“Les littératures arabes : quelle place dans la littérature comparée ? Enjeux méthodologiques”

Carole Boidin (université Paris-Ouest Nanterre La Défense), Eve de Dampierre (université Bordeaux 3) et Emilie Picherot (université Lille 3)

Session à trois voix donnée au sein de l’atelier ” “Orient/Occident II. Orientalisme et comparatisme”, organisé par le CELEC (EA 3609, université Jean Monnet Saint-Etienne) et ALITHILA (EA 1061, université Charles-De Gaulle- Lille 3), partenaires du Congrès de l’AILC 2013.

Les exemples sur lesquels s’appuient les oratrices sont donnés tout en bas de ce compte rendu, en format image.

Propos introductifs

Émilie Picherot commence par présenter cette séance : elle sera comme une conversation à trois autour de certaines questions, certaines difficultés méthodologiques que l’on rencontre quand on travaille sur un corpus arabe. Les corpus arabes interrogent l’universel, qui apparaît finalement non hégémonique: les catégories critiques occidentales posent des problèmes, méthodologiquement. Par exemple, qu’est-ce que la littérature ? Et qu’est-ce que la littérature arabe ? Il faut s’assurer qu’on parle bien d’un même objet.

La séance s’intéresse aux zones de friction qui permettent de redéfinir les catégories. L’hégémonie critique des critères mis en place par la littérature européenne doit être remise en question car ces critères ne fonctionnent pas jusqu’au bout.

Il y a deux approches critiques des textes. D’abord, le problème de l’adéquation problématique entre culture et impérialisme a été résolu par une hiérarchisation : les catégories occidentales ont été estimées supérieures aux autres. Par conséquent et ensuite, la littérature arabe a été considérée comme périphérique, sauf les Mille et Une Nuits, objet littéraire traditionnel et abordable, surtout qu’il a été introduit dans les catégories occidentales (le conte). Dès lors, il faut plutôt parler de co-existence plutôt que de hiérarchisation, de décentrement plus que d’écrasement entre les pratiques.

On peut faire un parallèle avec les corpus anciens, pour lesquels il est question d’écrasement des catégories critiques. Mais ici, il s’agit de la production en langue arabe.

Quelle méthode du comparatisme appliquer ? La littérature n’est pas un modèle universel, car le contexte de production du littéraire importe. Cela entraîne une remise en cause des catégories : on cherche comment introduire dans des catégories critiques une littérature qui ne se reconnaît pas dans ces catégories. Là est toute la problématique de cette session.

Carole Boidin prend la parole. Elle demande comment il faut aborder la littérature arabe. Déjà, peut-on parler d’une littérature arabe ? C’est le titre d’un manuel par exemple (livre d’André Miquel paru aux PUF). Mais n’est-ce pas faire preuve d’essentialisme ? La politique de traduction ainsi que les choix des maisons d’édition ont joué (Carole Boidin l’a montré dans l’Histoire des Traductions en langue française, entreprise récente dont le premier tome vient de paraître). Y a-t-il le fantasme d’une pratique immuable pour la langue arabe ? Le terme même de littérature va-t-il ? Dans un premier temps il s’agit de définir la littérature en arabe, ses significations, puis, dans un deuxième temps, il faut voir quelles questions en découlent.

I. La littérature est une idée européenne. elle est transcrite en arabe par le mot adab. Auparavant, ce mot désignait toute une série de phénomènes. Tout d’abord, adab correspond aux bonnes manières héritées du passé. Si on veut faire une comparaison – bien qu’on puisse se demander quelle est la validité d’une telle comparaison – on pourrait rapprocher cette idée de celle de l’honnête homme. Ensuite, adab c’est tout ce qu’un lettré urbain abasside (IXe s.) doit savoir. Enfin, à partir de cette définition, c’est un aide-mémoire pour pouvoir produire une littérature, des écrits (anecdotes…) à partir de ces connaissances.

Il ne s’agit donc pas simplement d’un contenu mais de toute une série de pratiques. Cela concerne aussi des formes d’énonciation : ce sont des textes destinés à la transmission et à la performance (par exemple dans une relation de maître à élève au Moyen Âge). Il est utile de faire référence, pour bien comprendre le phénomène, à la notion d’auralité. La littérature arabe a un caractère cumulatif.

