« “Commodités typographiques” et herméneutique de la parole de Dieu : la distinction typographique des unités de sens dans la Bible d’Olivétan
Olivier Millet (Université de Paris-Sorbonne)
La bible d’Olivétan est la première qui annonce traduire à partir du grec et de l’hébreu. Elle sert ensuite de base pour les autres traductions. C’est une bible pédagogique, pour un public populaire qui a accès pour la première fois à une œuvre savante. On indique dans une table comment lire les chiffres : 1 est écrit en chiffre et en toutes lettres (« ung »), de même que 2 (« deux ») etc. Olivétan, avec Calvin, Bonaventure des Périers…, se trouve au sein d’unesodalitas humaniste. Le livre est porté devant le public. La bible s’adapte à un nouveau type de communauté chrétienne, pré-confessionnel en 1535. Olivétan était un enseignant : il est pédagogue, érudit et fait partie d’une équipe propagandiste qui veut des réformes. Il s’agit véritablement d’« utopie », puisque c’est une fédération d’horizons divers ; Olivétan se surnomme lui-même « Personne de nulle part ».
Olivétan distingue la prose de la poésie et ajoute des alinéas. C’est une innovation importante. Auparavant, le texte biblique était disposé en deux colonnes compactes sur la page, afin de souligner l’unitas scripturae du texte sacré. Il y a des éditions à part du psautier, qui présente une unité sémantique et rythmique, avec des alinéas. Dans la bible de Robert Estienne en 1532, qui incarne un tournant majeur, il en était déjà ainsi et le procédé était même étendu à tous les autres passages considérés comme poétiques. Cependant, contrairement à Olivétan, Lefèvre d’Étaples conserve la disposition traditionnelle, sauf pour les Psaumes. Olivétan fait ressortir des unités de sens pertinentes. Quelle siginification y a-t-il dans ce travail pédagogique et pour la communauté chrétienne ?
Les signes diacritiques sont absents. Olivétan privilégie la « propriété des mots et sens des sentences ». La forme de l’énoncé varie de la phrase grammaticale au paragraphe (période, sententia). Il s’agit de « phrases » au sens large. La bible d’Olivétan est un gros in-folio de 5 kg et comporte des notes érudites, même si elles sont pédagogiques. Parfois, Olivétan parle des variantes du texte. Dans la traduction, qui constitue le texte principal, Olivétan ajoute des mots, qui apparaissent en caractères plus petits (ils sont clairement désignés au lecteur comme des ajouts), au nom de la propriété de la langue française.
[Luc 8 et Genèse 1. Nous conseillons vivement au lecteur de se rendre sur le site e-rara.ch pour voir ces pages : les textes y sont parfaitement lisibles sans efforts, ce que nous ne pouvons faire ici. Nous donnons le lien pour accéder au site et à la page précise que nous citons : il suffit de cliquer sur le numéro correspondant, ici les numéros [689], [690] et [23].]
En outre, Olivétan a un usage original du paragraphe : il y a des blancs espacés, des manchettes et des paragraphes.
Pour ce qui est des paragraphes, rares sont les chapitres en un seul bloc ; ils sont presque toujours aérés par des paragraphes (souvent trois ou quatre). Dans Jérémie 2, il n’y a que deux paragraphes, ce qui constitue une exception. Ils correspondent à une changement d’énonciation. Les paragraphes correspondent à des épisodes narratifs (par exemple, en Luc, 8), ils sont une sorte de péricope, sans articulation interne autre que les points. Cela s’ajoute à une structuration traditionnelle (taille des lettrines, numéro du chapitre…). Le dispositif vraiment original, c’est celui des paragraphes : ils guident et allègent la tâche du lecteur. Le texte est plus facile à lire et à mémoriser. Les paragraphes éclaircissent le texte et le mettent en relief, ce qui a une fonction exégétique. La fragmentation est très significative, de nature rhétorique, elle rend visible le caractère incantatoire : il y a souvent un paragraphe au retour d’une anaphore dans le texte.
[Exode 20 et Genèse 22 (source : e-rara.ch, voir précisions en bas de page). Les images sur e-rara.ch sont les numéros [65]-[66] pour Exode 20 et [33] pour Genèse 22.]
Une typologie de la fonction des paragraphes se dégage. Ils servent à :
– rendre visibles les effets d’énumération et de liste. Par exemple, dans la Genèse, chaque jour de la création se voit consacrer un paragraphe. Il y a plusieurs types de listes : les généalogies, les tribus d’Israël, les noms, les commandements divins (Exode 20), les oracles prophétiques et malédictions (cependant, dans les Béatitudes, il y a des paragraphes mais sans retrait à gauche, ce qui en souligne l’unité) et les listes.
