Le Japon dans la mondialisation ibérique
Hélène Vu Thanh – Ecole Normale Supérieure (Ulm)
Communication donnée au sein du séminaire ATECOLE (Atelier du Colonial et des Empires) organisé par l’Université-Paris I-EHESS-ULCO et dirigé pour la présente session (28 janvier 2014), par Gregorio Salinero.
Hélène Vu Thanh est actuellement ATER à l’ENS-Ulm, où elle prépare les étudiants à l’agrégation d’histoire. Après avoir soutenu sa thèse en 2012 sur les missions jésuites au Japon, elle étudie désormais la présence francsicaine au Japon.
L’objet de son intervention d’aujourd’hui sera de se demander si le Japon s’insère dans la mondialisation ibérique, et si oui, comment.
Le Japon est un objet de fascination pour les Ibériques dès le Moyen Age. Portugais et Espagnols se rejoignent dans leur volonté d’atteindre les richesses supposées de Cipango.
Le Japon se situe sur la ligne de partage entre l’empire espagnol et l’empire portugais. A leur arrivée dans l’archipel en 1543, les Portugais se trouvent dans un pays à la situation politique particulièrement instable. Ils trouvent à la fois une aristocratie de cour qui gravite autour de l’empereur, et qui a essentiellement une vocation cérémonielle et religieuse, l’aristocratie militaire gravite autour du shogun. Le pays est officiellement gouverné par un empereur qui réside dans la ville de Kyoto, mais qui ne possède qu’un pouvoir symbolique. Ce n’est pas lui qui a en main la conduite des affaires, qui sont aux mains de l’aristocratie militaire et de son représentant, le shogun.
L’équilibre de l’Etat est remis en cause avant même l’arrivée des Portugais. Le pouvoir shogun du shogun est en crise : il ne parvient plus à imposer son autorité aux grandes familles féodales. C’est une situation de guerre civile, avec des clans féodaux qui passent leur temps à se faire la guerre les uns aux autres.
La situation politique évolue au cours de la période. On assiste à un processus d’unification du Japon. Des seigneurs de guerre émergent et unissent progressivement les fiefs à leur profit. Le processus commence dans les années 1560 et dure jusqu’au début du XVIIe siècle.
Trois personnages se succèdent qui réunissent progressivement le pays à leur profit. Oda Nobunaga réunit les régions centrales, Toytomi Hideyoshi élargit la succession. Malgré ces difficultés politiques, les Portugais développent des relations commerciales importantes avec le Japon qui en vient à faire partie intégrante du système commercial mis en place par les Lusitaniens en Extrême Orient.
Le Japon est également relié à l’Europe, notamment grâce au phénomène de la circulation des hommes, des objets, des savoirs entre les deux continents. Un des premiers objectifs est de mesurer les phénomènes de circulation qui permettent une intégration croissante du Japon dans les réseaux d’échange mis en place à l’échelle mondiale par les Ibériques. Dans ce processus d’intégration du Japon dans la mondialisation ibérique, le rôle des missionnaires est fondamental. Le premier d’entre eux est François Xavier, qui arrive au Japon en 1549, six ans après l’arrivée des premiers Portugais. Les missionnaires contribuent à l’instauration de ce que Charles Boxer a intitulé le « siècle chrétien » du Japon. Ce phénomène de mondialisation est à la base d’un certain phénomène d’intégration dans les réseaux mondiaux et est à l’origine d’une concurrence entre les Ibériques.
Le Japon apparaît comme un espace convoité sur le plan commercial et sur le plan religieux. Loin de préserver une séparation nette entre les deux empires, l’union des deux couronnes renforce au contraire la volonté des Espagnols de s’intégrer dans les réseaux extrême-orientaux à partir des années 1580. Il y a tout un travail de comparaison à faire entre la présence portugaise et la présence espagnole. Subrahmanyam parle ainsi de l’ « imperméabilisation des frontières » historiographiques, entre historiographie espagnole et historiographie portugaise. Au Japon, il n’y a aucune étude sur la présence ibérique en général, alors qu’il existe cette rivalité initiale entre Espagne et Portugal.