II. L’écrit n’est pas autonome : il s’agit d’une littérature de la mouvance, un peu comme la littérature européenne du Moyen Âge. La littérature arabe est par essence cumulative, joue sur la variation. Elle pose donc un défi à la philologie, d’autant plus avec la dimension de performance qui est liée à ces textes à l’origine. Les auteurs tendent à s’effacer derrière cette tradition mouvante. Mais [exemple 1] Charles Pellat, qui pose la question de la littérature, essaie de valoriser les aspects originaux, l’originalité du texte. Selon lui, la littérature arabe semble se caractériser par un manque d’imagination et d’originalité. Cette conception de la littérature, évolutionniste (on va des balbutiements jusqu’à la décadence en passant par l’apogée), empêche de voir les particularités de la littérature arabe. On la considère comme décousue, ennuyeuse, comme une simple compilation. Mais en fait cette littérature a une logique, sauf qu’elle ne procède pas des mêmes éléments que du romanesque – le picaresque – cité par Charles Pellat. L’adab subsume une multiplicité de formes et de pratiques. Carole Boidin propose d’aborder ce problème à travers Les Mille et Une Nuits, c’est-à-dire par la bande, par la marge de l’adab – car Les Mille et Une Nuits sont un texte qui nous est très familier.

Ève de Dampierre achève ces propos introductifs. En-dehors de ces problèmes, l’adab lui-même ne subsume pas tout. Chacune des trois conférencières est en marge de l’adabÉmilie Picherot parce qu’elle s’intéresse à la littérature de l’Espagne du XVe siècle, c’est-à-dire à une littérature produite ailleurs que dans les centres arabes les plus importants, littérature bilingue qui plus est, donc méprisée. Carole Boidin en raison de ce qui apparaît dans l’exemple 2. Ève de Dampierre parce que les romans et récits arabes du XXe siècle prennent de la distance avec les écrits traditionnels dont l’adab est l’essence.

Ce qui revient surtout, c’est la notion de fiction. Comment dire : “j’étudie la fiction arabe”, alors même que ce terme n’est pas utilisé en arabe ? Il s’agit de faire un tour d’horizon de certaines catégories. Par exemple, quelle est la pertinence de la notion de naturalisme dans la littérature arabe de la fin du XIXe siècle ? Peut-on parler de la naissance du roman arabe, “roman arabe” au sens de “fiction romanesque” ? Ève de Dampierre propose une bibliographie pour illustrer ces questions et les idées préconçues qui courent. Elle en présente deux :

– on pense qu’il y a une évolution vers le roman à l’occidentale, à partir des formes traditionnelles de l’écrit (adabmaqama…), considérés comme des ancêtres du roman.

– on pense qu’il y a eu une importation du roman occidental, particulièrement en Égypte à l’époque dite de la Larda (transition vers la modernité) ; qu’il y a eu un renversement des formes littéraires avec l’apparition de traductions de romans occidentaux. On prend en général comme date de naissance du roman arabe 1914, date de parution du premier roman arabe réaliste, Zeinab, qui reflète les luttes politiques et sociales. On met en avant qu’il y a eu une grande vague de traduction à ce moment-là. Mais que traduit-on en réalité ? Paul le Bourget, Anatole France, Arsène Lupin…, pas du tout Zola et les autres auteurs de romans réalistes.

Ève de Dampierre ne dit pas que la terminologie est à diaboliser mais qu’elle est un exemple de vertige terminologique. La narration est conçue entre deux pôles, l’imaginaire et le réalisme. Sabry Hafez [exemple 3], dans son travail sur la narration arabe, part d’une distinction entre al-khayali (le fantastique) et al-haqiqi (réalisme). Au départ, tout semble clair, puis tout se perd dans les méandres d’une multitude de notions : riwaya, fiction… Il y a un paradigme réaliste et un refus de la fiction.

 

Études de cas

Les Mille et Une Nuits : photo de deux pages d'un manuscrit syrien du xive siècle. Bibliothèque nationale de France. (source: wikipédia)

Les Mille et Une Nuits : photo de deux pages d'un manuscrit syrien du xive siècle. Bibliothèque nationale de France. (source: wikipédia)

