Les jésuites et le bouddhisme en Chine à l’époque moderne (XVIe-XVIIe siècles)
CR de l’article de Ronnie Po-Chia Hsia, , p. 193-206.
L’article de Ronnie Po-Chia Hsia a pour objectif d’étudier l’arrivée des missionnaires jésuites en Chine et leurs rapports avec les bonzes (les religieux bouddhistes). La première partie de son article présente ainsi une chronologie de la rencontre entre les jésuites et le bouddhisme, des premiers contacts jusqu’à la querelle des Rites au XVIIIe siècle. La deuxième partie analyse la rencontre proprement dite selon deux axes d’étude. Le premier se concentre sur les connaissances que les jésuites ont du bouddhisme et l’usage qu’ils font de ce savoir. Le second axe replace ce savoir jésuite sur le bouddhisme dans le cadre de l’histoire du bouddhisme et du confucianisme dans la Chine de l’époque des Ming et des Qing.
Ronnie Po-Chia Hsia commence par rappeler que, au XVIIIe siècle, le bouddhisme n’offre guère d’intérêt pour les Pères européens. Dans sa correspondance, le jésuite français Antoine Gaubil accorde plus d’importance à la communauté juive de Kaifeng. Comment expliquer ce désintérêt alors que, dans les débuts de la mission au XVIe siècle, les jésuites s’étaient intéressés au bouddhisme ?
Les premiers jésuites, Michele Ruggieri et Matteo Ricci, arrivent en Chine habillés en moines bouddhistes, ou du moins ce qu’ils imaginent être des religieux chinois, ayant la tête rasée, le visage glabre et portant une tunique bleu-gris. En raison de leur apparence et du fait qu’ils se prétendent originaires de l’Occident et de Goa, les Chinois les assimilent à des moines bouddhistes étrangers. Mais très vite les jésuites se rendent compte du malentendu. Ruggieri et Ricci font alors de leur mieux pour dissiper ce malentendu et mettre en lumière les différences et les spécificités de doctrine et de rites du christianisme, notamment lors d’entretiens avec des bonzes. Cette rencontre initiale avec le bouddhisme débouche sur la rédaction du premier ouvrage en chinois élaboré par les jésuites, leVéritable du saint enseignement du Seigneur, achevé en 1584. Sous la forme d’un dialogue entre un érudit confucianiste et un missionnaire, Ruggieri affirme que les sutras bouddhistes sont faux et ridicules.
Lorsque Ricci prend la tête de la mission à la place de Ruggieri, renvoyé en Europe, il devient urgent de différencier bouddhisme et christianisme. C’est lors de son séjour à Shaozhou que germe l’idée qu’un changement d’identité s’impose afin de promouvoir la foi chrétienne. Durant l’hiver 1593-1594, Ricci obtient la permission de Valignano, visiteur des Indes orientales chargé de superviser les missions en Asie, de porter une barbe et d’avoir les cheveux courts. Le missionnaire opte également pour l’habit des lettrés, délaissant la robe des bonzes, sur les conseils d’un des premiers convertis importants, le lettré Qu Rukui. C’est probablement grâce à lui que Ricci réussit à acquérir une certaine connaissance du bouddhisme pour mieux le réfuter.
Les années 1595/1610 sont le moment le plus crucial de la confrontation avec les bouddhistes d’après l’auteur. C’est également à cette époque que Ricci intensifie ses relations avec les élites confucianistes, ce qui ouvre la voie à une rencontre intensifiée avec le bouddhisme. En effet, au cours des dernières décennies de la dynastie Ming, des élites confucianistes locales jouent un rôle prédominant dans le nouvel essor de la vie monastique bouddhiste. Les élites participent à la reconstruction de monastères, commanditent la publication de sutras et organisent des sociétés pieuses, dans une tentative pour concilier le bouddhisme et le confucianisme. Le centre de ce mouvement est situé dans la ville de Hangzhou. Au moment où Ricci a accès à ces élites privilégiées, en 1597, son contact avec le bouddhisme se fait plus intense. Des dévots laïcs bouddhistes sont ses admirateurs et ils se convertissent au christianisme, à l’image de Yang Tingyun. Ricci s’engage alors dans de nombreux dialogues avec ses néophytes confucianistes au sujet des différences entre christianisme et bouddhisme. Au début de l’année 1594, Ricci rencontre le moine bouddhiste Xuelang Hongen et il entame un débat avec lui, ce qui le rend célèbre au sein des milieux intellectuels. Même s’il dénonce le bouddhisme, Ricci reconnaît les qualités du moine, présenté comme un grand poète et un érudit.
