La prédication aux Philippines au XVIIe siècle : les enjeux de l’église catholique aux frontières du monde hispanique

Manuela Águeda García-Garrido – Université de Caen-Basse Normandie.

Communication donnée au sein du séminaire ATECOLE (Atelier du Colonial et des Empires) organisé par l’Université-Paris I-EHESS-ULCO et dirigé pour la présente session (18 février 2014), par Gregorio Salinero.

Illustration de Nicolo Billy pour l’ouvrage de Fr. Gaspar de San Agustín, « Conquista de las Islas Philipinas… ». Madrid, 1698.

Illustration de Nicolo Billy pour l’ouvrage de Fr. Gaspar de San Agustín, « Conquista de las Islas Philipinas… ». Madrid, 1698.

L’objet de l’intervention d’aujourd’hui est de dessiner quelques lignes d’interprétation soulignant l’importance de la prédication aux Philippines au XVIIe s. Águeda García Garrido tentera de montrer qu’il s’agit d’un phénomène issu d’une conception moderne d’impérialisme théocratique, dont l’analyse permettrait de saisir les méthodes d’évangélisation espagnole en Extrême-Orient. L’intervention sera centrée sur l’importance historique du ministère de la parole au service de l’évangélisation, en tenant compte de coordonnées spatio-temporelles bien précises : celles de l’archipel philippin, à une époque, le XVIIe siècle, qui a moins retenu l’attention des historiens que le XVIe siècle, qui a vu la découverte et la conquête des Philippines par Magellan en 1521, ou encore le triste sort de 26 martyrs du Japon en provenance de Manille, crucifiés à Nagasaki le 5 février 1597. Le XVIIe siècle philippin est moins connu que le XVIIIe siècle, qui a fait l’objet de nombreuses publications depuis une dizaine d’années environ. C’est le cas notamment des travaux de Marta Manchado Lopez, qui ont marqué un tournant dans l’historiographie philippine de l’Espagne au Siècle d’Or. Le XVIIe siècle philippin a suscité peu d’intérêt, considéré comme l’époque du déclin espagnol, par l’historiographie, qui a essentiellement abordé le passé colonial sous un regard confessionnel. Il s’agit d’un volet de l’histoire de la « conquête spirituelle espagnole », expression qui renvoie au titre de l’ouvrage pionnier de Robert Ricard, La conquête spirituelle du Mexique, que l’historiographie espagnole a fortement négligé, notamment depuis la fin du franquisme.

Au cours de ses recherches, Águeda García Garrido a découvert des documents aux Archives générales des Indes, sur le parcours de quelques prédicateurs de différentes provinces castillanes ou andalouses, qui, à un moment donné de leur carrière ont été amenés à exercer le ministère de la parole dans l’archipel philippin. Ces prédicateurs qui ont séjourné à Séville ou Cadix avant d’embarquer pour les Indes ont alors éveillé un intérêt particulier pour les possessions espagnoles dans le Pacifique.

Derrotero de la expedición de Urdaneta (1564-1565)

Derrotero de la expedición de Urdaneta (1564-1565)

Le terme « prédication » a été préféré à celui d’ « évangélisation » dans le titre de l’intervention, car la prédication n’est qu’une des multiples méthodes utilisées par l’église espagnole pour réussir la colonisation.

Deux concepts doivent être précisés :

–                    celui de la prédication telle qu’elle est entendue au lendemain du concile de Trente, arme la plus efficace pour la conversion des infidèles, pour l’enseignement de la doctrine et pour l’annonce de l’Évangile dans les territoires espagnols qui progressivement élargissent les possessions de la monarchie espagnole ;
–                     celui de la frontière dans le monde hispanique à l’époque moderne

La prédication catholique devient la question centrale débattue au concile de Trente lors de la session V du 17 juin 1546. A l’issue de cette session fut publié le décret sur la réformation de la prédication, qui insiste sur la nécessité de répandre le message évangélique, seul moyen de confirmer la foi. Le principe paulinien de fides ex auditu établit désormais au sein de l’Eglise catholique, une vérité universelle. Sans foi, il ne pouvait pas y avoir de chrétien, ce qui constituait une difficulté considérable pour le clergé chargé de convertir les populations indigènes.

