“Conceptions diététiques anciennes et appétits charnels : effets de la nourriture sur la sphère sexuelle”

CR de l’article de Marika Galli.

 

Baldassare de Caro, Nature morte avec pigeon, dindon et fruits, Pinacoteca d'Errico, Matera, s.d. (source : wga)

Baldassare de Caro, Nature morte avec pigeon, dindon et fruits, Pinacoteca d'Errico, Matera, s.d. (source : wga)

Marika Galli commence son article en rappelant des éléments essentiels : “la science médicale était traditionnellement divisée en trois parties : la physiologie, qui s’occupait des choses dites naturelles [les humeurs, les membres, les facultés…], la thérapeutique, qui contemplait les choses contre nature (à savoir les maladies) et l’hygiène, qui s’occupait des choses non naturelles, comme l’air et le milieu, l’exercice et le repos, les aliments et les boissons”, et la sexualité. Alimentation et sexualité servent donc à protéger les fonctions vitales.

La nourriture est souvent liée à la sexualité, qu’elle soit aphrodisiaque ou produise au contraire un effet inhibiteur. Cependant, l’interprétation n’est pas forcément aisée : l’article propose donc une réflexion typologique à ce sujet, qui ne prétend cependant pas être univoque.

Une diététique galénique

Les différentes valeurs des aliments reposent sur la théorie des humeurs, d’origine galénique. Pour atteindre un bon régime de vie, il faut rechercher un bon équilibre des quatre humeurs, qui sont associées chacune à l’un des quatre éléments et à l’une des quatre qualités primaires (le froid, le chaud, l’humide et le sec) : le sang est lié à l’air (chaud et humide), la pituite ou phlegme à l’eau (froide et humide), la bile ou bile jaune au feu (chaud et sec) et l’atrabile ou bile noire à la terre (froide et sèche). Les humeurs varient selon les saisons et les complexions de chacun.

Un régime alimentaire adapté peut amener à un bon équilibre des humeurs, donc à la conservation d’une bonne santé. Cependant, comment savoir si tel aliment est plutôt chaud, plutôt sec ou froid ? L’analogie a été pendant longtemps la clé de lecture. Si certains aliments étaient unanimement chauds (les épices) ou froids (les poissons), d’autres divisaient les médecins : la truffe est chaude et aphrodisiaque pour certains, mais froide selon Laurent Joubert (La première et seconde partie des erreurs populaires touchant à la Medecine…, Paris, 1587).

 

Nourriture végétale et sphère sexuelle

Pour cette section, Malika Galli s’appuie surtout sur le Trattato della natura de’cibi et del bere (Rome, 1583) de Baldassare Pisanelli, en raison de son succès.

Les aliments qui favorisent l’acte sexuel et/ou la production de menstrues, de lait ou de sperme sont souvent chauds, qu’ils soient humides (grenades, raisins…) ou secs (pistaches…), et très nutritifs (les asperges et les figues). Cependant, certains aliments chauds sont inhibiteurs (vin blanc ou abus de vin rouge) et, inversement, d’autres, froids, sont aphrodisiaques. En tout cas, les aliments qui provoquent des flatulences sont la plupart du temps propices à l’acte sexuel (carottes, navets, châtaignes…).

 

Valeur sociale des viandes et Chaîne de l’être

Les volailles et volatiles semblent en général chauds et/ou nourrissants, avec une influence favorable sur l’acte sexuel la plupart du temps, mais pas systématiquement. En revanche, la viande de boucherie n’a pas ces vertus aphrodisiaques, bien qu’elle soit considérée comme chaude et très nourrissante.

Ce paradoxe peut s’expliquer par les coutumes alimentaires : les nobles préfèrent le gibier, symbole de leur pouvoir, et la volaille, tandis que les classes inférieures mangent les viandes de boucherie, réputées grossières. Il peut aussi s’expliquer par la Chaîne de l’être, “principe qui ordonnait tout l’univers et qui structurait aussi bien le monde naturel que le monde social selon un axe vertical” (p. 106). Les éléments situées en haut de l’axe vertical, plus proches de Dieu qui se trouvait en haut de la chaîne, étaient valorisés, au contraire de ceux qui se trouvaient en bas. La terre est tout en bas, avec les plantes qui poussent dedans. Ensuite s’étagent l’eau, associée aux poissons et coquillage, puis l’air et les oiseaux, enfin le feu et les animaux mythologiques comme la salamandre et le phénix. Le bétail seraient au-dessus des végétaux mais en-dessous des oiseaux et du gibier. “À la Chaîne de l’être étaient associées les oppositions nature/culture,froid/chaud et cru/cuit” (p. 107) : le bas de l’échelle, dont les aliments nourrissent traditionnellement les classes sociales inférieures, est lié à la nature, au froid et au cru. Au XVIe siècle cependant, la viande de boeuf est de plus en plus mangée par tous, mais ce changement des habitudes alimentaires ne remet pas en cause les conceptions diététiques.

Marika Galli met en garde son lecteur sur les conclusions trop hâtives qu’on pourrait tirer : tout d’abord, les comportements alimentaires ne sont pas univoques et rationnels. Les régime alimentaire et le régime de vie devait être adapté aux âges, aux saisons… Gare aux épices et à l’activité sexuelle dans les pays chauds et pendant la saison chaude, car il ne faut pas surchauffer l’organisme ! Ensuite, il est difficile de savoir à quel point les prescriptions médicales étaient suivies par la population – elles l’étaient sans doute beaucoup. En tout cas, la complexité des notions et préceptes médicaux est flagrante.

 

Compte rendu fait par Anne Debrosse.