Émilie Picherot commence les études de cas par son objet de recherche, peu connu, qui est particulièrement intéressant pour envisager la notion de fiction, puisqu’il constitue une zone de frottement entre plusieurs aires linguistiques : il s’agit du romancero fronterizo, qui mêle pratiques romanes et arabo-musulmanes. Elle y constate un refus de la fiction, la fiction y est impossible. Émilie Picherot se penche tout particulièrement sur l’exemple suivant : [exemple 4]. Le texte est, dans l’original, en caractères arabes ; Émilie Picherot l’a translitéré pour que nous puissions le lire. Il s’agit d’une allographie : on écrit une langue mais dans un alphabet qui n’est pas prévu pour elle (c’est-à-dire que c’est de l’espagnol écrit en caractères arabes). Cet exemple est issu des populations morisques, converties de forces mais qui conservent l’alphabet arabe dans leurs pratiques. Ce texte est un objet comparatiste en lui-même ! C’est, de plus, un roman grec traduit en espagnol. La plupart des traductions arabo-musulmanes sont des adab (commentaires). La figure d’Alexandre est citée sous la forme Dhu l-Qarnayn, qui est présente dans le Coran, ce qui crée un choc entre les deux cultures. Émilie Picherot souligne une autre particularité de l’ouvrage : dans le premier folio, le Prophète lui-même est mis en scène. Voici comment cela se passe : des chercheurs juifs, avec des livres sous le bras, vont voir le Prophète et lui disent qu’ils ont vu le personnage de Dhu l-Qarnayn dans leurs livres, qu’ils ne savent pas trop qui c’est : ils lui demandent de les éclairer. Le Prophète se met à raconter qui est Dhu l-Qarnayn. Le Prophète serait donc, dans cet ouvrage, un personnage de roman ! Mais cela est impossible. En fait, la mise en scène du Prophète est due à une caractéristique de l’adab, la chaîne des garants. Le texte présente de nombreux arabismes, il n’est pas écrit dans l’espagnol de Cervantes. Mais il y a aussi beaucoup d’erreurs dans les arabismes : la population est déjà largement dés-arabisée. En tout cas, ce texte bannit la fiction et promeut la vérité – et l’une des preuves de sa vérité, c’est sa citation dans le Coran. Ce texte est un hapax, il se trouve à la marge, il mélange les choses.

Émilie Picherot étudie ensuite un autre exemple [exemple 5]. Les Morisques constituent en fait un exemple de fusion impossible. Luna était traducteur officiel de l’arabe pour le roi, mais il essaie de le manipuler au profit de sa communauté. Il rédige un texte qu’il présente comme étant un document : c’est un soldat du VIIIe s. qui aurait écrit ce texte ; Luna affirme qu’il ne fait pas de la fiction donc. Le soldat va raconter sa vérité sur l’entrée des arabes en Espagne au VIIIe s. (vers 711)… mais tout cela est faux ! Le prologue est soi-disant rédigé par un soldat du VIIIe s., ce qui n’est pas possible de toute façon. Alors que Luna lui-même est l’incarnation de la fusion, ce texte est une sorte de théorie de l’incompatibilité entre les deux langues, ainsi que le montre notamment la présentation du pseudo-manuscrit (« je n’ai jamais encore entrepris un tel travail, considérant que la traduction de cette langue en notre castillan était une tâche terriblement ardue, les deux langues étant si repoussantes l’une pour l’autre »). Le prologue, bien qu’impossible au VIIIe s., est nécessaire pour instaurer la chaîne des garants : la fiction n’existe pas, n’est pas censée exister. La supercherie a fonctionné pendant longtemps, jusqu’au XVIIIe s., quand un chercheur français constate que c’est bel et bien un roman.

Émilie Picherot précise que l’objet de sa communication n’est pas d’apporter une solution mais de poser des questions. Il s’agit d’étudier la fiction, de poser la question de la coexistence, qui semble impossible, alors que, de fait, il y a un rapprochement.

Carole Boidin enchaîne en développant le cas des Mille et Une NuitsLes Mille et Une Nuits sont considérées comme un grand monument, elles ont paru chez la Pléiade. Du point de vue des lettrés musulmans (les adib, ceux qui font des adab), Les Mille et Une Nuits sont quelque chose de très marginal. En 2004, il y a eu beaucoup de projets pour fêter l’anniversaire de la traduction en français (la première, d’Antoine Galland, qui commence en 1704) : la bibliographie a donc été très augmentée. Les Mille et Une Nuits font partie des souvenirs d’enfance, avec d’autres contes, si bien qu’elles paraissent être le paradigme du monde arabe. Or, dans un catalogue ancien [exemple 2], un chapitre présente ce qui ne rentre pas dans la catégorie de l’adab, c’est-à-dire les sornettes et les textes sans auteur. Selon l’auteur du catalogue, Ibn an-Nadîm, Les Mille et Une Nuits viennent d’Inde ou de Perse, mais il n’en est pas certain. La langue en est moyenne (ça n’est pas de l’arabe classique), les niveaux de langues mélangés (il y a de la poésie, des passages scatologiques…) : tout cela provoque la méfiance d’Ibn an-Nadîm. Les Mille et Une Nuits sont de l’ordre du merveilleux pour nous, c’est un texte vivant, dynamique. Mais pour Ibn an-Nadîm, c’est au contraire un « livre indigent, qui raconte froidement ».

