“Désir, plaisir et pratiques sexuelles sous le regard d’un médecin de la Renaissance”
CR de l’article de Jean-Michel Agasse, p. 85-97.
À la Renaissance, on relit et on traduit les traités antiques, qui s’intéressent souvent à la sexualité. Notre compréhension en est entravée, car les médecins procèdent souvent par citations et par allusions. Dès lors, comment mesurer le degré d’adhésion de l’auteur à ce qu’il cite ? En outre, comment parler de sexualité sans transgresser les limites de l’honnêteté ? J.-M. Agasse prend le cas du médecin italien Girolamo Mercuriale (1530-1606) pour aborder ces problèmes, à la lumière de De arte gymnastica, desLectiones et du De generatione.
Dans la lignée de Galien, Mercuriale place la sexualité dans les choses non naturelles [cf. art. de Malika Galli] : il s’agit d’une “évacuation des résidus” (excrementorum evacuationes). L’activité sexuelle est dangereuse pour l’homme, car il perd du sperme à cette occasion. Or, le sperme serait le produit soit “de toute l’humeur qui se trouve dans le corps”, soit du cerveau, de la moelle et des yeux (Hippocrate) – Mercuriale prend un moyen terme, en disant qu’il vient de toute l’humeur et particulièrement du cerveau et des yeux. En tout cas, son évacuation excessive entraîne un assèchement de l’humidité naturelle du cerveau et des yeux. Malgré tout, la continence n’est pas bonne non plus : il faut être modéré en toute chose, labores, cibi, potiones, somni, venus, omnia moderata. “Mais il ne suffit pas d’être modéré, il faut encore observer un certain nombre de règles” : on n’a pas des relations sexuelles n’importe quand. Mercuriale, suivant en cela Aristote, déconseille de commencer toute activité sexuelle avant 16 ans et d’en entretenir après 70 ans, tandis que Cagnati la restreint fortement (elle doit avoir lieu surtout entre 21 et 35 ans, avec interruption totale à 63 ans). Elle est préférable au printemps et en hiver, à des moments précis de la journée : pour Mercuriale, suivant Paul d’Egine, le soir après le dîner et avant le sommeil.
Le coït a tergo, condamné par le Pénitentiel de Burchard de Worms, est cependant recommandé par Mercuriale, à la suite de Lucrèce et de Paul d’Egine, parce qu’elle est réputée favoriser la conception. Il rappelle de toute façon que le coït n’a qu’un seul but : la procréation.
Bien qu’il soit surtout question de la morale et des moeurs, Mercuriale parle un peu du désir et du plaisir. Les Lectiones abordent les aphrodisiaques et, inversement, les façons de supprimer le désir, utiles pour les athlètes, par exemple, qui cherchaient à rester chastes. Par ailleurs, l’émission de semence ne peut avoir lieu sans le plaisir, qui est produit quand il y a “une chaleur extrême et une abondance d’esprits”. Quant au plaisir féminin, il fait l’objet d’analyses également, car, selon Mercuriale, les femmes qui n’ont pas de plaisir ne conçoivent pas. En tout cas, le plaisir doit être placé sous contrôle médical.
Cependant, les médecins ne se contentent pas d’un point de vue hygiénique : ils adoptent des jugements moraux. Mercuriale est tributaire de l’héritage antique, qui avait son propre système de valeurs, mais il vit à l’époque de la Contre-Réforme. Or, l’Église considère certaines conduites comme déviantes alors qu’elles étaient admises dans l’Antiquité. De plus, la persistance d’une même thématique, comme celle de l’austérité par exemple, ne signifie absolument pas qu’elle occupe la même valeur ou la même place dans l’Antiquité et à la Renaissance : il faut se garder de penser que les morales païenne et chrétienne coïncident. Mercuriale d’ailleurs ne se contente pas toujours de citer des sources antiques qui parlent de l’homosexualité, il ajoute son jugement et la condamne en disant que c’est un “amour criminel”. Pourtant, parallèlement, Mercuriale conseille parfois des choses condamnées par l’Église, comme la position a tergo. Pour J.-M. Agasse, “le fait nouveau, qui caractérise Mercuriale, c’est cette tension entre l’héritage antique et les injonctions “morales” de l’Église post-tridentine” (p. 95). Le XVIe siècle est à cet égard une époque importante pour le langage des traités de médecine : ils ont perdu la crudité qui caractérisait ceux de la période médiévale, sans non plus s’intéresser à la question du désir individuel, ainsi que l’a souligné Michel Foucaut (Histoire de la sexualité). Seul Johannes Lange (Epistolarum medicinalium volumen tripartitum, 1554) dans le corpus étudié par J.-M. Agasse, fait état des dégâts physiques de la passion amoureuse : il n’est pas italien et a écrit au milieu du siècle.
Compte rendu fait par Anne Debrosse.