Il faut aussi décentrer le regard et envisager cet objet d’étude en tenant compte du point de vue des Japonais, qui ne sont pas prêts à recevoir passivement la mondialisation ibérique. Ils jouent de la position de contact du Japon et savent tirer parti de la compétition entre Européens, qui désirent accéder aux richesses asiatiques. La donne change au début du XVIIe siècle, avec l’arrivée des Hollandais et des Anglais au pays du Soleil Levant.
I – L’intégration du Japon dans la mondialisation ibérique : des échanges et des circulations multiples
A) Le développement des échanges commerciaux avec le Japon : le rôle du grand navire de Macao
L’empire portugais, au milieu du XVIe siècle, affronte une crise financière et politique de l’Estado da India, provoquée par la lutte entre les différents clans dirigeants pour la direction de l’Estado da India. Le choix fait au milieu du XVIe siècle, qui peut paraître paradoxal, est de relancer l’empire en se projetant vers l’Extrême Orient. Cela correspond au moment où les Portugais s’insèrent dans les réseaux commerciaux chinois, puis dans ceux du Japon. Les Portugais sont les premiers à s’insérer dans la structure des échanges en Extrême Orient. Pour autant, cela ne signifie pas que des réseaux commerciaux n’existaient pas déjà, avant leur arrivée. Ils parviennent surtout à tirer parti de leur statut d’intermédiaire entre les puissances asiatiques, qui, pour diverses raisons ne peuvent pas ou ne veulent pas commercer directement entre elles.
Le commerce entre Chine et Japon fournit un exemple de la capacité des Européens à profiter des rivalités. Le commerce Chine/Japon se fait à partir de la base de Macao. Les Portugais s’y installent en 1557. Macao a la fonction d’entrepôt et de port de redistribution des marchandises de la zone extrême orientale. Les Portugais y stockent les produits qui viennent des pays d’Asie ou d’Inde, qu’ils redistribuent ensuite dans les différents points de l’empire.
Le commerce du Japon ne fait pas partie de la carreira. C’est un commerce délégué au secteur privé, mais qui est en même temps très régulé. Une seule personne est autorisée à faire le commerce entre Chine et Japon : le « capitaine majeur ». Il est le seul, pour le commerce du Japon, autorisé à faire le voyage annuel entre la Chine et l’archipel nippon. Le roi portugais choisit le capitaine majeur. C’est en général un poste très lucratif, attribué à un noble qu’il a besoin de récompenser pour services rendus à la couronne.
Dès la fin du XVe s, les relations sont très tendues entre la Chine et le Japon. Les pirates japonais, les wakô, ravagent les régions côtières de la Chine, ce qui déplaît particulièrement aux autorités chinoises. En représailles de ces activités de piraterie, les autorités chinoises décident de fermer leurs frontières aux ressortissants japonais. D’un autre côté, l’interdiction est faite aux populations côtières chinoises de commercer avec l’extérieur. Le seul moyen d’avoir accès aux produits japonais pour les Chinois est de passer par des intermédiaires, les Portugais en l’occurrence.
Le navire de Macao assure la liaison annuelle entre la Chine et le Japon. Le navire part de Goa chargé de tissu, d’horloges, du vin… effectue un premier arrêt à Malacca. Une partie du chargement du navire y est déjà échangé contre des épices. Le navire reprend sa course et s’arrête à Macao, située en face de Canton. C’est un grand marché de la soie, mais la soie ne peut être obtenue que deux fois par an à Canton, au moment des deux grandes foires de janvier et de juin, seul moment où les Portugais peuvent acheter la soie chinoise. Les Portugais peuvent ainsi séjourner, jusqu’à dix mois à Macao, le temps de participer aux deux foires annuelles. Une fois acquise cette soie, ils repartent vers le Japon et accostent systématiquement à Nagasaki, dans l’île de Kyushu, où s’effectuent les transactions avec les Japonais. Les Portugais vendent la soie aux Japonais, et obtiennent en échange de l’argent, parce que l’exploitation des mines d’argent est en plein essor. Ils acquièrent également avec des laques, des Byobu (paravents), des tissus, des armures de samouraïs… autant d’objets qui sont ramenées essentiellement à destination les élites de la péninsule ibérique.
