La vérité par l’image : sur la fortune de la reconstitution du Temple de Salomon par Prado et Villalpando

François Lecercle (Université de Paris-Sorbonne)

Lors de la communication précédente, Guy Lazure (« L’exégèse par l’image : stratégies et pratiques herméneutiques en Espagne, de la Polyglotte d’Anvers au Temple de Salomon ») a rappelé l’ampleur de l’ouvrage des jésuites Prado et Villalpando ainsi que la faveur royale dont ils ont bénéficié auprès de Philippe II d’Espagne, ce qui permis leur a permis d’être innocenté face aux accusations portées contre eux par l’Inquisition. Après les communications sur les bibles protestantes, les deux communications de G. Lazure et de F. Lecercle sur Villalpando se sont penchées sur une exégèse catholique (commentaire d’Ézéchiel). Des images de Villalpando sont disponibles sur le site du Museum of the History of Science. Des images de Montanus sont disponibles ici.

Temple de Salomon, Villalpando (source : wikipédia espagnol, article Juan Bautista Villalpando)

Temple de Salomon, Villalpando (source : wikipédia espagnol, article Juan Bautista Villalpando)

Il s’agit de mesurer la fortune exégétique de la reconstitution du Temple de Salomon par Prado et Villalpando aux XVIIe et XVIIIe siècles. Pourquoi le Temple ?

 

I. Villalpando

Villalpando1 veut impressionner :

– par la magnificence du temple. Personne jusque là n’a rendu justice au temple dans la gravure, il apparaissait plutôt comme une maison de berger que comme une maison de roi. Le leitmotiv de Villalpando est qu’il faut rendre au temple sa grandeur.

– des illustrations inouïes. Elles sont pliées ; une fois dépliées, la plus grande dépasse le mètre cinquante. De plus, ces images se déploient en hauteur.

Villalpando développe une théorie herméneutique articulée autour de l’image. La visualisation est la clé de l’interprétation. La nécessité de l’image est décrite comme une nécessité graduelle. Le seul moyen de mémoriser est la collatio, l’accès au sens mystique du terme : pour percevoir le sens allégorique, il faut confronter la chose signifiée à son signe. C’est une théorie très sophistiquée. Ainsi, le geste de Villalpando n’est pas seulement historique et archéologique, contrairement à Arias Montanus2 dans sa Polyglotte, mais il est pleinement herméneutique. Il ne s’agit pas de restaurer l’édifice pour lui-même ni de reconstituer un contexte historique, mais de décrypter les secrets (arcanes) de la religion. L’ouvrage est destiné aux théologiens et aux architectes unis pour déchiffrer des images trop complexes pour les uns et les autres.

Villalpando n’invente pas tout : il existe une tradition de l’herméneutique des images. Par exemple, chez Montano, il y a le corps du Christ dessiné sur l’Arche de Noé. Sixte de Sienne3 avait proposé une méthode exégétique par l’image, mais beaucoup moins développée. Chez Henri Estienne et Castellion4, qui ont été plus influents (surtout Castellion), l’image permet de comprendre. Chez l’anglais Pearson5 et dans la Polyglotte de Londres, les images sont présentes pour décrypter Ézéchiel, ce qui est similaire à ce que fait Castellion, mais pas à ce que fait Villalpando. Pour Castellion, les images sont nécessaires mais pas suffisantes. Par exemple, pour comprendre l’éther, il propose un schéma. Parallèlement, Villalpando élabore une justification herméneutique supérieure, sans dire que les images sont insuffisantes ; elles constituent un tour de force par deux procédés :

– il y a une dramatisation de la découverte : on découvre le Temple en dépliant l’image, et l’ensemble se dirige vers le saint des saints ;

– les images montrent le saint des saints, c’est-à-dire ce que personne n’aurait dû voir selon l’Ancienne Loi (mais comme elle n’existe plus, on peut y aller) et surtout ce que personne n’aurait pu voir (dans la réalité, ce bâtiment n’a jamais existé tel qu’il est présenté, avec des coupes, puisqu’on ne peut pas abattre des pans de murs pour montrer l’intérieur).

Cette stratégie est loin d’être infaillible, il y a des contradictions. L’image n’est pas un passage obligé (comme au chapitre 41 d’Ézéchiel). En outre, les images sont parfois de simples allégories (le lion représente la force, l’aigle la vitesse…). De plus, il y a des incohérences entre les gravures : les deux faces du Temple devraient avoir le même nombre d’étages, ce qui n’est pas le cas sur les gravures (il y a un étage de différence).