Une autre question soulevée lors du concile était celle des acteurs de la prédication. Le ministère de la parole revient d’abord aux évêques puis aux prêtres dans un deuxième temps. Sans la licence octroyée par un supérieur hiérarchique, aucun religieux ne peut se consacrer, en dehors de sa juridiction, à la prédication. C’est pourtant un métier très contrôlé par la haute autorité ecclésiastique. Ces critères exigés par l’Eglise de Rome, à l’origine d’une conception moderne d’une société ecclésiologiques, revêtent une importance grandissante. En effet, dans l’histoire de la colonisation, il y a une tendance à voir des prédicateurs partout, alors que tous les religieux qui ont participé à l’entreprise d’évangélisation des Indes, ne se consacrent pas forcément à la chaire, mais à d’autres tâches propres au ministère pastoral (catéchèse, office de la messe, administration des sacrements, enseignement aux enfants, etc). Lorsque l’on parle de sermon, il faut se référer à la parole sacrée. Le sermon, en tant que support de la transmission de la doctrine chrétienne, annonce le salut, entendu comme l’élément salutaire qui guérit l’âme et le corps, les deux attributs de la nature ontologique du Christ. Si l’on s’en tient aux arguments théologiques de l’époque, contenus dans les manuels de prédication, les instructions religieuses, les mandements des évêques, ou encore dans les synodes diocésains, le sermon est un discours solennel sur un mystère de la religion qui contribue à l’instruction et à la croissance spirituelle des fidèles, ainsi qu’à la conversion des infidèles. Le sermon a un effet purificateur sur les Chrétiens, définition qui souligne le caractère sacré de ce discours religieux. Ayant ses propres règles de construction, on ne peut pas désigner comme sermon n’importe quelle causerie doctrinale, lecture d’homélies, ou exhortation morale. Les prédicateurs en fonction aux Philippines étaient conscients des enjeux de la parole sacrée.

Le Concile de Trente a également abordé la question du temps et du lieu de la prédication. Un bon chrétien doit assister au sermon les veilles des fêtes solennelles, certains jours de l’Avent et du Carême, ainsi que les dimanches et jours de fête. Il n’y a donc pas de prédication en dehors des jours sacrés. Il n’est pas permis de prêcher au-delà de l’espace juridictionnel accordé à chaque ordre religieux, ce qui est un point essentiel dans la pratique de l’évangélisation. C’est en tout cas la règle que le dominicain Miguel de Benavides avait rappelée dans son Instruction pour la prédication de l’Evangile aux Philippines, en 1596, alors qu’il était évêque du diocèse de Nueva Segovia.

Sur la notion de frontière dans le monde hispanique, il faut rappeler que l’historiographie espagnole, dans les années 80, lors de la mise en place du système administratif des autonomies, a situé les Philippines au centre d’un débat dialectique dans lequel la notion d’impérialisme évangélique confinait l’archipel à un emplacement périphérique. Cela remettait donc en question le rôle joué par les possessions orientales de la couronne espagnole. Cependant, bien que le débat centre/périphérie semble avoir perdu de son intensité aujourd’hui, le ministère de la parole ne pouvait pas échapper aux effets de cette conception des îles philippines, comme espace marginalisé de la colonisation espagnole, voire comme région liminaire, si on reprend le titre de l’ouvrage de Marta Manchado López et M. Luque Talaván, Fronteras del mundo hispánico. Filipinas en el contexto de las regiones liminares novohispanas (Universidad de Córdoba, 2011).

Bien que les jésuites aient considéré, dans leurs prêches, les enclaves espagnoles du Pacifique, comme la frontière ultime de l’expansion catholique ibérique, les Philippines deviennent au long du XVIIe siècle, le centre d’un espace économique international, dans lequel les Espagnols doivent rivaliser avec les réseaux marchands des Portugais et des Hollandais. L’archipel demeure cependant trop éloigné des intérêts de Madrid, de Rome et de Mexico, le territoire le plus éloigné de l’Eglise.