Comme le rappelle Subrahmanyam, le développement du commerce en Asie est dû essentiellement à des circonstances locales, aux tensions Chine/Japon, plus qu’à un effort volontaire des Portugais pour s’imposer dans le commerce extrême-oriental. Le développement du commerce portugais en Extrême Orient ne résulte pas d’une initiative des Européens, mais de la conjonction de plusieurs facteurs économiques, politique, propres à cette zone géographique.
B) L’orientalisation des mœurs dans la péninsule ibérique
Les objets asiatiques sont à la mode dans la péninsule ibérique, ce qui est un des effets retour du commerce de l’Asie vers l’Europe. Espagnols et Portugais n’ont qu’une connaissance limitée de la Chine et du Japon. Seule une élite s’intéresse aux objets ramenés d’Extrême-Orient. Cette orientalisation des mœurs se date de la fin XVIe-début XVIIe siècle. C’est la mode des étoffes chinoises, des éventails importés de Manille et des paravents, dont on sait que le marquis de Guadalcazar en possède 5 caisses. Les paravents sont ainsi importés par les navires portugais, mais une partie transite aussi par les Philippines et la Nouvelle Espagne. On assiste à l’essor d’une production de paravents en Nouvelle-Espagne pour répondre à une demande créole. Les objets en laque connaissent également un grand succès dans la péninsule ibérique et dans les Indes Portugaises. Ces laques japonaises sont jugées de très bonne qualité. On observe au Japon le développement de la création d’objets en laque pour répondre à la demande européenne. En fait, les Japonais se mettent à produire des objets en laque complètement inconnus au Japon, sans utilité dans le contexte japonais, mais destinés à l’exportation. Ce sont essentiellement des objets religieux, crucifix, oratoires, produits au Japon et exportés vers la Péninsule ibérique.
L’intérêt des Ibériques pour les objets venus d’Extrême-Orient s’accentue lors de la venue en Europe d’ambassadeurs du Japon. Deux ambassades – terme à utiliser avec prudence, car ce ne sont pas de véritables ambassades au sens européen du terme – sont envoyées. La première, de 1582 à 1590, une ambassade de quatre jeunes Japonais chrétiens, envoyés en Europe par les jésuites. Ils sont envoyés pour représenter la nouvelle chrétienté japonaise en Europe. Cela permet de promouvoir la mission japonaise. Le but est de donner aussi un visage à la nouvelle chrétienté et de récolter des fonds en échange.
La deuxième ambassade, franciscaine, passe par les Philippines, par Mexico (elle est relatée par le noble mexicain Chimalpahin), arrive en Europe, est reçue par le roi d’Espagne et par le pape en audience solennelle à Rome en 1615. Deux ans après l’audience, une fresque immortalise la scène dans le palais du Quirinal. Les échanges artistiques et culturels ne se font pas uniquement de l’Asie vers l’Europe, mais des Asiatiques se montrent désireux d’accéder aux curiosités européennes, notamment les horloges, objet de fascination pour plusieurs raisons, entre autre parce que le découpage du temps en douze heures intéresse les Japonais. L’autre bien culturel qui intéresse les Japonais sont les connaissances scientifiques, et notamment en astronomie. Le rôle des missionnaires est ainsi fondamental dans la diffusion de la culture européenne au Japon.
