« Le triste outillage de la Société des Amis de Montaigne… – la question de la technique en 1912 »

Ken Keffer (Centre College, Kentucky, USA)

Communication donnée au Colloque du centenaire de la S.I.A.M., le 6 juin 2012 à Toulouse.

« Si nous ne jouyssons que ce que nous touchons,
adieu nos escuz quant ils sont en nos coffres » (III, 9, 976)

Cette intervention de l’auteur de Montaigne forever (Champion, 2005) nous amène au-delà de l’histoire matérielle du livre, en nous plongeant dans l’histoire et la sémantique des choses aux alentours du livre. Le rapport implicite entre l’outil et celui qui l’utilise chez Montaigne ( « Icy, nous allons conformément et tout d’un trein, mon livre et moy (…) qui touche l’un touche l’autre », III, 2, 806) a été rendu explicite à la lumière de la lecture philosophique heideggérienne : l’outil situe son utilisateur au cœur du monde (au cœur de Montaigne ? Son cœur déplacé, toujours déjà en mouvement. Ce cœur se trouve ailleurs). Pour Ken Keffer, Montaigne vivait dans un monde plutôt heideggérien. La réflexion qui suit attribue au calorifère, au fil électrique et au duplicateur l’étiquette d’outil, pendant que la salle de la Bibliothèque devient l’outil d’habitation.

La Bibliothèque Municipale de Bordeaux a acquis un calorifère afin de faciliter le travail sur/autour de l’Exemplaire de Bordeaux. Entre le calorifère et le duplicateur appelé Ronéo (ronéotypie ou ronéotypeuse, nom déposé d’une entreprise), celui qui se penche vers le manuscrit est marqué par leur existence (tel Montaigne, entre son coffre et ses poutres). À portée de main, ces outils s’épuisent, se disséminent, disparaissant dans leur utilisation. Heidegger,  dont Ken Keffer convoque pour penser Montaigne à la lumière de la question de la technique, affirme: « Le mode d’être de l’outil, où il se révèle à partir de lui-même, nous l’appelons l’être-à-porter-de-main » (traduction d’E. Martineau[1]). Le calorifère devient une sorte de « baromètre littéraire » pour mesurer les conditions du travail sur le manuscrit entre 1906 et 1911, l’outil pour éditer Montaigne. Mais à l’époque, prendre les outils en compte n’est pas évident. Ils sont parfois rendus visibles, par exemple, quand Strowski compare l’Édition Typographique à un outil cassé, à une voiture en panne à cause des copies endommagées. Ou quand le calorifère ne chauffe pas correctement la salle dans laquelle la copie est exécutée par Ernest-Daniel Grand (qui a insisté pour photographier l’Exemplaire en 1906). Heidegger remarque qu’un outil peut faire défaut, faire obstacle, et ainsi rendre visible la saturation de l’objet premier et primaire de la préoccupation. Il s’agit de la saturation (Aufsässigkeit) des éditions qui prennent du retard en 1914, à cause de l’éditeur (Strowski) ou bien de l’imprimeur (Pech ou Elies) ou du photographe de Hachette. Le calorifère asthmatique renvoie aux efforts insuffisants de Grand en 1906 pour copier et photographier, vécues d’une façon troublante par les occupants de la Bibliothèque entre 1911 et 1914. L’installation de fil électrique pour photographier l’Exemplaire de Bordeaux en 1911-1912 marque l’irruption de la technologie de pointe dans la Bibliothèque de Bordeaux. La bonne marche du calorifère est assurée en 1913, l’année de la publication du premier Bulletin de la Société des Amis de Montaigne.

Tous les deux, le fil électrique et le calorifère renvoient au duplicateur Ronéo non seulement parce qu’ils appartiennent au même espace de la Bibliothèque, mais parce qu’ils prennent leur place dans le monde de la recherche et de la copie incessante, et au dans le monde des Essais. Il constitue le monde de l’Exemplaire du Bordeaux, donc le monde des Essais retrouvés. Et nous dirons, le monde de leur écriture propre, au-delà des Essais eux même, des tâtonnements vers l’écriture essayistique, machine à écrire hors genre. En ce sens, le duplicateur a pour prédécesseur toute la famille des copistes, à partir de Léon Manchon, souligne Ken Keffer. Si nous prolongeons cette réflexion vers les conditions hors des objets, c’est le froid qui conserve et le manuscrit dans une bibliothèque est là pour être conservé, ainsi que voué/destiné à l’usure par les dents du temps (l’usage et l’usure se reflètent mutuellement). Nous ajouterons également que la question de chauffage (poêle allemand) alimente les pages du Journal de voyage de l’essayiste qu’il est très conscient de l’interconnexion des outils et de l’environnement (machines hydrauliques). Le livre-objet devient livre-outil. Le texte s’élargit au-delà de son support et de tous ce que soutient son existence et qui le rend visible, touchable, éclairé, réchauffé. La question du calorifère éclaire (et réchauffe) la question complexe de l’édition des Essais. Le duplicateur qui arrive tardivement à la Bibliothèque municipale de Bordeaux permet l’accélération des « multiplications », rééditions initiées par Montaigne lui-même comme la manière de travailler son texte.

Ronéo (source : Wikipedia)

Ronéo (source : Wikipedia)

Pourquoi le triste outillage ? Les conditions des choses, des alentours matériels qui sont dotés du pouvoir affligeant, attristent par leur lenteur et inefficacité (nous pourrions les appeler « outilosaures »), jusqu’à devenir inutilisables. Ainsi l’outillage est voué à être contemplé et documenté. Par coutume, il est souvent effacé et oublié, marginalisé. Attristé, cela aussi. C’est grâce aux perturbations que l’outil se présente à nos yeux, par sa possibilité d’être même fatal et mortifer : Ken Keffer va désigner le conservateur de la Bibliothèque municipale, Raymond Céleste, comme sa victime présumée, victime de la création de la Société des Amis de Montaigne. La lecture kefferienne a aboli la distance entre les corps chauffants au sein de l’écriture montaignienne. Forever.

 

Noté et commenté par Ivana Velimirac, en juin 2012

 

[1] Édition numérique hors-commerce de l’Être et temps (1927), p.74.

http://t.m.p.free.fr/textes/Heidegger_etre_et_temps.pdf