 

Bernard Lamy, Vue du Temple (source : http://www.rookebooks.com/product?prod_id=5664)

Bernard Lamy, Vue du Temple (source : http://www.rookebooks.com/product?prod_id=5664)

II. Réception de Villalpando (dès la publication)

La postérité plastique de l’ouvrage est importante. Des modèles en bois permettent une diffusion large (par exemple, un individu qui prend le pseudonyme de« Templo » a diffusé des modèles en bois). Les illustrations de Villalpando ont eu des émules en architecture, comme Borromini. Elles influencent la Chapelle du Saint-Suaire de Guarino Guarini, des temples hollandais et anglais, des synagogues polonaises. Le danger est évidemment de surinterpréter : Villalpando était un architecte, il réutilisait des traits architecturaux de son époque. Néanmoins, on attribue le type des synagogues à trois arches à l’influence de Villalpando.

Il y a également une réception théorique de Villalpando. José Sigüenza6 est hostile, mais il voile ses critiques en raison de la faveur royale dont jouit Villalpando. Martin Estavan7 propose un résumé de Villalpando et Louis Cappel8, des extraits. Ce sont très souvent les intermédiaires de Villalpando.

Villalpando est très diffusé. Il est cité parmi les traités savants qui permettent une lecture saine de l’Écriture. Néanmoins, il est toujours envisagé par l’intermédiaire de Cappel. Or, dans la préface de Cappel, le statut ambigü de Villalpando est clair. Villalpando apparaît comme un prédécesseur et est cité comme tel. Mais si on commence toujours par l’encenser, c’est pour mieux le miner par derrière : on commence par dire que c’est un exégète particulier, une autorité locale, limitée au Temple ; c’est l’autorité sur le Temple. Mais ensuite, l’objet de Cappel est de démolir Villalpando.

Quelle est la cause de cette attaque ? Il y en a trois, il s’agit :

– d’abattre un prédécesseur récent ;

– de s’opposer à un catholique (bien que les exégètes se rendent hommage quelle que soit leur confession) ;

– de véritables divergences exégétiques.

Selon Bernard Lamy9, Villalpando est le premier à dire des choses dignes, mais comme c’est le premier, il y a des erreurs parce qu’il n’y a pas encore eu de discussions. Quant à Cappel, il procède à un récit généalogique : il rappelle ses souvenirs d’enfance tout d’abord, en disant qu’il a été fasciné alors par les images de Villalpando. Adulte, ensuite, il s’est fait prêter l’ouvrage (qui coûtait très cher) et a été découragé de l’imiter ; mais, pour garder une trace du livre, il a dessiné et pris des notes, en un mot, il en a fait un succédané. Enfin, quinze ans plus tard, il constate des erreurs chez Villalpando et décide de publier des amendements. Cappel passe donc de la ferveur enfantine à la mission réparatrice. Le catalogue des réfutations est ainsi ouvert. Il y a deux reproches principaux.

En premier lieu, on reproche à Villalpando son extravagance : il faut réduire un Temple qui défie le sens commun. Le Temple était d’ailleurs plus petit que ce que Villalpando voyait (ce que prouve la topographie des lieux où il se trouvait). Samuel Lee10 ouvre son traité en calculant le coude hébraïque et conclut que le Temple était une petite maison. C’est dérisoire, même par rapport à Montanus, qui était bien plus modeste que Villalpando. Cappel réduit la taille, la richesse, la grandeur du Temple. Il y a des sous-entendus : réduire le Temple salomonien, c’est l’arracher à son tropisme romain. Villalpando est une caution pour la splendeur romaine.

En second lieu, on reproche à Villalpando de proposer une fiction. Selon Lamy, Villalpando invente le Temple et s’aventure en conjectures hasardeuses. Il surcharge, il tord les mots en les prenant à contre-sens pour embellir. De plus, il accumule les erreurs architecturales et historiques : ainsi, il applique une architecture vitruvienne au Temple alors qu’elle date de quelques siècles après Salomon. En fait, faire appel à l’architecture vitruvienne c’est légimiter l’architecture de l’Église, c’est postuler son origine divine. Quoi qu’il en soit, Villalpando est complètement décrié, comme exégète, comme architecte et comme historien. Selon Lamy, il y a manipulation par l’image. Elle recouvre des desseins politiques. L’œuvre de Villalpando est une entreprise de glorification de l’Église, de l’Espagne et de la Compagnie de Jésus. Cependant, les attaques de Lamy sont surprenante car on peut les retourner contre lui. Ainsi, les vases d’airain reconstitués par Lamy sont roccocos : il n’évite pas l’anachronisme.

Que reste-t-il de l’image ? Les grandes images de Villalpando ne sont pas reproductibles très facilement, c’est cher. Il existe donc des reprises, très pauvres. Ainsi, Estevan rend hommage à Villalpando, mais c’est très en retrait, il y a une réduction très importante.