– souligner les logia de Jésus : à chaque fois qu’il y a des paroles prononcées par Jésus, il y a un paragraphe.
– détacher la poésie. Les paragraphes correspondent aux versets, qui sont considérés comme des vers blancs, donc. Il y a rarement des points, dans ces paragraphes poétiques. Par rapport à la bible de Robert Estienne, il manque Job, Isaïe 12, Jonas 2 et Habacuc 3. Ils sont signalés comme oraisons, donc comme prose, contrairement aux cantiques.
– dégager les paragraphes narratifs. Genèse 22 (sacrifice d’Abraham) est découpée en cinq actes (le terme « actes » est employé à dessein) : l’intervention de l’ange est soulignée par ce découpage. L’épisode est construit ou déconstruit, il est dramatisé. Le découpage met en relief le drame de l’obéissance à une parole qui semble contredire la parole de Dieu qui a promis une descendance à Abraham : quelle foi peut-on avoir, alors, en la parole de Dieu ?
Le découpage en paragraphe facilite la mémorisation. Ils sont la marque de l’interprétation préalable du traducteur exégète. Olivétan s’aligne sur la littérature profane en distingant prose et poésie. De plus, le propos des passages, les thèmes sont explicités dans les notes. Il y a un double système de repérage : les paragraphes et les notes marginales, qui ont fonction de sous-titre. Les deux servent de point de départ pour l’exégèse.
[Matthieu 19 (marques du dialogue), Matthieu 1 (liste de noms), l’Ecclésiastique 14 (“Ayme Dieu…”) (source : e-rara.ch, voir précisions en bas de page). Sur le site e-rara.ch, les images correspondantes sont les numéros [662], [651] et [583].]
Il y a un deuxième système à l’intérieur des paragraphes, qui souligne les unités minimales de sens de taille supérieure à la phrase : ce sont des blancs typographiques qui équivalent à peu près à deux caractères. Leur fonction est la même que celle des paragraphes, mais plus discrètement. Ils aèrent les paragraphes, guident le lecteur, mettent en relief les articulations du discours. Ainsi, ils apparaissent avant les prises de parole dans un dialogue (« Et il lui dit », « Et le Seigneur lui répondit »). Dans Matthieu, il y a des blancs importants, même s’ils ne sont pas des paragraphes : ce sont des sous-paragraphes rhétoriques, qui servent à distinguer les différents peuples. Certains passages particulièrement sentencieux et importants sont soulignés par des blancs (par exemple, dans l’Ecclésiastique 14, « Ayme Dieu en toute ta vie » est encadré de blancs typographiques). Le lecteur est invité à reconstituer l’unité du paragraphe ou l’autonomie affirmée de chaque dit. Les blancs montrent les étapes du raisonnement.
Quant aux manchettes, elles orientent le regard du lecteur vers les passages importants, ceux à noter dans les cahiers personnels de lieux communs (recommandés par Érasme). Il y a une dimension catéchétique forte dans les manchettes. Elles sont sous-tendues par une thématique théologique cohérente : la parole divine c’est la Loi. Ensuite, les ramifications se font à partir de cette idée. C’est typique des réformés helvétiques et c’est flagrant dans les manchettes. Les représentations imagées de Dieu sont systématiquement éradiquées, c’est une obsession d’Olivétan. Les manchettes soulignent également que les Réformés sont condamnés et appelés à la repentance (ce qui est très marqué chez Guillaume Farel) car ils ont été idolâtres.
Conclusion
Il s’agit pour Olivétan de souligner certains messages chrétiens. Il y a deux conclusions :
– le découpage en paragraphes et en sous-paragraphes, différent des blocs habituels, représentent des unités minimales de sens ; ils sont donc sémantiques et pas seulement formels. Ils relèvent d’une exégèse rhétorique et invitent à déchiffrer la Bible selon une liste de lieux communs.
– la mise en page, dans une culture du livre imprimé où l’oral est toujours très important, est un guide pour des lecteurs alphabétisés mais non lettrés ou pour un lecteur qui lit devant une assemblée. Une série de « dits » sont présentés, ils méritent d’être interprétés chacun pour lui-même. Ceci rejoint les nouvelles pratiques informelles de lecture de la Bible et de célébration eucharistique.
Compte-rendu par Anne Debrosse, le 05/02/2012