Les « révoltes indiennes » aux frontières de l’empire espagnol (XVI-XVIIe s)
Christophe Giudicelli – Université Rennes 2 CERMA-Mascipo EHESS
Communication donnée au sein du séminaire ATECOLE (Atelier du Colonial et des Empires) organisé par l’Université-Paris I-EHESS-ULCO et dirigé pour la présente session (17 décembre 2013), par Gregorio Salinero et Frédéric Régent.
Christophe Giudicelli commence sa communication en attirant l’attention sur le caractère problématique des termes “rébellion” ou “révolte”.
Christophe Giudicelli travaille sur les frontières de l’Amérique et a commencé à travailler sur une « rébellion » au nord du Mexique au début du XVIe siècle. Il travaille depuis quelques années à l’autre extrême de l’empire espagnol, le Nord-ouest argentin, une province méridionale de la vice-royauté du Pérou, fin XVIe- début XVIIe s.
On constate des alliances de différentes natures, qu’on peut aussi interpréter comme des convergences d’intérêt : les Espagnols, pour pacifier une rébellion, s’appuient toujours sur la force militaire disponible, les Indiens – pas ceux qui sont réduits en esclavage – mais les « Indios amigos », qui constituent très souvent l’essentiel des troupes.
Le mot « Indios Amigos » se trouve dès le XVIe s, sachant que c’est un terme qui fait partie des concepts polysémiques qu’on trouve dans le corpus colonial. Il peut vouloir dire « allié » ou « malgré nous » : ce sont des otages indiens, dont on garde la famille sous surveillance, pour être sûr qu’ils ne font pas d’alliance. « Indios amigos » désigne aussi d’anciens ennemis qu’on a retournés, qu’on force, en échange de certaines exemptions, à entrer dans la milice espagnole. On constate que des alliés plus enthousiastes utilisent les Espagnols pour poursuivre les guerres contre leurs voisins comme certains cas d’Indiens Cuncios, au nord du Mexique, qui se livrent à des atrocités contre un de leurs ennemis à qui ils coupent les pieds et les portent en trophée. On a clairement là la poursuite de la guerre interne à ces sociétés indiennes, qui apparaît dans les sources comme étan liées au contexte de pacification espagnole. Cette pacification est en fait une logique amérindienne, ce qui ne veut pas dire que ces logiques amérindiennes ne sont pas elles-mêmes influencées par le contexte colonial.
Les rébellions indiennes sont un objet historiographique en soit, toujours présenté comme étant une partie marginale, mais à part entière, de la progression espagnole vers les marges. On a toujours présenté les confins de l’empire espagnol comme des terres d’éclosion presque naturelle de ces révoltes, comme une fatalité anthropologique, sans qu’on s’y attarde trop.
Par ailleurs, il n’y a aucune source indienne, ni au nord du Mexique, ni au Chili, ni au nord de l’Argentine, ni au Paraguay, ni dans le nord-est vénézuélien, ni dans l’actuelle Colombie. On n’a pas de sources indiennes. L’idée est de reconstituer la logique de guerre, de reconstituer la géopolitique indienne.
Il faut pour cela essayer de comprendre ce que sont ces révoltes indiennes dans l’historiographie de la conquête de l’Amérique.
Trois parties doivent structurer son propos aujourd’hui.
- D’une part, une présentation des frontières de l’Amérique espagnole. On ne peut pas comprendre les révoltes si on n’a pas présent à l’esprit ce que sont les espaces marginaux de l’Amérique espagnole aux XVI-XVIIe siècles, de manière privilégiée au nord du Mexique et sud du Pérou.
- D’autre part, les caractéristiques de la rébellion, de la révolte, telle qu’elle a été présentée à l’époque, et telle qu’elle s’est prolongée dans le discours historique contemporain.
- Enfin, l’exposé doit se terminer sur un question: dans quelle mesure est-il possible de dépasser le piège de la révolte pour essayer de reconstruire la guerre, l’agency des Indiens ?
- La frontière à l’époque coloniale
Dans n’importe quelle histoire de la conquête de l’Amérique espagnole ou des deux vice-royautés de la Nouvelle Espagne et du Pérou, on trouve le même résultat ou presque : la partie réservée aux frontières est généralement succinte ou bâclée. Elle se résume en général à un catalogue chronologique dont les figures de rébellion indiennes constituent l’élément le plus typique. La révolte ou la rébellion constitue l’activité normale des peuplades plus ou moins sauvages. L’effet « peuplade » et l’effet « sauvage » se retrouve même dans la forme même du catalogue. On retrouve la même situation pour le nord de la Nouvelle Espagne, le Sud du Chili, le nord de la Pampa et l’Amérique espagnole.
