Théologie et typographie dans les bibles anglaises, de la Great Bible à la Polyglotte de Londres (1539-1660)

François Dupuigrenet Desrousilles (Florida State University)

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John Foxe, Book of Martyrs, Exécution de William Tyndale, 1563 (source : wikipédia)

L’année passée a vu le quatrième centenaire de la Bible du roi Jacques (1611). F. Dupuigrenet Desrousilles propose donc de se pencher sur un corpus de bibles anglaises à mettre en parallèle : leur mise en texte présente-t-elle des caractères originaux ?

I. Contexte

La période s’étend d’Henri VIII et la Restauration de Charles II, sous le règne duquel sont imprimées les premières bibles anglaises. Deux points sont à retenir.

1/ L’Angleterre passe d’une dépendance vis-à-vis du Continent à une large autonomie, ce qui est symbolisé par la Polyglotte de Londres (1654). Alors que la Great Bible est imprimée à Paris (1539), la Polyglotte est imprimée à Londres. En outre, elle est financée par une souscription publique et faite par des érudits anglais. Elle présente sept sortes de caractères orientaux (dont, pour la première fois, l’éthiopien) qui sont taillés en Angleterre. Seul le papier n’est pas anglais (il vient d’Auvergne). Cette indépendance entraîne des choix typographiques nationaux.

2/ En conséquence de la répression des Lollards et avant le revirement d’Henri VIII, le Royaume vit toujours sous le régime de l’interdiction totale de traduire la Bible. Ce trait est unique en Europe. En 1526, la traduction de la Bible par Tyndale paraît en Allemagne : elle est condamnée par le Parlement. Pourtant, elle est à la base des traductions qui sont ensuite favorisées par le pouvoir. Il y en a trois :

– la Great Bible – appelée ainsi en raison de son grand format – commencée à l’instigation de Cromwell, qui paraît en 1539 ;

– la Bishops’ Bible, produite sous l’autorité de l’Église d’Angleterre, sousÉlisabeth I, en 1568 ;

– l’Authorized Version, plus communément appelée King James Bible de 1611, menée à bien sous l’impulsion de Jacques I.

Ces trois bibles favorisées par la pouvoir sont à comparer avec trois autres bibles :

– la Matthew Bible, traduite par John Rogers sous le pseudonyme de Thomas Matthew, qui paraît en 1537 ;

– la Geneva Bible, dont l’editio princeps de 1560 est publiée à Genève, qui paraît à Londres en 1575 ;

– la version catholique publiée à Reims en 1580 et qui circule sous le manteau.

L’édition biblique est soumise à un triple contrôle : corporatiste (la compagnie des libraires), ecclésiastique et politique. La publication des bibles anglaises est très surveillée. Il s’agit de comparer ces bibles en se concentrant sur Genèse I et sur Matthieu I, selon trois critères : le choix des caractères, celui des illustrations et le paratexte. Il s’agit de réfléchir sur les variations visuelles et leur lien avec les confrontations religieuses : en quoi le compromis dogmatique, liturgique anglican a eu des conséquences typographiques ?

II. Images des bibles anglaises 

- La Great Bible : elle est en gothique (deux caractères : le gros romain et le petit canon). Son impression est commencée à Paris chez François Regnault en 1538 et achevée à Londres. Les illustrations sont chez Regnault et sont réalisées en suivant de très près les vulgates lyonnaises, faites à partir de la Vulgate de Giunta de 1511. Elles sont placées dans les colonnes de texte et sont narratives. L'inspiration est continentale et archaïque en 1539. Il y a les lettrages, les titres etc. traditionnels, et c'est tout. Pourtant, l'éditeur scientifique voulait des commentaires, mais ils n'ont pas été retenus.

- La Matthew Bible : elle a exactement le même type de caractères et d'illustrations (celles de Regnault), le même sommaire, le même lettrage.

- La Geneva Bible : elle est en caractères romains. Les illustrations sont réduites à des cartes géographiques (ce qui vient des bibles du XVIesiècle), comme la carte du Paradis par exemple. En marge, il y a des notes théologiques importantes qui ne feront que prendre de l'ampleur. Elle est imprimée en Angleterre en 1575.