Il faut tenir compte de cette évolution géostratégique des Philippines pour mieux saisir les enjeux de la prédication au XVIIe siècle.

Plusieurs questions se posent ainsi.
Dans quelle mesure les Philippines ont-elles joué un rôle important dans le développement de l’Église hispanique post-tridentine en tant que défi pour le ministère de la parole ? Y aurait-il des particularités dans la prédication aux Philippines, que l’on ne retrouverait pas dans les sociétés coloniales de l’Amérique ? Peut-on parler d’une hispanisation de l’église catholique à l’époque moderne, à l’échelle mondiale, à travers la nouvelle géographie hispanique de la colonisation ? Quelles sont les limites de cette hispanisation ecclésiale ? Peut-on établir une périodisation de ce phénomène ? En quoi les Philippines ont-elles constitué un défi pour le ministère de la parole ?

 

I – Les Philippines, un défi pour la prédication

I. a) Les contraintes géographiques

Depuis la première expédition de Legazpi, arrivé dans l’archipel en janvier 1565, à laquelle participèrent seulement cinq moines augustins, le clergé espagnol a rapidement compris que l’évangélisation de ces nouvelles provinces, ferait plus de difficultés que celle de l’Amérique, référence directe de l’église espagnole. Les raisons en sont nombreuses et ne peuvent être réduites à l’hostilité de l’environnement. Les îles Philippines étaient en effet trop éloignées de l’Espagne. Tout devait s’organiser depuis les ports américains. C’est pourquoi Pierre Chaunu parle au sujet des Philippines d’une colonie de l’Amérique, plutôt que de l’Espagne. Par ailleurs, la première mission pacifique vers les Indes orientales a été planifiée par l’évêque franciscain de Mexico, Juan de Zumárraga en 1544. Cependant, cette mission pionnière n’eut pas de suite, car l’évêque refusa de renoncer à sa mitre, condition indispensable imposée par le pape Paul III à tous les missionnaires souhaitant participer à l’évangélisation en Orient. Les nouveaux missionnaires destinés à la christianisation des Philippines devaient assurer la victoire de la foi catholique dans les 7000 îles qui constituaient l’archipel. Dans ce vaste territoire éclaté vivaient 600 000 Philippins environ, une population considérable d’après le recensement de 1608. Il faut donc souligner l’importance de cette géographie singulière qui contraignit la répartition équitable des juridictions religieuses et rendait plus difficile le contrôle religieux des populations locales, qui passaient souvent d’une juridiction à l’autre, profitant de l’insouciance des autorités civiles. Les cas de Bisaya est un exemple du déséquilibre de la gestion missionnaire, car seule une trentaine de jésuites s’occupaient de 70 000 indigènes. Au vu de la situation, l’archipel est alors divisé entre les cinq ordres religieux qui sont arrivés en premier, donnant lieu à une cartographie des régions dotées de frontières plus flexibles, dont la seule communauté permanente était représentée par le clergé. Dans cette division réduite en quatre grands diocèses, Manille, Cebú, Nueva Segovia et Nueva Cáceres, n’est pas inclus le Mindanao, région contrôlée par les musulmans.

Cette configuration administrative n’atténue pas pour autant le sentiment d’isolement dont les missionnaires se plaignent dans leur correspondance avec la couronne ou avec le vice-roi de la Nouvelle Espagne. Outre les problèmes liés aux milieux physiques, et les communications qui privaient l’archipel d’un approvisionnement constant assuré par le galion de Manille provenant d’Acapulco, les prédicateurs devaient s’habituer aux terribles tremblements de terre qui frappaient violemment les îles. Les Philippines étaient ainsi une destination peu attractive pour les missionnaires. Le tremblement de terre de novembre 1545, rapporté par le prédicateur dominicain Balthazar de Santa Cruz, a tué plus de 500 habitants en moins de trois jours, détruit les principales églises de Manille, dont la cathédrale, et a été également perçu comme un châtiment divin. Les prédicateurs tirent de la catastrophe un prétexte pour dénoncer l’attitude des Espagnols face aux indigènes et comparent ainsi Manille à la célèbre ville biblique de Tyr, détruite par la colère de Dieu. A l’aide de ces discours qui semaient la peur dans l’esprit des indigènes, les conversions se firent nombreuses.