Il faut s’arrêter sur la manière dont s’est écrite l’histoire de l’Amérique espagnole qui s’est largement faite sur l’opposition entre deux espaces à la fois concrets et symboliques : d’une part les grands empires, grandes civilisation (empire Inca), le Mexique central contrôlé par la triple alliance Mexica, et dans une moindre mesure, des civilisations de second rang – Mayas ou royaumes de l’actuelle Colombie. Ce serait le centre et les périphéries qui se trouveraient au-delà de ces zones de contrôle. Cette opposition est d’autant plus marquée qu’elle n’est pas le fait des Espagnols et reprend largement une vision de l’espace et de la civilisation pré-hispanique. Le fait que les Espagnols aient réussi à contrôler très vite ces zones, qu’ils aient hérité d’oppositions pré-hispaniques et qu’ils aient réussi à enrôler dans leurs troupes de conquête des contingents plus ou moins enthousiastes a contribué à durcir cette opposition.
Frédéric Régent demande qui les Espagnols enrôlent dans leurs conquêtes. Christophe Giudicelli répond que, au Pérou, l’essentiel des conquêtes se sont faites avec des troupes venant du plateau central des Andes.
Frédéric Régent se demande ensuite quels rapports ils avaient avec l’autorité inca avant l’arrivé des Espagnols. Souvent ce sont des troupes incas, mais pas seulement, parce que cela dépend de l’époque à laquelle on se place. Il y a au début de la conquête du Pérou, un alignement de la faction pro-huasca contre Atahualpa. Pour la conquête du Chili, Diego de Almado part avec un des potentiels Incas, frère de l’Inca. Pour la guerre Chichimèque, c’est une représentation du nord du Mexique, rédigée par un chroniqueur de Tlaxcala métisse qui lui-même a participé à cette conquête. On y voit des guerriers tlaxcaltèques, venus du centre du Mexique, alliés des Espagnols depuis le début et qui luttent contre des Sauvages. Les sauvages chichimèques sont reconnaissables au fait qu’ils se battent avec des arcs et des flèches. Ils habitent dans des terres peu hospitalières.
Frédéric Régent demande enfin quelles sont leurs motivations pour servir les Espagnols. Ce sont déjà des zones de guerre, d’extension avec l’empire aztèque, de défense par les populations venues du nord. Les motivations sont de poursuivre leur mouvement d’expansion intérieure et au sein des nouvelles sociétés pour obtenir des tribus et des terres. Les Tlaxcaltèques obtiennent des avantages concrets, monnayables au sein de la société coloniale. On retrouve la même chose au sud du Pérou.
En 1579, le centre du Mexique et l’ouest est contrôlé, urbanisé, et tout le nord n’est pas peuplé ; c’est un désert.
En Nouvelle Galice, au-delà des chemins, des villages et des villes espagnoles on trouve de petits Indiens agressifs, armés d’arcs, de flèches et dont on été rapportées par les missionnaires des pratiques avérées d’arrachage des os et des jambes sur leurs ennemis vivants. Il y aurait dans cette perspective une opposition entre un espace policé, peuplé d’une société sédentaire, et l’immensité une société désorganisée, nomade, féroce et incapable de s’organiser. Globalement, cette séparation entre les deux espaces reprend les coordonnées de celles qui structuraient déjà les rapports entre les Mexicas et leurs voisins du nord et ceux qu’entretenaient les Incas avec leurs voisins du sud.
Les frontières de l’empire espagnol apparaissent comme des zones de barbarie, parce que cela sert le projet d’expansion : on commence par expliquer que ces zones sont peuplées de gens sans foi, sans loi, sans roi, pour rendre automatiquement légitimes toutes les modalités de la conquête, y compris les modalités dérogatoires. Ces zones frontières sont considérées ensuite comme des régions « à l’intérieur des terres ». Elles paraissent être dans une agitation perpétuelle depuis des temps immémoriaux, sont soumises à une situation de guerre permanente, de tous contre tous, et désormais, une guerre de tous contre les Espagnols.