II – Le « siècle chrétien » du Japon (Charles Ralph Boxer)
A) Le rôle des missionnaires jésuites au Japon : la mise en place d’une pastorale originale
Jusque dans les années 1580, ce sont les Jésuites qui ont le monopole de la conversion. Leur but est de convertir la population. Ils n’ont pas les moyens d’imposer le christianisme par la force, parce qu’ils ne sont pas en situation de monopole colonial, comme c’est le cas en Amérique par exemple. Ils s’appuient donc sur une politique qui n’est pas propre au Japon, mais qui est également mise sur pied en Inde et en Chine, politique dite d’accommodation. C’est une politique qui prône une adaptation partielle du catholicisme aux coutumes sociales et culturelles d’un pays. Reste à savoir ce qui est du domaine du social et du culturel et ce qui est du domaine du religieux.
Cette politique fait l’objet de nombreux débats entre les missionnaires présents au Japon et la papauté à Rome. La politique d’accommodation, dans le cas du Japon n’est pas mise en place de manière uniforme, mais une pastorale est bien mise en place, différenciée selon les territoires.
1. Organiser la chrétienté japonaise la mise en place d’une pastorale différenciée selon les territoires
La mission prend son essor à partir de 1580, avec Alessandro Valignano qui porte le titre de “visiteur des Indes orientales”. Il supervise toutes les missions en Orient. Sous son impulsion, le catholicisme s’implante véritablement au Japon. Le catholicisme se développe dès lors dans toutes les couches de la société. Ômura Sumitada est le premier seigneur, certes modeste, à se convertir au catholicisme (1563). C’est une victoire importante pour les jésuites, même si c’est un petit seigneur.
En 1614, à la veille des persécutions, il y a 2% de chrétiens au Japon, chiffre qui peut paraître faible, mais qui cache des réalités très diverses selon les territoires.
Il y a des zones où le christianisme est très bien implanté, essentiellement dans les zones du sud autour de Nagasaki, et dans la région de la capitale de Kyoto, au centre du Japon par la volonté des Jésuites de viser l’élite du pays, car l’aristocratie est concentrée dans la capitale. Les missionnaires établissent une politique d’évangélisation par le haut. Certaines régions autour de Nagasaki sont en totalité chrétiennes. A l’inverse, il peut y avoir des communautés chrétiennes réduites uniquement aux membres d’une même famille. La caractéristique des chrétiens japonais est d’être sans cesse mélangés aux non chrétiens, et cela a des conséquences sur les pratiques et sur la capacité des missionnaires à contrôler les pratiques des chrétiens.
Les obligations attendues des convertis sont plus ou moins importantes selon le degré de christianisation de la région. Nagasaki est le siège de l’évêché, là où se trouve un embryon de paroisses. On y impose le calendrier chrétien : obligation du repos dominical et obligation de respecter les fêtes et le jeûne. Les Chrétiens de Nagasaki respectent les mêmes fêtes qu’en Europe. Dans les régions moins christianisées, les missionnaires sont moins exigeants et ne demandent que le respect de Pâques et du repos dominical. Le début du XVIIe siècle marque une véritable évolution pour la Chrétienté japonaise. C’est à ce moment-là que les missionnaires vont chercher à intégrer la chrétienté japonaise au sein de l’église tridentine, en promouvant une forte piété sacramentelle : on développe alors le culte de l’eucharistie, la fête du Corpus christi.
La communauté chrétienne se sent suffisamment assurée, au moins dans les régions méridionales, pour affirmer sa différence avec les non Chrétiens. Cela se matérialise par exemple par les tombes : traditionnellement, les tombes bouddhiques, japonaises, sont verticales. Dans un premier temps, les missionnaires adoptent ce modèle vertical, pour se fondre dans le paysage traditionnel. On note que malgré le fait que ce soient des tombes chrétiennes, ces tombes adoptent des symboles bouddhiques, comme la forme du lotus appliquée à la pierre tombale. Au début du XVIIe siècle, on observe un passage à des tombes horizontales ave un croix qui permet d’identifier la tombe comme chrétienne. Dans le paysage japonais, la tombe horizontale désigne automatiquement une tombe chrétienne. C’est donc un moyen pour la communauté chrétienne d’affirmer sa différence face aux non chrétiens et d’affirmer son identité propre, ce qui déplaît à certains égards au pouvoir japonais.