Carte des Philippines. Marcos de Orozco, 1659 (Phimcos.org)

Carte des Philippines. Marcos de Orozco, 1659 (Phimcos.org)

Comme sur les cartes de l’Europe contemporaine représentant la menace protestante venant du nord, les musulmans du Mindanao sont représentés aussi comme une menace venant du nord, alors que l’île se trouve au sud des Philippines. Sur la carte de Marcos de Orozco de 1659, le Mindanao est la région représentée en jaune, au nord de l’archipel. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’obsession des Espagnols continue à être la présence musulmane dans cette partie du Mindanao.

I. b) La réticence des populations indigènes

Un sermon de Miguel Ortiz de Covarrubias, prononcé en 1677 à Manille, dénonce le climat d’hostilité qui accueille les missionnaires aux Philippines. Les indigènes ont été très nombreux à embrasser le christianisme, mais ces conversions, à l’aide notamment de prêches véhéments rappelant l’esprit d’une véritable croisade, n’ont pas toujours été faciles. Certains historiens ont signalé que par rapport à l’Amérique coloniale, les indigènes philippins n’ont pas montré une grande résistance à accepter le christianisme. Il faut peut-être interpréter les premier chiffres donnés par Pigafetta dans sa relation de l’expédition de Magellan : il parle de 2200 indigènes convertis en l’espace de 40 jours lors de cette première expédition. Il s’agit assurément d’un épisode, délibérément conforme aux intérêts de la colonisation, pour laquelle il fallait recruter de nombreux missionnaires. On sait pourtant que l’attitude des missionnaires non seulement a été patente dès les premiers contacts, mais aussi constantes dans le temps. Les naturels appartenant à des ethnies très différentes affichaient en effet une grande variété de manifestations païennes. Les missionnaires eurent pour tâche l’extirpation de leurs idoles, de leurs superstitions et de leurs rituels ancestraux.

Il suffit de consulter la correspondance, les rapports des religieux aux Philippines au XVIIe siècle, conservé aux Archives générales des Indes, ou de lire les quelques sermons qui nous sont parvenus pour constater à quel point les prédicateurs étaient conscients de l’importance de la conversion par la parole.

Il y avait également aux Philippines, des territoires peuplés par des indigènes, hors de contrôle : c’est le cas dans la province d’Ituy au centre de l’île de Luzón et dans la province de Pampanga fréquentée par des Noirs montagnards… autant de provinces qui furent une réserve importante de rebelles pendant tout le XVIIe siècle. Cette réticence des indigènes à recevoir la parole salutaire a sans doute été une barrière à l’expansion du christianisme en Orient. En revanche, il ne faut pas interpréter l’attitude opiniâtre des indigènes comme la raison de leur attachement à l’idolâtrie, mais comme une réaction à la charge fiscale qui pesait sur eux lorsque l’archipel ne recevait pas le soutien financier que le galion de Manille apportait annuellement de la Nouvelle Espagne pour payer l’administration locale et notamment le salaire des prédicateurs.

Un autre facteur qui explique le refus du christianisme, chez certaines populations fortement influencées par l’Islam ou le polythéisme chinois, est celui de l’entrée des Hollandais dans le théâtre politique de l’archipel dans la première moitié du XVIIe siècle. Les Hollandais soutiennent ainsi les mutineries en approvisionnant les musulmans et les chinois avec l’armement nécessaire pour faire face aux Espagnols et refuser leurs prédicateurs. Cela engendre une dislocation des communautés chrétiennes, voire la disparition des enclaves gagnées par le travail des missionnaires. Les religieux déplorent cette situation dans des sermons hautement prophétiques. Pour les prédicateurs espagnols, il y a là suffisamment de raisons pour dénoncer l’influence des Hollandais protestants sur les indigènes rebelles, car ils représentent un danger pour la foi catholique. L’Église joua aussi un rôle majeur dans la répression des insurrections, étant donné qu’elle avait les moyens de maintenir les indigènes dans une soumission docile, à l’aide des nombreux de nombreux outils de contrôle, dont la prédication.