L'arche de Noé de Montanus

L'arche de Noé de Montanus

III. Qu’advient-il de l’usage herméneutique des images par la suite ?

Que reste-t-il de l’argumentation iconophile de Villalpando ? Tout d’abord, le pouvoir de l’image est confirmé, son pouvoir de fascination, sa nécessité herméneutique (comme aide-mémoire : elle rassemble des éléments dispersés sous une forme immédiatement parlante). Les lecteurs lisent en dessinant, comme le montre Cappel. John Lightfoot11 délivre dans sa préface le scénario de son rapport aux images : il a dessiné le Temple comme il voulait que ça soit publié, mais la publication telle quelle a été impossible ; dès lors, il a renoncé à toute publication, mais on l’a persuadé de publier malgré tout, puisqu’on peut parler du Temple sans images ; il a donc publié mais sans images.

Ainsi, les images sont importantes mais ne sont pas une médiation indispensable. Lightfoot écrit comme s’il était un guide touristique, comme si on y était. L’image acquiert un nouveau statut : c’est un révélateur de l’interprétation. Pour mesurer la différence entre Lamy et Villalpando, il suffit de regarder les images. Lamy investit dans des planches luxueuses alors qu’il le reproche à Villalpando ; il dénonce les illustrations qui révèlent les erreurs de lecture.

Conclusion

 L’acceptation de l’image est inévitable. Quand on ne peut pas en ajouter, on le déplore. Son statut herméneutique est reconnu mais tend à reculer. Même Lamy investit dans des images splendides, mais il accorde à l’illustration un rang secondaire. Dans l’édition de 1720, les planches sont regroupées à la fin du recueil, alors que dans l’édition de 1696, Lamy avait écrit un « Avis aux relieurs » où il leur demandait que les planches soient disposées dans le texte comme il l’avait préscrit. L’accent se déplace de l’allégorique à l’historico-archéologique. L’image sert beaucoup plus à l’historico-archéologique (surtout chez les Réformés). À l’exégète architecte que voulait Villalpando succèdent d’autres figures. Ainsi, Lamy est exégète mathématicien : il s’agit de démontrer et non plus de faire croire par l’image. Samuel Lee est un gentleman marqué par la nouvelle science, il agit par procédure expérimentale, par conjecture. Lee adopte une posture de prudence, c’est un exégète rationnel et un curioso expérimentateur. Il fait le deuil de la représentation picturale : il y a peu d’images chez lui, et il n’y a plus de scénographie mais des plans. La reconstitution visuelle est dès lors pensée comme une expérimentation. Comme pour Villalpando, Lee se contredit parce que le discours de prudence s’effondre à propos de l’Arche d’Alliance : elle est une description objective, sans conjecture ; c’est-à-dire qu’il la voit et la représente. D’habitude, on explique comment reconstituer; mais pas là, pour cet objet particulièrement fort.

Précision apportée par la discussion :

L’image de l’Arche de Noé ressemble à un sarcophage qui contient le corps de Jésus chez Montano. La taille ne change rien : c’est la proportion qui compte. Le Temple est ainsi aux proportions du corps de Jésus.

Pour la typologie (l’Arche annonce Jésus), elle existe, mais ça n’est pas le cœur du propos.

Pour les Protestants, la question n’est pas faut-il se passer ou non de l’image, c’est plutôt l’image est-elle nécessaire pour comprendre le texte ? Elle est un obstacle à la méditation et à la vérité.

Compte-rendu par Anne Debrosse, 07/02/2012


  1. Jeronimo del Prado et Juan Bautista Villalpando, In Ezechielem explanationes et apparatus urbis ac templi Hierosolymitani commentariis et imaginibus illustratus, Rome, 3 vol., 1596-1605. 

  2. Arias Montano, Biblia Regia o Poliglota Antverpiana, Anvers, 1569-1572. 

  3. Sixte de Sienne, Bibliotheca sancta, Lyon, 1575, 2 vol. [1566 ?]. 

  4. Sébastien Castellion, Biblia sacra ex Sebastiani Castellionis postrema recognitione cum annotationibus ejusdem, Bâle, 1573 [1551]. 

  5. John Pearson, Critici Sacri, Londres, 1660, 9 vol., rééd. 1698, Annotata ad Ezechielem, vol. 4. 

  6. Historia de la Orden di San Jeronimo, Madrid, 1605, 2 vol. 

  7. Compendio del rico apparato y hermosa architectura del templo de Salomon, Alcala de Henares, 1615. 

  8. [Trisagion] sive Templi Hierosolymitani delineatio Triplex [écrit ca. 1640], in Bible Polyglotte de Londres, 1653-1657. 

  9. Bernard Lamy, Apparatus Biblicus sive manuductio ad Sacram Scripturam tum clarius tum facilius intelligendam, Lyon, 1696 ; De tabernaculo foederis, de sancta civitate Jerusalem, et de templo ejus, libri septem, Paris, 1720. 

  10.  Samuel Lee, Orbis miraculum, or, The Temple of Salomon, Londres, 1659, rééd. 1665. 

  11. John Lightfoot, The temple, especially as it stood in the dayes of Our Saviour, Londres, 1650.