2. L’ouverture d’établissements scolaires par les jésuites et la diffusion d’ouvrages européens au Japon
L’ouverture d’établissements scolaires par les jésuites n’est pas nouvelle. Le collège Saint Paul de Nagasaki n’est guère différent de ceux de Macao, Bahia ou Goa. Mais il s’en distingue cependant parce qu’il est ouvert pour la population japonaise, et non pour les Portugais qui vivent dans les territoires outre-mer. Il est destiné à former les jésuites japonais intégrés dans la compagnie et à former le clergé indigène à terme. C’est novateur quand on connaît la teneur des débats qui ont cours sur les métis et les créoles. Il y a bien une croissance de la compagnie de Jésus au Japon. En 1560, il n’y a que 10% de Japonais dans la compagnie de Jésus. 30 ans après, il y a plus de missionnaires japonais dans la compagnie que de missionnaires européens, sans compter les Dôjuku, des catéchistes qui ne font pas partie de la compagnie de Jésus, mais doivent enseigner le catéchisme. Dès les années 1580, le travail de conversion repose essentiellement sur les Japonais. L’évangélisation du Japon est prise en charge majoritairement par le Japonais, mais le problème est que les Européens conservent les postes à responsabilité dans la compagnie.
Pour former cette population, on ouvre des collèges et des séminaires, où on apprend la même chose que dans les autres collèges de Bahia ou Macao : grammaire, philosophie ou théologie. On se préoccupe de diffuser certains auteurs européens, notamment saint Thomas d’Aquin pour la théologie, Aristote en philosophie et on diffuse également les œuvres de Cicéron. L’influence portugaise, missionnaire n’est pas seulement dans le domaine éducatif mais aussi dans le recours à l’image.
B) Regards croisés sur les Européens au Japon, le recours à l’image.
Les Jésuites importent des œuvres d’art au Japon, parce qu’il faut nécessairement décorer les églises du Japon qui sont construites. Ainsi, dès la première mission, François Xavier apporte avec lui des tableaux, qui n’ont pas été retrouvés, mais qui sont mentionné dans ses lettres.
Les choses changent dans les années 1580, avec l’arrivée du peintre Giovanni Niccolo, en 1583. Il met ses talents de peintre au service de la mission et ouvre une école de peinture à Nagasaki. La production locale d’œuvre d’art doit permettre de décorer les églises japonaises Les œuvres produites dans cet atelier de peinture au Japon pouvaient ensuite être dispersées dans les autres missions asiatiques, en Chine par exemple. L’atelier de peinture jésuite produit aussi bien des œuvres qui sont des copies de tableaux européens, qui utilisent des techniques européennes comme la perspective. Ils produisent aussi des œuvres mélangeant techniques européennes et japonaises. Il y a une diffusion des sujets européens, des techniques européennes de peinture, en dehors du cercle de l’école de peinture jésuite.
Certaines représentations, comme le portrait de Notre-Dame-des-Neiges, utilisent des techniques, dans l’utilisation des couleurs, l’importance du fond doré, proprement japonaises. Il y a aussi un mélange de sujets européens, de techniques japonaises utilisées pour diffuser ces œuvres dans la mission.
L’art namban est une autre manière d’appréhender l’intrusion des Européens dans l’art japonais . Les Japonais produisent une série d’œuvre qui dépeignent l’arrivée des Européens au Japon. La fascination des Européens pour les nouveaux mondes est réciproque. L’art namban se développe autour d’une école, l’école Kanô, du nom des fondateurs qui produisent des paravents dans les années 1590 et au début du XVIIe siècle. Les paravents sont toujours achetés par paire. Deus scènes sont représentées conventionnellement dans l’art namban : l’arrivée du navire portugais à Nagasaki et le déchargement des marchandises portugaises. Le deuxième paravent est toujours une scène de genre, scène de la vie quotidienne à Nagasaki. On note un souci d’observation assez singulier qui pousse les peintres à représenter le détail des pantalons bouffants des Portugais, mais également la diversité des populations : Portugais blancs, esclaves d’Afrique ou d’Inde, que les Portugais amènent avec eux et qui intriguent les Japonais. Dans un autre paravent, on peut voir la représentation d’une église, qui a une forme de bâtiment japonais, avec les Pères jésuites habillés en noir. Les jésuites reprennent l’architecture locale. D’autres religieux n’ont pas le même costume et sont des franciscains. A la fin du XVIe siècle, d’autres ordres religieux viennent concurrencer les jésuites. On note que les maisons des chrétiens japonais sont représentées avec une croix au fronton pour bien les distinguer. Nagasaki est donc représentée comme une ville chrétienne. L’influence portugaise est remise en cause dès la fin du XVIe siècle.