I. c) La désobéissance de l’Eglise locale

Les religieux des îles Philippines n’ont pas toujours partagé des intérêts communs. En chaire ou dans les écoles paroissiales, cela a eu des conséquences dans l’évangélisation des naturels. Les archevêques tentent de démontrer ces difficultés, lorsqu’ils ordonnent de faire des visites pastorales pour vérifier non seulement l’état matériel et spirituel des églises des quatre diocèses de l’archipel, mais aussi pour contrôler la doctrine que certains religieux étaient chargés d’enseigner.

D’après les causes parvenues au tribunal du Saint Office des Philippines au XVIIe siècle, on sait que les questions doctrinales concernant l’Immaculée Conception par exemple étaient abondamment développées dans les prêches des dominicains et des jésuites. Le contenu de ces prêches contrevenait souvent aux décrets issus de l’autorité papale et aux ordonnances de l’archevêque des Philippines. L’insoumission qui caractérisait le clergé régulier, outre la préemption dont il se prévalait face au clergé séculier et leur désaffection pour l’étude, ne tarda pas à se manifester dans une progressive négligence du ministère pastoral et une tendance à ébranler la prétendue unité doctrinale réclamée depuis 30 ans.

Tous les missionnaires qui arrivent aux Philippines sont très jeunes et l’archipel ne dispose pas de séminaires spécialisés dans l’instruction théologique à l’intention des candidats locaux. Le manque d’encadrement des religieux était tellement déplorable que certains, sous prétexte de porter la parole de Dieu chez les Chinois furent séduits par les flatteries du monde et n’hésitèrent pas à se mêler des affaires marchandes dans les ports. L’insoumission des religieux au pouvoir épiscopal est donc une réalité bien tangible pouvant remettre en question les principes d’évangélisation.

Lettre de M. de Benavides sur la corruption aux Philippines. (13 juillet 1601) AGI, FILIPINAS,76,N.45

Lettre de M. de Benavides sur la corruption aux Philippines. (13 juillet 1601) AGI, FILIPINAS,76,N.45

Dans sa lettre du 13 juillet 1601 adressée au roi d’Espagne, Miguel de Benavides, évêque de Nueva Segovia et archevêque des Philippines, évoque les problèmes d’insoumission et de corruption des jésuites, qu’il désigne comme des couleuvres et dit qu’il ne faut pas leur donner de doctrines. De très nombreuses lettres évoquent les problèmes des jésuites avec tous les ordres et avec les indigènes.

II – Le pouvoir de la prédication aux Philippines.

II. a) Les instructions épiscopales pour encadrer la prédication.

Le clergé séculier chargé de la cathédrale de Manille, et des paroisses de Santiago et du port de Cavite, avait rapidement compris la situation et s’apprêtait à apporter des solutions immédiates pour éradiquer l’insoumission du clergé. Le dominicain Domingo de Salazar nommé premier évêque des Philippines, se chargea de convoquer un synode en 1582, dans le but de fixer les normes pastorales en vue de la conversion des indigènes. L’événement souleva les mêmes problématiques qu’en Espagne depuis la publication des décrets tridentins en 1565. Suite à l’érection de l’évêché de Manille en 1595, les titulaires du siège épiscopal de Manille ont tenté de régulariser le ministère de la parole chez les réguliers, d’autant que les archevêques des Philippines étaient souvent issus des ordres mendiants, dont le principal engagement auprès de la communauté était de se vouer au service de la parole. Cependant, les résultats semblaient peu convaincants, et ils renoncèrent à organiser des conciles provinciaux tout au long du XVIIe siècle.

II. b) Les initiatives particulières du clergé régulier

C’est pourtant le clergé régulier qui a amené sur l’archipel les querelles sur les méthodes d’évangélisation de la fin du XVIe siècle. Domingo de Salazar a ainsi transféré l’héritage théologique que ses confrères avaient fondé dans les années 1550, au collège St Grégoire de Valladolid, pour la controverse de Valladolid sur les droits des Indiens.