On remarque que ce chaos armé correspond très exactement à celui que devait décrire Thomas Hobbes au début du XVIIe siècle, pour définir l’état de nature, l’inverse de la vie en société. Les pages du Leviathan s’inspirent explicitement des chroniques du Nouveau Monde. Hobbes se fonde sur une typologie socio-politique déjà élaborée par les Espagnols, une typologie socio-politique élaborée de manière systématique vers la fin du XVIe siècle, en particulier par Jose de Acosta, un des principaux missionnaires jésuites du Pérou. Acosta divise les populations amérindiennes en 3 catégories : 1) monarchies/tyrannies, 2) communautés, et 3) les barbares, présentés comme des Indiens sans foi ni loi.
Cette barbarie se déploie dans le temps, mais également dans l’espace. Le corollaire de la sauvagerie est la nécessité de conquérir et de soumettre ces barbares à la police chrétienne. C’est une véritable mission faite sous l’égide des autorités espagnoles et des missionnaires. Cette construction idéologique du projet colonial fonde le cadre logique à l’intérieur duquel s’écrit l’histoire de l’Amérique coloniale, des zones marginales de l’empire et de la progression lente de la colonisation.
Pour résumer cette histoire, on commence par définir les frontières comme des zones de sauvagerie en niant toute civilisation voire toute humanité aux peuples du nord du Mexique : tous les peuples du nord du Mexique sont réduits à un état général de sauvagerie absolue. Le même processus se retrouve au Chili.
Cette sauvagerie présentée comme une menace dans les zones centrales de l’empire permet de comprendre que ces sauvages sont une menace directe contre l’ordre. Ce n’est pas une conception d’un progrès de la civilisation, mais une conception classique de la forteresse assiégée sur son limes par des sauvages particulièrement dangereux, ce qui permet de justifier l’inclusion progressive de ces territoires et de leurs habitants dans l’orbite de souveraineté espagnole.
Cette incorporation des populations de zones de confins suppose de la part de ces habitants le respect de la pax hispanica, du cadre colonial, faute de quoi ils seraient considérés comme rebelles et passibles de campagnes de pacification qui sont souvent des campagnes extrêmement dures, de guerres à feu et à sang, qui ne reculent jamais devant l’extermination et qui encore plus, sont des campagnes de chasse aux esclaves. L’installation des Espagnols dans ces zones de frontières n’était que très rarement pacifique et rarement dénuée d’arrière-pensées. Ce sont des zones où les colons bénéficient également de nombreuses dérogations.
De fait, dans toutes ces régions, les relations avec les Indiens ont toujours été extrêmement tendues durant toute la période coloniale. Les populations concernées n’acceptèrent que rarement de mourir dans les mines ou d’obéir à leurs missionnaires. C’est aussi ce qui donne l’impression que c’est une succession ininterrompue de révoltes et de campagnes militaires contre les Indiens. Il y a une sorte de fil continu depuis la rébellion du Mixton en 1540-1541, qui lance la guerre Chichimèque, jusqu’aux guerres contre les Apaches et les Comanches, à la veille de l’Indépendance. On a également l’impression que c’est aussi la guerre et la révolte qui rythment la vie du Chili jusqu’au début du XIXe s.
Chronologie des révoltes.
Une première période correspond aux années 1540 et courait jusqu’au début du XVIIe s.
1540 est la date à laquelle a lieu la stabilisation de la Nouvelle Espagne et du Pérou, avec une stabilisation des zones contrôlées. A partir de 1540, il y a un net ralentissement de l’expansion espagnole au-delà des zones contrôlées. A partir des années 1520 jusqu’au début des années 1530, la Nouvelle Espagne est contrôlée, colonisée petit à petit. A partir de la fin des années 1530, le Pérou est à peu près stabilisé et à partir des années 1540, les nouveaux fronts pionniers vont se porter au delà de ces zones et ne vont pas du tout avoir le même dynamisme que celui qui avait prévalu jusque là, en particulier à cause des affrontements systématiques qui opposent les colons aux populations amérindiennes.
De 1540 à la fin du XVIe s, le nord de la Nouvelle Espagne est agité par la guerre chichimèque. La guerre chichimèque dure une cinquantaine d’années contre une série de peuples situés dans la région de Potosi et qui permet aux Espagnols de s’approvisionner en esclaves de guerre.
Gregorio Salinero ajoute que pour les années 1540, dans le cas du Mexique, il y a aussi des micro-insurrections de colons (révolte de Pizarro dans le cas du Pérou). Il n’y a pas qu’un essoufflement de la course aux marges, mais un intérieur espagnol qui connaît des difficultés sans précédent. Le frein est aussi à l’intérieur du système colonial.