III – Le Japon : un espace de concurrence dans la mondialisation ibérique
A) Concurrence entre Ibériques : des rivalités commerciales doublées de rivalités religieuses
La concurrence espagnole se développe à partir de la base de Manille qui essaie de concurrencer la Macao portugaise. Les Espagnols essaient de développer le plus possible les échanges avec le Japon. Le Japon a une situation stratégique, situé sur la route retour du Galion de Manille. Dès 1603, des dirigeants japonais proposent de développer le commerce entre le Japon, les Philippines, mais aussi la Nouvelle Espagne et les dirigeants japonais suggèrent que le Galion de Manille fasse un arrêt sur les côtes japonaises. Les propositions des dirigeants japonais ne trouvent pas un écho immédiat, mais sont relancées à l’arrivée de Rodrigo de Vivero.
Né à Mexico vers 1564, il est nommé en 1608 gouverneur intérimaire des Philippines. Il repart assez vite, dès 1609, mais son navire fait naufrage le long des côtes japonaises. Il passe alors un an au Japon entre 1609 et 1610. Vivero s’improvise négociateur de traités commerciaux entre la Nouvelle Espagne et le Japon. Il propose que le Japon devienne une sorte de base pour que le galion de Manille fasse une escale avant la traversée du Pacifique. Cela permet de refaire les provisions en nourriture ou en eau avant la traversée, mais aussi de réparer le navire. Les dirigeants japonais demandent l’envoi de 50 mineurs de Nouvelle Espagne pour exploiter les mines d’argent du Japon qui se trouvent alors en plein essor. Les mineurs sont censés apprendre les techniques d’extraction mises au point en Amérique.
Ces projets échouent car dès 1613, des persécutions contre les chrétiens se déclenchent, mais ils sont originaux parce qu’ils envisagent de nouer des connexions entre Asie et Amérique sans passer par l’Europe. Ils témoignent aussi de la création d’une nouvelle centralité dans la monarchie espagnole, autour de Mexico, plus à même de négocier avec les territoires asiatiques que Madrid, qui se trouve trop loin. Par la voix de Vivero, l’Espagne propose ainsi une voie concurrente à la route des Indes portugaises.
Ces rivalités commerciales redoublent des rivalités entre ordres missionnaires. Les Jésuites ont le monopole de la mission du Japon jusque dans les années 1580. Ils font légitimer ce monopole par le bref Ex Pastoralis Officio. Grégoire XIII reconnaît officiellement le monopole jésuite sur le Japon. Cela n’empêche pas les ordres mendiants, et surtout les franciscains d’essayer de rentrer au Japon. Dès 1584, on trouve une présence franciscaine au Japon qui se développe surtout au début du XVIIe siècle. Les franciscains sont toujours moins nombreux que les jésuites, mais leur présence est légitimée, puisqu’en en 1600 ils obtiennent l’autorisation de s’installer sur le sol japonais grâce au bref Onerosa pastoralis de Clément VIII. Les ordres mendiants passent par les Philippines, tandis que les jésuites passent par Macao et sont liés à la couronne portugaise.