Progressivement, l’attitude de Ricci à l’égard du bouddhisme se fait plus rigoureuse. Son ouvrage Le vrai sens du Maître du Ciel paraît en 1603, quatre ou cinq ans avant qu’il ne s’établisse à Pékin. Plus qu’un simple catéchisme, l’ouvrage présente une explication philosophique du christianisme, en ayant recours à une terminologie et à des vues confucianistes. L’ouvrage est également une attaque à l’encontre des pratiques et des doctrines bouddhiques comme la réincarnation, notamment dans le chapitre 5. Mais Ronnie Po-Chia Hsia remarque que les connaissances de Ricci sur le bouddhisme demeurent superficielles : on ne trouve dans son ouvrage aucune citation de sutras, tandis que les croyances bouddhistes sont sommairement décrites. Deux éléments méritent d’être soulignés selon l’auteur : le poids de l’aristotélisme, qui sert de fondement intellectuel au jésuite, et le recours à l’éthique sociale confucianiste pour lutter contre le bouddhisme. Cette nouvelle alliance avec le confucianisme acquiert une teneur intellectuelle du fait que Ricci et ses associés chrétiens chinois développent un confucianisme christianisé qui leur fait office de base intellectuelle en vue des conversions. La stratégie suivie par Ricci est la suivante ; il faut épurer le confucianisme de la corruption bouddhiste et harmoniser christianisme et confucianisme. Pour les bouddhistes, c’est une déclaration de guerre qui donne lieu à la publication d’ouvrages après la mort de Ricci. La polémique culmine entre 1610 et 1640.
La conquête mandchoue refroidit les ardeurs. Après 1644, il n’y a plus de tracts anti-chrétiens rédigés par des bouddhistes, tandis que seuls quelques rares tracts antibouddhistes sont rédigés par des convertis. Pour les missionnaires européens, les connaissances en termes de bouddhisme se sont stabilisées à un niveau purement fonctionnel d’après Ronnie Po-Chia Hsia : la mission en sait assez sur le bouddhisme pour mener à bien le catéchisme et l’évangélisation, tout en évitant une confrontation dans des débats polémiques. Les jésuites continuent de produire des brèves descriptions du bouddhisme, mais pour un public européen.
Par contre, la synthèse confucianiste chrétienne demeure la stratégie de conversion intellectuelle la plus active au XVIIe siècle, malgré les controverses au sujet de l’emploi de la terminologie religieuse chinoise ou de l’adaptation de certains rites chinois comme la vénération des ancêtres et de Confucius. Les missionnaires sont acceptés en tant qu’érudits occidentaux et deviennent des courtisans au sein de la nouvelle dynastie en tant qu’astronomes, mathématiciens, ou peintres.
Cependant, cette stratégie n’est pas suivie par les ordres mendiants : les textes des ordres mendiants se focalisent sur la réfutation des doctrines bouddhistes, notamment la réincarnation et le végétarisme, comme dans leTianju ren (1642) du dominicain Juan García ou le Chu hui wenda (1680) du franciscain Agustin de Piñuela. Les ordres mendiants se tiennent à distance des lettrés confucianistes : ils se considèrent comme des religieux occidentaux et non comme des lettrés occidentaux.
Finalement, Ronnie Po-Chia Hsia conclut sur le fait que l’empereur Kangxi se prononce contre le christianisme après la lecture de la bulle papale Ex illa die de Clément XI (1720) dans laquelle le pape interdit le recours aux rites chinois pour les convertis. Kangxi est exaspéré par les querelles entre les missionnaires et il désapprouve les jugements outrageux des missionnaires sur les rites chinois. Il estime que les Occidentaux sont trop ignorants de la langue et de la culture chinoise et que leurs arguments sont risibles. Il interdit alors aux Occidentaux de propager leurs enseignements en Chine.
Compte-rendu par Hélène Vu Thanh, février 2014