Une majorité des missionnaires dominicains, qui ont intégré la province des Philippines, proviennent du couvent de Salamanque, sans doute le centre névralgique des débats théologiques de l’Europe du XVIe siècle. Dans les Indes orientales espagnoles, ces débats sur les méthodes d’évangélisation concernant les pratiques de la prédication au XVIIe s furent partagé entre la nécessité de respecter les croyances et coutumes indigènes et le rejet de celles-ci, dans le but de démontrer la puissance d’un christianisme salutaire, une religion nouvelle, qui dans l’état des Philippines réussit l’extirpation de l’idolâtrie en rapprochant des idoles et des croyances locales des pratiques et des images véhiculées par les missionnaires. Il s’agissait donc d’une singularité de la « conquête spirituelle » aux Philippines, qui dans les sociétés américaines s’estompa au fil du temps. En ce qui concerne le clergé régulier, de nombreuses initiatives pour réussir l’évangélisation à travers la parole furent également proposées. La première de ces initiatives, dès l’arrivée des religieux aux Philippines fut d’apprendre la langue et les dialectes des naturels : les codes les plus efficaces pour transmettre la parole de Dieu. Il y avaient en effet une barrière linguistique, voire une réticence générale des autochtones à renoncer à leur langue.

imageD’après le témoignage du franciscain fray Juan de Placencia, qui en 1580 eut à rédiger la première doctrine en hispano-tagalog pour faciliter le travail de ses confrères. Ce texte fut le modèle d’une grammaire écrite par un augustin, fray Augustín de la Magdalena en 1679. Son but était de communiquer la vérité de la religion sans mettre en péril le contenu de la doctrine. Certes, les religieux suivaient les pas des évangélisateurs de la première génération, en Amérique coloniale, or aux Philippines, l’espagnol fut rarement utilisé comme langue doctrinale, même après 1650, date à laquelle on considère que l’évangélisation est terminée.

Lettre de l’Audiencia de Manille sur l’enseignement de l’espagnol aux indiens. AGI,FILIPINAS,25,r.1,n.8 (1686)

Lettre de l’Audiencia de Manille sur l’enseignement de l’espagnol aux indiens. AGI,FILIPINAS,25,r.1,n.8 (1686)

L’Audencia de Manille envoie en 1686 une lettre à la couronne pour l’informer que les indigènes ne parlent pas l’espagnol, et qu’en plus, les religieux n’enseignent pas la langue.

Le contexte de concurrence confessionnelle primitive aux Philippines entravait le travail d’évangélisation et les liens existant entre indigènes et prédicateurs. C’est pourquoi les prédicateurs n’ont jamais hésité à intégrer la langue des naturels pour assurer la pérennité de leur ministère pastoral. Il y avait d’une part la menace des musulmans dominant la région du sud, le Mindanao, et d’autre part celle des Chinois, concentrés à l’ouest de l’archipel et aux alentours de Manille. Cette situation eut des conséquences directes sur les conditions dans lesquelles les prédicateurs exerçaient leur métier, à tel point que dans la région de Minondoc, où les frères dominicains étaient installés, les sermons ne duraient qu’une demi-heure, et non une heure comme d’habitude, et étaient prononcés en chinois, la langue majoritaire des indigènes de la région.

La deuxième initiative du clergé régulier a été la création de l’imprimerie en 1593, sous l’égide des dominicains qui firent appel aux experts sino-philippins. C’est pourtant un chinois catholique qui élabore la première typographie pour les missionnaires des îles en 1602. La division de l’archipel en plusieurs provinces religieuses obligea chaque congrégation à avoir son propre atelier. Les jésuites amènent depuis le Japon une imprimerie qui avait d’abord servi aux missionnaires augustins, et l’utilisent systématiquement à partir de 1622, date à laquelle de nombreux sermonnaires furent imprimés à Manille, non seulement pour enrichir les bibliothèques et satisfaire la demande locale grandissante provenant des indigènes, et pour permettre aux prédicateurs de se faire une place parmi les autorités ecclésiastiques coloniales et s’assurer une carrière fulgurante dans un riche diocèse américain. Très peu des sermons cependant ont vu le jour. Les sermons qui arrivent aux presses de Manille sont choisis parmi ceux prêchés en espagnol à la cathédrale et qui ont reçu par la suite l’approbation du chapitre ecclésiastique. La majorité des sermons prêchés dans la langue du peuple, passent par la censure. Vis à vis des institutions espagnoles, ces textes ne contribuent pas à assurer la gloire le langue de l’empire et, dès lors, mettent en péril l’unicité du catholicisme espagnol.

