«Le “Journal de voyage” au fil du BSAM : “rhapsodie” et “marqueterie” »

Élisabeth Schneikert (Strasbourg)

« (…) je tombai en un pensement si pénible de M. de La Boétie,
et y fus si longtemps sans me raviser, que cela me fit grand mal.
Le lit de cette eau est tout rouge et rouillé (…) »
(Journal de voyage)

  

Après nous avoir amené dans le labyrinthe de l’écriture montaignienne (Montaigne dans le labyrinthe. De l’imaginaire du Journal de voyage à l’écriture des Essais, Champion 2006), Élisabeth Schneikert nous livre aux rhapsodies et aux marqueteries montaigniennes du Journal de voyage – livre encore plus hybride et chimérique que les Essais, en tenant le fil de la compréhension de sa nature monstrueuse.

C’est en 1937 que le Journal commence à trouver sa place dans les pages du Bulletin avec l’article de Camille Aymonier, « Un ami de Montaigne, le jésuite Maldonat » et à passer lentement du texte à l’œuvre, avant de s’incorporer dans le corpus montaignien fait d’un seul livre. Le statut ambigu de sa littérarité a semé le trouble, car sa réception a été liée à une métaphysique. Et dans un sens inverse, sa « vérité » a nui à sa « littérarité ». Pierre Michel, un des éditeurs du Journal (1974), n’omet pas d’affirmer que « la vérité l’emporte sur la transfiguration littéraire », mais qu’il aide à « aimer et comprendre Montaigne ». Au miroir des 29 articles du Bulletin (qui nous fait songer à 29 sonnets et leur chemin égaré), Montaigne s’est approprié son Journal, d’abord perdu et oublié, ensuit mal lu et mal jugé.

C’est en 1937 que le Journal commence à trouver sa place dans les pages du Bulletin avec l’article de Camille Aymonier, « Un ami de Montaigne, le jésuite Maldonat » et à passer lentement du texte à l’œuvre, avant de s’incorporer dans le corpus montaignien fait d’un seul livre. Le statut ambigu de sa littérarité a semé le trouble, car sa réception a été liée à une métaphysique. Et dans un sens inverse, sa « vérité » a nui à sa « littérarité ». Pierre Michel, un des éditeurs du Journal (1974), n’omet pas d’affirmer que « la vérité l’emporte sur la transfiguration littéraire », mais qu’il aide à « aimer et comprendre Montaigne ». Au miroir des 29 articles du Bulletin (qui nous fait songer à 29 sonnets et leur chemin égaré), Montaigne s’est approprié son Journal, d’abord perdu et oublié, ensuit mal lu et mal jugé.

Première édition du "Journal du voyage", 1774 (source: BVH)

Première édition du "Journal du voyage", 1774 (source: BVH)

Le voyage que Montaigne a effectué de 1580 à 1581 à travers la Suisse, l’Allemagne et l’Italie pour soigner sa gravelle, pour offrir les Essais au pape et pour déposer l’ex-voto à Notre-Dame-de-Lorette, a engendré cette œuvre écrite à deux mains. Montaigne voulait « essayer de parler cette langue étrangère », en écrivant une partie de Journal en langue italienne et en passant d’un genre à l’autre, des Essais au Journal et du Journal aux EssaisÉlisabeth Schneikert pose une question pertinente : « Montaigne philosophe humaniste, Montaigne malade : où est Montaigne écrivain ? ». La lecture du Journal a souvent suscité des propos ad hominem concernant l’essayiste-voyageur, le curiste-connaisseur d’art, des articles révoltés par les descriptions des fonctions corporelles ou de l’absence de l’admiration devant les chefs d’œuvre de l’art de la Renaissance italienne. Certains aspects du Journal n’ont cessé d’attiser l’intérêt (maladif) de la critique. Parmi les critiques très négatives, Jacques Chastenet (1959) s’indigne devant les « notes à l’état brut », (il n’est pas étonnant que ce critique intitule son article « Montaigne touriste », 1959).

À partir de 1939, l’Italie et Rome sont au centre de l’intérêt des articles (« Le voyage de Montaigne en Italie » par Pierre Moreau) et cette mode se perpétuera jusqu’en 1953 quand Pierre Michel publie « Montaigne au Brenner ». Nous lui devons la belle comparaison du Journal de voyage à l’arrière-boutique des Essais (1960), ainsi que l’analyse des liens avec « De la vanité », « De l’expérience » et « Que philosopher c’est apprendre à mourir ». Identifier les personnages que Montaigne a rencontrés ou mentionnés, corriger les dates et toponymes, a donné du travail aux lecteurs du Journal en les détournant des approches qui privilégiaient l’étude des Essais à la lumière du Journal ou vice versa. Sa matérialité a pesé lourd sur le texte et a gardé les critiques hors du texte, dans le flux et reflux vers l’horizon littéraire. Montaigne est vu exclusivement comme un touriste, un Français en Italie. Consacrés largement aux séjours dans les villes italiennes, les articles ignorent l’enthousiasme que Montaigne éprouve hors de ce pays, pour les poêles, les vaisselles et les lits allemands. Comparer Montaigne aux autres écrivain-voyageurs a nouri des articles qui se mettent à souligner les manques du Journal par rapport aux écrits de Châteaubriand ou de Stendhal. L’ensemble du numéro de l’an 2002 est consacré aux journaux de voyage de Goethe et Montaigne.

L’année 2000 a été faste pour le Journal : les articles d’Olivier Pot (« Le Journal de voyage en Suisse ou un essayiste aux bains », 2000), de Florence Balique (« Montaigne voyageur en sa bibliothèque », 2006), d’Élisabeth Schneikert (« Les œuvres d’art dans le Journal de voyage de Montaigne », 2006) et d’Olivier Millet (« Le tombeau de Montaigne : le point de vue des Essais et du Journal de voyage », 2008), influencés par des approches postmodernistes, lisent et pensent ce genre et son écriture dans des perspectives nouvelles, pour tenter de les déchiffrer et de saisir leur complexité.

Malgré cela, la formulation figée : « Journal n’a pas été destiné à la publication » voit encore dans cet ouvrage une entreprise mineure, des brouillons qui ont passivement nourri les Essais. Or Élisabeth Schneikert estime que cette œuvre est représentative de la littérature de la Renaissance et nous permet d’accéder à une manière de penser et à une matière à penser – car « les singularités du Journal n’ont rien d’innocent ».

Le « moi » du Journal n’est pas moins littéraire que le « moi » des Essais et le portrait de l’essayiste en voyage (la main du secrétaire) se superpose à l’autoportrait des Essais. Ce « moi » montaignien s’empare du symbolique propre à l’écriture du Journal et de son imaginaire viatique.

Élisabeth Schneikert a su entrer dans l’épaisseur du sens que le Journal tisse. Sa loyauté à ce genre et à la tâche du « lecteur suffisant », lui permet de s’aventurer dans le labyrinthe de l’écriture qui s’invente, s’observe et se renouvelle sans cesse.

 

Noté et commenté par Ivana Velimirac, en juin 2012