Côté espagnol, les mouvements d’expansion sont alimentés par les convulsions internes à la société coloniale. L’éclat de la rançon d’Atahualpa, connu en Europe crée un appel d’air. De plus en plus de conquistadors partent au Mexique ou au Pérou pour récupérer du trésor ou imiter les exploits de Cortès et se retrouvent dans une situation compliquée, puisqu’ils sont au service d’une conquête qui s’essouffle. Ces gens sont toujours prêts à entrer dans des guerres de faction, des soulèvements locaux contre les autorités royales, des révoltes locales contre tel encomendiero. Ils sont sciemment employés par les représentants de la couronne pour porter l’étendard de la couronne dans des zones difficiles et non contrôlées. Pour le Pérou, c’est particulièrement clair : dès 1542, avec des lettres du vice-roi qui écrit à Charles Quint pour dire qu’il a envoyé dans toutes les régions non contrôlées des conquistadors, pour décharger la couronne. Il faut vider les villes du Pérou de ces soldats qui posent des problèmes d’ordre public. Ces gens, assez peu recommandables, constituent la première strate des établissements espagnols des confins. Dans ces régions, la frontière n’est pas linéaire ; elle doit plutôt être imaginée comme une peau de léopard, avec des établissements espagnols très peu peuplés, plus ou moins fortifiés.
Frédéric Régent demande si, au XVIIe siècle les Chichimèques peuvent aussi servir d’esclaves et s’ils peuvent être réellement être réduits en esclavage, utilisés comme main-d’œuvre, compte tenu des chroniques qui existent sur les Amérindiens Caraïbes, dont il est dit qu’ils ne sont pas véritablement utilisables comme main d’œuvre.
Christophe Giudicelli répond que l’esclavage est théoriquement interdit depuis la fin des années 1590. Les esclaves chichimèques sont effectivement, en théorie, moins dociles, mais ils sont aussi moins chers. Dans les années 1610-1614, il y a des mesures officiellement prises, au Paraguay par exemple, pour protéger certaines populations contre l’esclavage.
La période 1540-fin XVIe siècle est une période d’affrontements continuels. Cette période correspond aux affrontement très violents qui caractérisent la conquête, où la violence prend la forme d’une réduction systématique des Indiens en encomiendas de noticias : on prélève dans un corps qu’on ne connaît pas un contingent d’Indiens et on envoie des conquistadors pour les recruter. On va dans les villages et on ramène de force, enchaînés, des Indiens libres qui sont traités exactement de la même façon que les esclaves.
Côté indien, cette période est caractérisée par une capacité de réponse encore forte. Les Indiens du sud du Chili en 1598 rasent la totalité des villes espagnoles et repoussent les Espagnols jusqu’à une frontière fluviale, qui fixe 2 zones pendant très longtemps. Tucumán est débarrassé, dans sa partie andine, des Espagnols en 1552.
La deuxième période s’ouvre à l’extrême fin du XVIe siècle et correspond à une période de normalisation coloniale, elle-même caractérisée par une stabilisation des colonies espagnoles et un changement dans la politique de conquête avec un abandon de la guerre à outrance (notamment dans les cas des Chichimèques), et on passe à une politique de négociation.
Techniquement, à Mexico, il y avait une ligne budgétaire destinée à la guerre. Face aux Chichimèques, le budget de dépense qui servait à financer la guerre sert désormais à acheter la paix. On développe alors la colonisation agricole, on promeut l’évangélisation des Indiens, on finance les missionnaires et surtout on fournit aux Indiens chichimèques les produits qu’ils se procuraient par des raids guerriers. On leur donne aussi des chevaux et du bétail.
Dans un deuxième temps, on établit des colonies agricoles indiennes, tlaxcaltèques et également tarasques. C’est un relatif succès qui incite les autorités à développer cette même critique pour la progression plus au nord du Mexique. C’est également à cette période que commence à se développer à échelle industrielle le réseau missionnaire jésuite, dans les années 1590, à un rythme effréné, aux dépens de la formation des Jésuites. On fait d’abord passer les impératifs politiques, pour fixer les Indiens avant les impératifs d’ordre spirituel.
Au Chili, on est dans une période de guerre terrible : le gouverneur a été tué, les villes espagnoles ont été rasées. C’est un des seuls endroits où la couronne envoie un contingent militaire professionnel. Petit à petit, on abandonne progressivement la guerre totale au profit d’une politique de conquête qui fait la part belle à la négociation et à d’autres dispositifs de conquête. Cette période de normalisation permet d’affiner la conceptualisation de la révolte comme rupture du pacte colonial.