Certains manuscrits des Mille et Une Nuits (souvent très fragmentaires, quand le texte était destiné à une performance orale, parfois complets et mis en forme, pour des lettrés) essaient de se définir comme adab quand-même, par le péritexte. Ainsi en va-t-il dans l'[exemple 6] : c’est un remerciement à Dieu, comme cela se fait toujours, mais les nuances du remerciement donnent la tonalité. Ce péritexte est rédigé en prose rimée/rythmée et en langue classique : il ancre ainsi Les Mille et Une Nuitsdans l’adab. Les prodiges sont mentionnés car il y a un genre dans la littérature adab qui correspond : celui des merveilles. Le « Pharaon aux piquets » fait partie des histoires exemplaires, morales : il s’agit de tirer des leçons des Mille et Une Nuits, qui n’apparaissent pas comme une fiction débridée, mais d’une part comme des fictions merveilleuses et prodigieuses (qui montrent la toute-puissance de Dieu) et d’autre part comme des fictions à dimension morale. Il s’agit donc, comme l’indique le deuxième paragraphe du péritexte, d’une lecture utile, profitable, dont le destinataire fait partie de l’élite (« pour les gens dignes »), calqué sur le lettré (l’adib).Les Mille et Une Nuits sont rattachées à l’écrit (ce qui est plus notre point de vue, alors que c’est une compilation d’histoires orales). Ellesseraient en « beau langage », alors qu’il y a plein de dialectalismes ! L’adab peut recouvrir les textes à lire et à écouter (« celui qui les écoute ») : c’est un divertissement quand-même, ce qui n’est pas mal. Dans le dernier paragraphe, au lieu de l’expression « il était une fois », il est question du « transmetteur », ce qui fait référence à une forme d’auctorialité qui vaut dans la littérature adab, où l’originalité n’a aucune valeur : ce qui a de la valeur, c’est la chaîne de garants (qui n’apparaît pas beaucoup ici, mais l’auteur dit qu’il reprend quelque chose). L’extrait du péritexte s’achève sur l’expression « Dieu est plus savant », ce qui veut dire à peu près que Dieu garantit la validité de ce qui est écrit parce qu’il permet de l’écrire. Ainsi, si on lit Les Mille et Une Nuits comme des contes, on les lit à rebours de cette interprétation arabe. Il y a donc de nouvelles façons d’aborder ces littératures.

Pour imposer la légitimité des Mille et Une Nuits, il s’agit donc de les raccorder au maximum à l’adab en affirmant que Les Mille et Une Nuits ne sont pas que de la pure fiction gratuite. Elles permettent de réinterroger à nouveaux frais la question de l’enchâssement narratif. Des garants sont nécessaires, il faut se référer à une tradition antérieure : on ne raconte pas n’importe quoi. Les Mille et Une Nuits pouvaient être lues car il y avait une forme minimale de garantie auctoriale (garantie minimale, par défaut), grâce aux enchâssements, qui permettent en outre aux Mille et Une Nuitsd’exister en tant que livre. Dans les performances orales, il y a beaucoup moins d’enchâssements, car le garant est en scène. Les enchâssements sont nécessaires pour que ce soit un livre.

Ève de Dampierre prend le relais de ce questionnement sur l’impossibilité de la fiction dans les littératures arabes en envisageant un cas bien différent : celui que constitue un texte d’E. Al-Kharrât qui sert de préface àMon Alexandrie (1994) [exemple 7]. Il y a une sorte de contrat de vérité. La préface parle d’un projet littéraire assez marginal par rapport à la mission d’engagement politique qu’on trouve fréquemment dans la littérature égyptienne de nos jours. Le livre est composé de textes poétiques inspirés d’Alexandrie. La préface se présente comme un procès fait à l’anglais Lawrence Durrell et à la fiction. Quatuor de Durrell, qui se passe à Alexandrie, avait eu un gros succès. La préface est structurée par une opposition entre la fiction – qui relève de l’ignoble, parce qu’elle relève de l’Anglais il faut dire – et tout ce qui relève du réel. À la fin du passage, il est question des « vrais poètes d’Alexandrie » : cela traduit un adverbe qui contient bien l’idée de vrai, mais aussi celle de droit – c’est-à-dire qu’ils ont le droit d’écrire.