B) La montée des concurrences européennes au Japon : l’incapacité des Ibériques à présenter un front commun
Les autres Européens qui sont présents de manière significative sont les Hollandais. En 1600, le navire Liefde, dirigé par un capitaine anglais, mais hollandais, s’échoue au Japon. A partir de 1609, une factorerie hollandaise s’ouvre. L’arrivée des Européens introduit un phénomène de concurrence qui permet de baisser les prix, notamment le prix de la soie. D’un côté des Japonais accueillent à bras ouverts les Hollandais. De l’autre côté, les Ibériques sont incapables de présenter un front commun. Tous ces facteurs se conjuguent avec la fermeture du Japon aux Ibériques
C) La fermeture du Japon aux Ibériques : le poids des acteurs locaux
Les relations avec le pouvoir japonais local sont aléatoires. Dès 1587, un coup de semonce a été donné par le pouvoir japonais, contre la présence ibérique. Hideyoshi prend un édit d’expulsion des missionnaires, qui cependant n’a pas vraiment de conséquences. En 1603 est fondé le shogunat des Tokugawa. Avec l’instauration du nouveau shogunat est créé un pouvoir central fort méfiant à l’égard des Chrétiens et qui craint de manière générale toute forme de rébellion. Ieyasu s’est montré longtemps tolérant à l’égard des missionnaires qui apparaissaient comme des intermédiaires indispensables pour leur approvisionnement en soie. L’arrivée des autres Européens change un peu la donne et surtout fragilise la position des marchands portugais qui n’ont plus le monopole du commerce de la soie. En 1614, Ieyasu décide de prendre un édit qui décrète l’expulsion des missionnaires et l’interdiction du christianisme. Pour autant, il n’y a pas encore d’expulsion des marchands portugais. Le commerce de la soie est tellement lucratif qu’ils ne peuvent pas s’en passer, ne serait-ce que pour l’argent que procure cette soie pour le commerce portugais d’Asie.
Parallèlement se développent les échanges avec les Hollandais qui supplantent les Portugais.
Les persécutions contre les chrétiens sont intimement liées à la volonté du shogun de surveiller le commerce et les relations extérieures. On ne dissocie pas les relations commerciales des relations extérieures. Les dirigeants japonais exercent un contrôle de plus en plus pesant sur le commerce extérieur. La politique de fermeture des frontières a été désignée rétrospectivement au XIXe siècle sous le nom de Sakoku. Ella a longtemps été interprétée comme une politique xénophobe et anti-européenne. C’est avant tout une politique qui cherche à contrôler le commerce, choisir quelles transactions commerciales doivent être effectuées, ainsi que les partenaires commerciaux. En instaurant un monopole sur le commerce extérieur, les Tokugawa détournent à leur profit les bénéfices du commerce de la soie, qui auparavant rentraient dans les poches des seigneurs chrétiens du Kyushu. Ces seigneurs chrétiens sont en général hostiles au pouvoir des Tokugawa.
Il y a un mélange de politiques extérieures et intérieures qui expliquent la mise en place de la politique du Sakoku. Cette politique se fait au détriment des Ibériques, dont la présence n’est plus indispensable. Les Ibériques ne dissocient pas les activités commerciales des activités religieuses. Le christianisme est interdit en 1614, mais bien souvent les marchands portugais essaient quand même de faire passer des prêtres en douce.
La révolte de Shimabara en 1637, aux accents chrétiens, est un prétexte pour le shogun pour expulser les Portugais du Japon. En expulsant les Portugais en 1639, les Tokugawa éliminent toute forme de présence ibérique au Japon.
Le Japon est un espace au cœur des positions ibériques en raison de sa position géographique, proche de la Chine, bien intégrée dans les réseaux extrême-orientaux. Il y a aussi une fascination pour la culture japonaise, une population jugée capable de comprendre le christianisme. Si Portugais et Espagnols partagent les mêmes objectifs au Japon, les méthodes pour y parvenir diffèrent. La stratégie d’évangélisation des jésuites est récusée par les franciscains. Les méthodes commerciales diffèrent entre Portugais et Espagnols. Ces modèles commerciaux et concurrents aboutissent à un échec qui se traduit par l’expulsion des Ibériques au XVIIe siècle.