La troisième période pourrait commencer dans le troisème tiers du XVIIe siècle, et consiste en un retour progressif à une politique de guerre, d’extermination et de prise d’esclaves des Indiens gênants. Elle prend appui sur la conceptualisation de la révolte et elle prend la forme au nord du Mexique, dans le Rio de la Plata et dans le Tucumán, du déplacement massif des populations qui tranche avec l’idée de fixer les Indiens. Si on n’arrive pas à les fixer, on les déporte, pour libérer les terres assez riches pour l’économie coloniale (en particulier pour l’élevage des mules).
Définition contextualisée de la rébellion ou de la révolte
Quand les Espagnols emploient le terme de “rébellion”, ils l’emploient dans un sens assez codifié. Pour les Espagnols, c’est la figure par excellence de la délinquance, au sens où la dénonciation d’une révolte est la définition d’un objectif militaire, de soumission, et le point de départ d’une campagne de pacification, qui est aussi une campagne de répression.
Cette rébellion est souvent aussi une preuve manifeste de l’influence de Satan, qui combat l’évangélisation, notamment sur les terres de mission. Cet aspect est très développé par les missionnaires. Ainsi, la rébellion des Indiens tupahualc est une rébellion millénariste, expressément orientée contre les missionnaires.
La rébellion dans le discours colonial constitue une rupture de l’ordre social, légitime par définition puisqu’il est définit par la légitimité même, par l’entreprise de conquête. Cette paix légitime est incluse dans le terme même de Requerimento. Le seul fait de refuser l’autorité du roi est déjà une figure de la révolte.
Reprendre le terme de « rébellion » pose problème car cela revient à la norme coloniale : on se révolte toujours à partir d’une situation donnée contre cette situation. Cette situation est celle éminemment contestable de l’unité d’un corps social fondu dans la reconnaissance de la souveraineté espagnole, assurée dès la réception du terme de Requerimento. LeRequerimento est un texte conçu par un juriste en 1512, pour aller dans le sens d’un meilleur traitement des Indiens. Ce texte a été conçu dans un but pratique : il s’agissait d’en appeler au libre arbitre des Indiens, pour leur donner le choix de comprendre où était leur intérêt et pourquoi ils avaient un intérêt, y compris spirituel, à accepter la souveraineté espagnole. Dans les faits, cela donne lieu à un usage cynique de la part des conquistadors et donne lieu à un nombre formidable d’incompréhensions. Ce texte a ensuite servi à justifier tous les excès de la prise de territoire.
L’un des participants demande si les Espagnols vivent de la même façon les révoltes indiennes et ce qui se passe au même moment dans les territoires des futures Provinces-Unies.
Christophe Giudicelli explique qu’effectivement, un historien espagnol a parlé dans les années 1990 de « Flandres indiennes ». De fait il y a certainement des contacts, parce que les gens circulent, notamment parmi les hauts dignitaires, les gouverneurs espagnols qui soit viennent des futures Provinces Unies, soit des guerres d’Italie. Sur le terrain, les mêmes stratégies militaires sont appliquées, ou du moins tentées, sans succès.
Frédéric Régent prolonge la question en se demandant, si parmi ceux que l’on appelle « les Espagnols », il n’y a que des Castillans, ou d’autres nationalités du reste de l’empire de Charles Quint. En fait, on parle d’Espagnols, comme par commodité, on parle d’Indiens, alors que la couronne d’Espagne est elle-même composite. Ainsi, le premier chroniqueur de la conquête de Buenos Aires est un Allemand, un lansquenet; il y a également beaucoup de Portugais, quelques Grecs, beaucoup d’Italiens. Gregorio Salinero ajoute qu’il y a toujours 10 à 20% de non Espagnols dans les catalogues. Frédéric Régent se demande également si ces Espagnols de différentes nationalités se comprennent malgré la diversité des langues parlées par les conquérants eux-mêmes. Selon Christophe Giudicelli, globalement, ils se comprennent.