- La Bishops' Bible (1568) : elle fait preuve d'un syncrétisme amusant. Elle est en caractères gothiques pour le texte et certaines illustrations sont les cartes géographiques reprises à la bible de Genève. Mais elle est en caractères romains pour les notes, les préfaces, en un mot, pour tout le hors-texte et il y a des illustrations en tête de chapitre. Des bois de Virgile Solis, qui ont beaucoup voyagé et servi à des bibles aussi bien anglicanes, luthériennes que catholiques, sont réutilisés. Ces images donnent une idée de tout ca qui va suivre.

Quand la Geneva Bible est imprimée en Angleterre, la question du type de caractère se pose à nouveau. Les notes et les sommaires sont en romain. Mais le texte biblique est en gothique textura. En 1606, les éléments originaux sont repris mais le gothique disparaît tandis que les notes prennent de l'ampleur.

- Le Nouveau Testament catholique publié à Douai ou à Anvers en 1600 est en romain, et les notes et les commentaires sont très nombreux. Il n'y a pas d'illustration.

- La Bible du roi Jacques (1611) ne comporte qu'une seule illustration (une généalogie). Les caractères sont en gothique textura pour le texte de la Bible, c'est-à-dire les mêmes caractères qui viennent de Paris et qui remontent à 1505. Le paratexte est en romain. Il n'y a pas de notes.

En 1630 est imprimée la première bible qui ne soit pas londonienne, à Cambridge : rien ne change.

[Si vous voulez consulter des images de la Matthew's Bible, de la Bishops' Bible, de la Tyndale's Bible etc., allez voir sur cette page.]

Euing Ballads, Euing 1.18 (source : site de l'University of Glasgow Library)

Euing Ballads, Euing 1.18 (source : site de l'University of Glasgow Library)

III. Conclusions

Quelles sont les conséquences de ces choix de « mise en texte » (Henri-Jean Martin) ?

1/ « La black letter ».

- La gothique textura (appelée « black letter » en anglais) apparaît comme un caractère de reconnaissance plutôt que de connaissance. C'est un espace passé – les vulgates latines, lyonnaises – auquel on se lie alors que le contenu change beaucoup.

- On se reconnaît dans un type de caractères utilisé pour les affiches et les édits royaux. Il est lié à l'autorité politique.

- Il est également lié au genre le plus répandu de l'occasionnel anglais, la ballade.

En fait, la « black letter » est devenue le caractère anglais par excellence, alors qu'il était parisien au départ. Il y a une identification nationale dans ce caractère. Ainsi, la bible de Genève et la bible catholique sont en romain.

2/ Les illustrations.

Tout type d'illustration est éliminé. Les cartes géographiques de la bible de Genève disparaissent dans la King James Bible en 1611. C'est une concession qui a été consentie par les éditeurs de la bible du roi Jacques, en raison d'une opposition à tout type de représentation. Pourtant, il y a une appétence pour l'image : les gens truffent leur bibles d'illustrations, importées d'Anvers. Lors de son procès, on reproche à l'archevêque de Cantorbéry d'encourager cette pratique idolâtre.

3/ Compromis anglican.

Les notes théologiques sont complètement supprimées. Les autoriser, c'était ouvrir une boîte de Pandore : comme tout compromis était impossible entre les différentes Églises (présbytérienne, épiscopale...), on n'a rien mis du tout. Cependant, il existe des tentatives pour compléter : on publie des volumes séparés d'annotations. En fait, ce qui est devenu le symbole même de l'Église d'Angleterre, ça n'est pas seulement un texte qui dissimule ses origines réformées (Tyndale n'est jamais nommé et il est condamné par le Parlement), c'est aussi un texte qui montre une volonté de compromis à caractère politique et théologique.

Conclusion

Ce compromis, ce type de bible est passé à travers toutes les convulsions de l'histoire de l'Angleterre du XVIIesiècle. La King James Bible passe au-delà de tout. Elle s'impose au Nouveau Monde, où la bible préférée était celle de Genève. Aujourd'hui, elle est présente dans les églises baptistes noires. Au XVIIesiècle, elle a été l'objet d'une contestation pendant la Guerre Civile : les bibles ne sont que des objets, y compris des objets d'idolâtrie. Un livre, ce ne sont que des mots ; pour les Quakers, un temple, ça n'est que des murs. Toutes ces bibles ne valent rien à côté de l'action de l'esprit en ses prophètes : la lettre tue et l'esprit vivifie.

Compte-rendu par Anne Debrosse 04/02/2012