qui décime la noblesse. Il précise le changement qui a lieu chez les nobles, et n’a aucun mot particulier sur l’identité protestante ou catholique ; il s’inclut d’ailleurs lui-même dans les personnes pouvant être touchées par cette peste.

Lors d’un duel, les adversaires se mettaient d’accord sur plusieurs points : Aubigné s’oppose en particulier à la pratique du duel en chemise ou torse nu. Ces duellistes sont rapprochés des gladiateurs, des « demi-humains ». On peut sans doute rappeler ici la phrase de Plaute : « l’homme est un loup pour l’homme ».

Geoffrey propose de voir dans la présentation par Aubigné de cette « peste du duel » une sorte de contamination lycanthropiste. Il note l’expression « bouche embavée », suggère que le repas du prince pourrait faire écho au mythe de Lycaon (chez Ovide, cette histoire précède le déluge).

Les hommes, sous l’emprise des combats, sont donc avilis et rabaissés au rang d’esclaves. Toutefois, la cible de la critique est bien les duellistes, et non pas les gladiateurs. Le poète rapproche en fait le noble du gladiateur afin de montrer que le duelliste est esclave du sang versé.

L’expression « s’escrimant contre Dieu » doit-elle rappeler le mythe de Lycaon ? Ou peut-être le mythe des géants, qui évoque la révolte contre la divinité. Elle souligne en tout cas l’extrême vanité des duellistes qui ne font aucun cas du jugement de dieu dans les combats. D’autre part, les valeurs trouvées chez les gladiateurs sont absentes des duels : la critique passe donc également par l’éloge de certaines valeurs anciennes.

Les duellistes sont finalement la cible d’Aubigné, plus que le duel en lui-même. L’appétit de sang pose problème au poète. Il souligne au vers 1150 que le duel est un acte qui n’est dicté ni par la raison, ni par la passion. Le duel est porteur de paradoxe. Le vers 1161 évoque la vanité, l’orgueil, mais aussi la lâcheté du duelliste.

L’évocation du goût des femmes pour le duel (« duel pour chien, oiseau, garce ou maquerelle ») constitue un discours qui ne va pas du tout dans le sens de Brantôme, qui évoque aussi le cas de duels féminins.

Le duelliste est présenté comme un homme sans discernement et froid de cœur, tandis que le chevalier incarne l’image de l’honneur ancien, la vertu que devraient avoir les contemporains (v. 1129-1130). Le chevalier doit savoir bâtir et occire, il est donc du côté de la construction et non de la destruction pure comme le duelliste. Le chevalier est le champion de dieu, alors que le duelliste se bat pr lui-même, au nom de la gloire, il est sanginaire par appétit du gain. Cette opposition manichéenne des deux combattants correspond à l’opposition du bien et du mal.

Portrait d'Agrippa d'Aubigné, 1622. (Source : Wikimedia Commons).

Portrait d'Agrippa d'Aubigné, 1622. (Source : Wikimedia Commons).

Discussion

Anne évoque l’armée d’amoureux de Platon en notant qu’il s’agit chez le philosophe d’homosexuels ; or Brantôme reprend cette image dans le sens d’un amour évidemment hétérosexuel. Est-ce un effet d’ironie ? Geoffrey répond que Brantôme pratique une écriture très spontanée, qui ne contient pas vraiment d’ironie ou de second degré. Il semble souvent prendre ce qui l’arrange dans les textes antérieurs.

Les gladiateurs sont-ils une allusion fréquente au XVIe siècle ? Ils sont présents chez Montaigne. Une source fréquente étant constituée par les lesSaturnalia. Ils sont utilisés pour faire une archéologie des pratiques et des mœurs contemporaines, mais ce n’est pas très facile, et la pratique est jugée comme moralement discutable, car les gladiateurs sont des esclaves… il y a finalement assez peu d’intérêt pour les gladiateurs au XVIe siècle.

La pratique des gladiateurs s’incrit dans le cadre d’un spectacle, mais cet aspect n’est pas présent chez d’Aubigné.

La référence au fait que tout le monde peut porter une épée peut être lue comme une allusion au régicide d’Henri IV. Le défi est de tremper son épée dans le sang d’un prince, perspective qui glace d’Aubigné d’effroi.

Il peut être intéressant de mettre en perspective ce texte avec l’essai « sur la cruauté » de Montaigne.

En ce qui concerne la figure du loup, Stephan Geonget note la présence d’un intertexte littéraire très riche : le pape loup de Rome, la louve romaine, les Regrets de Du Bellay qui parlent du lupanar qu’est devenu Rome… Il suggère de consulter des dialogues de Claude Prieur : de la transformation en loup (1590 ou 95).

Suite à une question, Adeline précise qu’il n’y a pas de condamnation de la violence chez D’Aubigné, seulement de la violence gratuite. Au contraire, il appelle à la violence, renverse la violence des Misères de notre temps de Ronsard en faisant subir les sévices aux catholiques (tout en reconnaissant par ailleurs en Ronsard un maître stylistique). Le duel est perçu comme une perturbation des formes et des règles. Le poète s’attaque au duel clandestin (et non au duel judiciaire). Il parle des dérives du duel (le duel sauvage, clandestin), et présente le duel comme une métaphore de l’esprit de violence.

Itinéraire de chercheur : Stephan Geonget (CESR de Tours).

Dans la dernière partie de cette huitième séance, Stephan Geonget nous parle de ce qui l’a amené à se consacrer à la recherche seiziémiste et nous détaille son parcours professionnel. À la suite d’un travail commencé avec Daniel Ménager, il a soutenu une thèse sous la direction de Marie-Luce Demonet sur « la notion de perplexité à la Renaissance » et prépare actuellement une habilitation à diriger les recherches consacrée à Louis le Caron.

Compte rendu écrit par Aurélia Tamburini.