II. c) L’appui des autorités civiles

Le pouvoir civil des Philippines a bien évidemment eu un rôle important à l’égard du ministère de la parole. La Real Audiencia déploya très tôt une stratégie politique qui consistait à se rapprocher d’un gouvernement des frères, qui devinrent en même temps un groupe de pression stable contre le gouverneur, nommé directement par le roi. C’est, pour les autorités locales, l’expression d’un refus du pouvoir établi depuis la métropole. En décembre 1621, l’oidor Álvaro de Mesa décida de soutenir la prédication des dominicains pour semer la zizanie contre le gouverneur. Pour le clergé régulier, notamment pour les religieux mendiants, l’opposition au gouverneur représentait la seule manière de revendiquer leur puissance face au clergé séculier. Le gouverneur des Philippines, pour bien accomplir les dispositions de la monarchie tenta en vain d’introduire une politique de sécularisation du clergé insulaire. Les réguliers s’opposent aussi à l’autorisation que les gouverneurs pouvaient donner aux religieux français qui prétendaient imposer l’ordination des naturels, phénomène inéluctable en Amérique coloniale, auquel résistait le clergé insulaire philippin.

Les jésuites, toujours fidèles à l’autorité des gouverneurs, furent la cible parfaite des calomnies, de la part de tous les ordres religieux et les ennemis indiscutables des prélats. Ils eurent souvent du mal à recevoir des licences pour prêcher à Manille, ce qui les poussa à aller plus loin dans leur mission, pour éviter les confrontations avec d’autres ordres religieux. Les pères de la compagnie bénéficièrent de services et de sommes non négligeables pour mener à bien leur projet missionnaire en Extrême Orient. Ainsi, en 1601 est fondé le collège Saint Joseph, destiné à l’enseignement des enfants.

Dans une demande du chapitre ecclésiastique de Manille, en 1604, adressée au roi d’Espagne Philippe III, les chanoines dénoncent les prétentions de certains religieux, notamment des jésuites, qui prennent les doctrines qui devaient être accordées à d’autres religieux, notamment les franciscains. Ils parlent aussi du problème de la sécularisation. Le clergé régulier ne doit pas accaparer toutes les fonctions. Il faut aussi que le clergé séculier, les indigènes et les métis, puissent intégrer le monde ecclésiastique, en faisant une division des provinces et des tâches des missionnaires.

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III – L’hispanisation ecclésiale des Philippines, une réussite de la prédication

III. a) Le débat sur l’hispanisation des Philippines

Les Philippines sont un état missionnaire contrôlé par 400 religieux environ, dans lequel certains historiens ont pu identifier les signes d’une hispanisation réussie, dont les effets sont encore appréciables, malgré les tentatives de l’impérialisme nord-américain d’effacer les traces de quatre siècles de présence coloniale espagnole. Pourtant, ce n’est pas un hasard si la question de l’hispanisation des Philippines est depuis quelques années au centre de débats politiques devenant une stratégie de rapprochement diplomatique entre l’Espagne et son ancienne colonie du Pacifique. Cependant, force est de constater que l’héritage espagnol n’est pas mesurable par son legs linguistique et culturel, mais plutôt par l’influence des missionnaires qui ont transformé l’archipel en une sorte de refuge spirituel, pour accomplir l’œuvre de Dieu en Orient. Ainsi, les missionnaires exercent-ils la prédication avec une liberté alors inconcevable dans d’autres provinces de l’empire espagnol. Cette liberté évoquée dans les mémoires envoyés au roi, les chroniques des missionnaires et la correspondance entre les représentants des institutions civiles et la métropole, met en exergue que la prédication n’était pas au service de l’église hispanique, mais plutôt soumise à l’emprise d’un œcuménisme catholique, impulsé par le mouvement de la récollection et fondé paradoxalement sur une société clairement divisée. Le ministère de la parole ne pouvait être conçu dans une stratégie d’acculturation, au service d’une société coloniale, composée essentiellement de populations mobiles : soldats, capitaines, marchands et missionnaires, qui arrivaient parfois aux îles à la suite d’un ordre de bannissement donné par le vice-roi de la Nouvelle Espagne. La colonisation de la société philippine montre que l’hispanisation avait sans doute des limites et qu’en dépit de cela, il y a eu parmi les autorités gouvernementales, une volonté de remédier aux maux de l’insularité jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. L’un de ces remèdes consiste à canaliser les protestations des religieux à travers la chaire. Or, certains gouverneurs refusaient très souvent de donner aux réguliers des licences pour prêcher aux infidèles, à en croire l’archevêque Felipe Fernández de Pardo en 1680.