Durrell meurt en 1990. Pourquoi lui faire ce procès ? Parce qu’il est anglais peut-être, en tout cas et surtout parce qu’il représente la fiction. Quel pendant théorique offrir à la fiction ? Le romancier est un intellectuel, il y a confusion entre les deux. Dès lors, il y a une « hégémonie du discours de vérité » (citation tirée du livre de R. Jacquemond, Entre scribes et écrivains, 2003). Le refus de la fiction fonctionne en réalité comme un critère de définition de la fiction égyptienne. La notion de fiction et de roman est bouleversée.

Conclusions

Émilie Picherot commence les propos conclusifs de cette session en revenant sur la difficulté à envisager ces catégories. Il y a bien un refus de la fiction, mais il y a aussi des pratiques paradoxales de la fiction, notamment dans les commentaires occidentaux sur la littérature arabe. Elle se réfère à un extrait du Don Quichotte [exemple 8]. Cervantes connaît bien l’arabe – il a été détenu en Algérie pendant longtemps. Il attribue à la communauté musulmane le Don Quichotte, ce monument de fiction, ce qui constitue un renversement de la tradition arabe, qui refuse la fiction ! La lecture occidentale paradoxale est donc ancienne. L’Arabe, dans les fictions européennes, c’est le menteur, il fait des fictions – ce qui est antinomique d’avec l’exigence de vérité arabe !

Carole Boidin continue ces propos conclusifs en soulignant que la littérature arabe n’est pas trop étrangère pour qu’on ne puisse rien en faire. Comment procéder de façon comparatiste ? Elle n’offre pas de réponse, mais un exemple. Dans la préface des Arabes et l’Art du récit, [exemple 9] les Arabes sont sans cesse confrontés à deux images d’eux-mêmes : une image interne (ce sont des poètes) et une image externe (ce sont des affabulateurs, conteurs plus que poètes). Ces deux images de soi entrent en collision. Les Occidentaux perçoivent les Arabes comme des maîtres de la fiction, chose qui semble impossible aux Arabes, mais en même temps les Arabes ne refusent pas les images et le merveilleux. Il s’agit de sortir de cette dichotomie réductrice, en observant les choses par les marges. DansLes Arabes et l’Art du récit, l’auteur explore l’art du récit comme une catégorie provisoire : il se saisit des points de rencontre, il confronte deux paradigmes qui n’ont rien à voir. En partant du récit (de la fiction), on part du conte et on voit ce que Les Mille et Une Nuits font au conte, mais tout se dissout. Ce qui est intéressant, ce sont les interstices dans ces images de soi : cela constitue une troisième voie entre l’essentialisme et le relativisme. D’ailleurs, le conte n’est pas si simple que cela dans la littérature française elle-même : il y a un effet de retour (la littérature arabe permet de repenser la littérature française).

Ève de Dampierre achève ces propos conclusifs en parlant du désir de fiction, de l’appel à la fiction, à travers [exemple 10]. Cet extrait définit le refus de la fiction comme un trait typiquement égyptien : al-Aswânî appelle le peuple à réhabiliter la fiction. Il parle de la première projection cinématographique qui ait eu lieu en Égypte : l’anecdote est comique, puis le ton devient sérieux. Al-Aswânî passe ensuite à l’explication de la différence qu’il y a entre article et narration : l’article reflète l’opinion, contrairement à la narration. On peut voir dans cette préface une veine réaliste, la mission d’engagement politique longtemps reconnue au roman égyptien, la soumission au paradigme réaliste : comme si la littérature n’arrivait pas à se divertir. La fiction serait-elle une sorte de luxe pour la littérature ? Il y a aussi la question de l’asservissement aux canons occidentaux : la fiction est-elle un asservissement ou, au contraire, représente-t-elle une forme de liberté ?

Pour répondre à une question, les intervenantes disent qu’elles pensent que la pensée universaliste (ou hégémoniste) et la pensée dichotomiste (opposition Orient/Occident) ne peuvent pas fonctionner. Les processus de dialogisme et de différenciation ne sont pas saisissables avec ces deux types de pensée.

Compte rendu fait par Anne Debrosse.