L’affirmation du pouvoir japonais joue un rôle essentiel au tournant du XVIIe siècle, en s’affirmant comme la seule autorité capable de régler le commerce extérieur. En expulsant les Ibériques en 1639, ils se ferment à la mondialisation ibérique, mais pas aux échanges asiatiques et aux connaissances européennes. Le Japon trouve dans les Hollandais un allié complaisant qui refuse le prosélytisme religieux, pour mieux se concentrer sur les activités commerciales. Avec la présence hollandaise, c’est un autre modèle de présence européenne au Japon qui se met en place et interrompt les relations avec les autres Européens jusqu’à l’ouverture forcée du Japon dans les années 1860.
Questions
- Quel est le sort des Japonais convertis une fois expulsés ?
Plusieurs solutions se présentent : il y a des cas de Japonais qui une fois expulsés par le pouvoir japonais, suivent les missionnaires à Manille, mais ce sont des cas rares. Soit on pratique encore de manière souterraine la religion. Le christianisme s’est maintenu ainsi dans les îles éloignées et difficiles d’accès. Autrement, les autorités japonaises mènent des campagnes de persécution jusque dans les années 1650, avec pratique de la torture et moyens variés pour faire renoncer les convertis au christianisme. Jusqu’en 1650, les missionnaires parviennent à s’introduire et se cacher au Japon.
- Quel est l’intérêt de continuer à introduire des missionnaires au Japon une fois l’expulsion consommée ? Est-ce pour continuer à convertir, ou simplement pour encadrer ?
Les missionnaires disent qu’ils font de nouvelles conversions, mais tout dépend des endroits. A Nagasaki, la conversion est plus problématique qu’ailleurs, parce qu’il y a une véritable chasse aux Chrétiens. C’est surtout pour maintenir la foi chrétienne et administrer les sacrements. Cette présence missionnaire cachée est surtout permise grâce à une aide locale. Les missionnaires se déplacent de maisons en maisons de chrétiens.
- Que deviennent les convertis qui doivent encadrer les nouveaux Chrétiens au Japon-même ?
Déjà à l’époque où les missionnaires sont autorisés, les missionnaires ne peuvent pas visiter la totalité des villages en raison de leur faible nombre et ils ont donc créé une hiérarchie à l’intérieur de la communauté chrétienne. Souvent le chef du village est chargé de réunir les Chrétiens le dimanche pour une lecture de la parole et du catéchisme. Le christianisme caché s’appuie sur des réseaux constitués antérieurement à l’interdiction du christianisme. Mais tout rassemblement est suspect : on essaie donc de maintenir le lien entre chrétiens japonais, mais le christianisme s’altère au bout d’un moment.
- Sur la constitution d’un clergé indigène :
A la veille des persécutions, 14 prêtres ont été ordonnés de 1601 à 1614 : c’est à la fois peu et beaucoup dans un contexte extra-européen. Il y a des oppositions très fortes à l’intérieur de la compagnie de Jésus contre l’ordination des Japonais, parce qu’ils sont réputés inconstants, ivrognes… Des missionnaires continuent d’écrire à Rome contre l’ordination des Japonais, même après l’ordination des premiers prêtres en 1601. Au sein de la hiérarchie de la Compagnie de Jésus, aucun Japonais n’accède à un poste de responsabilité. Les postes provinciaux, pour la direction de la mission dans la province, ne leur sont pas ouverts. Ils accèdent surtout à des postes d’enseignement. Les fonctions-clés de la mission, pour les stratégies d’évangélisation, restent aux mains des Européens.
- Y a-t-il des marchands installés de permanente au Japon et y a-t-il des métissages ?
Les métissages sont minoritaires, et uniquement à Nagasaki. Il y a une minorité de marchands installés à Nagasaki. On voit des cas de femmes japonaises et d’enfants issus du métissage qu’on retrouve dans les listes des missionnaires de la Compagnie de Jésus. Ces métis sont assez appréciés parce qu’ils font le lien comme partout entre les deux communautés et peuvent communiquer en japonais.
Compte-rendu par MGLF, janvier 2014.