Carte de Manille. Fr. Ignacio Muñoz, 1671 AGI, Filipinas, 86.

Carte de Manille. Fr. Ignacio Muñoz, 1671 AGI, Filipinas, 86.

III. b) La prédication au service d’une société divisée

Doit-on interpréter les détractions du clergé insulaire contre les autorités politiques comme une plaidoirie pour l’autonomie du pouvoir spirituel ? Les réguliers, étant les plus nombreux à s’occuper du salut des populations, jouissaient d’une liberté sans égale dans la géographie coloniale espagnole. Or, l’autonomie du clergé philippin avait également ses limites en raison des divergences doctrinales manifestées en chaire. Celles-ci étaient utilisées par le gouvernement civil, comme des conjonctures favorables pour élargir les objectifs du parti séculier au détriment de l’évangélisation des réguliers.

Les régions montagneuses de Luzón demeurèrent loin de l’action évangélisatrice, sans compter le Mindanao, la péninsule de Zamboanga et quelques enclaves de Davao, contrôlées par le sultanat de Maguindanao el Sulu. Cet espace réduit, administré par la milice de Dieu n’empêcha pas les religieux de faire des Philippines la seule région catholique de l’Asie avec plus de 85% de croyants pratiquants. Tous les ans, à Pâques, on trouve encore un volontaire aux Philippines, pour se faire crucifier. La conversion lente, mais profonde des indigènes fut également le résultat d’une poursuite incessante du syncrétisme religieux qui cristallisa dans la dévotion populaire des naturels. Aussi, l’Eglise représentait-telle pour les indigènes leur ancien simbahan. Les religieux espagnols avaient certainement établi dans les Indes orientales, ceux qu’ils n’avaient pas réussi dans les Indes occidentales : la consécration d’un Etat missionnaire, dont l’organisation était plus proche qu’ailleurs de l‘idéal théocratique forgé par les Pères du Concile de Trente.

III. c) Les effets d’une hispanisation inachevée

La prédication aux Philippines au XVIIe siècle avait une double fonction : d’une part la conversion des naturels, et d’autre part la contestation ou l’éloge des mesures prises par le pouvoir temporel. Dans les deux cas, il faut évaluer le degré d’adaptabilité et de flexibilité linguistique que montrèrent les missionnaires, passant d’une langue à une autre en fonction des intérêts de l’hispanisation consulaire. Il ne faut pas perdre de vue que l’encadrement de la prédication et autre tâches du ministère pastoral se trouva exclusivement sous contrôle d’un clergé régulier espagnol rétif au métissage à l’intérieur des ordres religieux, comme cela se faisait déjà dans l’Amérique coloniale. Pour les indigènes, ce clergé a incarné la figure d’un médiateur providentiel devant les institutions civiles de la colonie, et un bouclier face à la colonisation violente. Bien que les comparaisons entre l’évangélisation de l’Amérique et celle des Philippines s’impose, il faut rappeler que l’historiographie sur les colonisations a fortement souligné que les abus des missionnaires furent plus rares concernant lesencomiendas. À la différence des sociétés américaines, les populations des Philippines ne constituaient pas des sociétés urbaines.

 

Compte rendu par MGLF, février 2014

Les illustrations ont été aimablement fournies par Manuela Águeda García-Garrido