Le Requerimento définit la délinquance, et en ce sens la rébellion ne peut être qu’une figure de la délinquance. L’Indien en donnant le moindre signe de mécontentement sort du cadre légal qu’il est censé avoir accepté en recevant le Requerimento. Le terme de “rébellion” s’applique indifféremment à l’époque coloniale à un mouvement de grande ampleur, comme la révolte du Mixton, la guerre au Chili, ou à l’inverse, à n’importe quelle histoire de pillage ne mettant en scène qu’une poignée d’individus. Le même terme sert à décrire des mouvements d’ampleur et de gravité très différente. Le discours de souveraineté qui s’exprime dans les sources nivelle tout écart par rapport à un exercice du pouvoir en le criminalisant. Le soulèvement armé des Indiens est conçu comme une trahison.
Une autre logique préside à la réception de ce genre de mouvement est celle de l’explication par le diable. Cela renvoie à des synthèses missionnaires, des ouvrages davantage destinés à un public européen avec des ouvrages de combat, qui consistent à revendiquer le sang versé (celui des missionnaires) et à montrer pour quelle cause sont morts les missionnaires, en réalité la cause de la conquête spirituelle, c’est-à-dire la pacification, dans le cadre de l’Evangile, des Barbares des frontières. Le point d’orgue de ce genre de chronique est la répression des rébellions. Il s’agit de voir comment Satan agit en sous main pour souder les Indiens. Selon cette vision des choses, le Nouveau Monde ne connaissait pas la bonne nouvelle et était sous l’influence du diable. Le diable se manifeste par des éruptions volcaniques, des météorites, des tsunamis et naturellement par des rébellions. Par définition, surtout quand elle est dirigée contre la religion, la rébellion est une manifestation de protestation de Satan, qui pousse les Indiens à revenir à leur ancienne loi et à commettre des abominations (anthropophagie, sodomie, polygamie). La rupture du pacte colonial et le rejet de la foi catholique sont parfaitement complémentaires. L’apostasie des Indiens rebelles renforce le bien fondé de la guerre qui a été décrétée contre eux. La perspective d’une campagne militaire est intéressante dans la mesure où les Indiens déclarés rebelles peuvent être pris comme esclaves.
Conclusion
Le risque encouru par la conservation du cadre colonial de la révolte est de limiter l’observation aux problèmes d’ordre public.
Dans ce cas, le sujet principal de l’étude de la rébellion reste l’histoire de la colonisation, et que l’on considère ou non que les Indiens avaient raison de prendre les armes, ne change pas grand chose à la question. L’histoire des révoltes indiennes n’est guère qu’une chronique policière de la conquête qui met sur le même plan des dates et des circonstances très différentes. La forme du catalogue évoqué au début de l’exposé, illustre parfaitement ce nivellement. Les ouvrages consacrés aux révoltes indiennes comportent tous une section chronologique qui synthétise depuis le début du XVIIe s, les mouvement de mécontentement qui ont pour commun dénominateur leur cadre d’éclosion. Christophe Giudicelli conclut son exposé en disant qu’il évite d’employer le terme de « rébellion » surtout quand il doit faire référence à un objet du discours historique comme la rébellion de Mixton. Cela ne signifie pas pour autant, que les Indiens ne soient pas quand même en révolte contre le pouvoir établi par les Espagnols.
Une des participantes demande si le terme de rébellion n’est pas finalement une sorte de légitimation d’une forme de conquête violente qui repose sur des pratiques de guerre.
Dans le terme de rébellion, il y a un pack de mesures qui peuvent être prises, avec la possibilité de réduire les Indiens pris en juste guerre à une condition servile, soit l’esclavage, soit des mesures techniquement qui ne sont pas de l’esclavage, mais des mesures de mise en dépôt de « pièces » (qui est un terme issu de la pratique de l’esclavage). La seule différence entre un Indien de guerre et un esclave, c’est qu’il ne peut pas être vendu. Ces « pièces » peuvent être déposées pour 5 ou 10 ans. Dans ce cas le terme de rébellion sert à justifier une forme de pacification. D’un point de vue anthropologique cependant, il est préférable de parler de guerre, plutôt que de rébellion pour mieux coller aux cadres de pensée indiens.
Frédéric Régent souligne que l’emploi du terme « empire » est problématique et inopérant, pour le cas de l’Amérique espagnole. Christophe Giudicelli admet qu’effectivement, c’est une erreur d’employer ce terme et que lui-même préfère parler d’Amérique espagnole.
Compte-rendu par Marie Goupil-Lucas-Fontaine, décembre 2013.
La présente communication peut être complétée avec profit par l’article de Christophe Giudicelli paru dans la revue e-Spania de décembre 2012,“Géographie de la barbarie : la tierra adentro. Confins américians (XVIe-XVIIe s.)”