Typographèmes. Il sera dit.
André Tournon (Université de Provence)
Les graphèmes de Montaigne sur l’exemplaire de Bordeaux ne servent pas à fixer l’œuvre mais à noter une retouche. Le typographème fausse le mécanisme, il s’agit d’un léger trouble du moment de l’écriture. Qu’est-ce ? C’est un graphème isolé. Par exemple, une majuscule écrite à la main est un typographème. Mais cela ne veut rien dire quand on le cite ; il faut donc l’installer dans le syntagme auquel il appartient. C’est un objet scriptural provisoire : il attend son intégration par l’imprimé. Le typographème est un processus de modification de l’écrit et de validation du changement de l’état initial (quand c’est l’auteur qui le fait). Mais l’ensemble est instable, car le typographème marque le moment d’un processus : l’auteur réaffirme sa souveraineté d’auteur. Le typographème est une interdépendance grammaticale. Ces typographèmes ressemblent à des retouches discrètes au premier abord, mais ils touchent à la trame textuelle car ils affectent des ensembles d’énoncés combinables entre eux. Le verbe « parapher » (valider) naît au XVIe siècle. Quel en est l’effet ? Le sens n’est pas modifié ni infléchi. L’exemplaire de Bordeaux montre que les bévues de l’édition de 1595 ne sont pas imputables à Montaigne.
Le problème du graphème reste cependant. Parfois, le typographème ne change rien ou très peu. Mais ils sont là : ce geste de réinscription a un sens. Il veut dire : j’ai écrit cela il y a vingt ans et je le confirme. Il s’agit, pour Montaigne, de sa signature d’homme d’honneur. Il y a un modèle de texte où ce genre de marque est important et sonne comme un engagement : en droit, dans les testaments et les témoignages, il n’y avait jamais d’autre ponctuation que les majuscules. Il n’y a pas d’explication à cela : peut-être est-ce un geste du scripteur pour faire foi. Le scripteur entend des paroles, il n’entend pas les virgules et les points. Le témoignage serait altéré s’il y avait une ponctuation. D’ailleurs, dans les lettres de Montaigne à Matignon, il n’y a pas de ponctuation, alors qu’il ponctue pour des destinataires moins importants. Il ne ponctue pas parce qu’il s’engage. La segmentation se fait par des majuscules initiales. Le dictum (la sentence des dictum) de la chambre des enquêtes commence toujours par l’expression « il sera dit ». La sentence est préparée par la chambre mais prononcée au prétoire. Seul le président de la grande chambre peut prononcer. Des innocents ont été mis à morts par décision de justice, ce qui scandalise Montaigne. Prononcer la sentence empêche que l’on puisse réinspecter le cas (ce qui entraîne des cas de pseudo-justice, de prévarication).
Pendant ses années de travail, il y a eu une innovation importante : en 1566, l’article 54 de l’ordonnance de Moulins interdit au juge de recevoir des preuves par témoin quand la somme en jeu (pour un contrat) est supérieure à 100 livres.
Les contemporains criaient au déni de justice puisqu’on refusait d’écouter la preuve devant la cour souveraine. Il s’en est ensuivi une perturbation majeure des procédures.
Que vaut la parole simplement proférée, sans ratification ? Pyrrhon distingue le langage philosophique et le langage naturel sans insistance ; il y a nécessité de distinguer le langage du juge intègre, c’est-à-dire la parole à force de loi, de la parole d’engagement du gentilhomme et de toute parole.
Les typographèmes faits par Montaigne sont des retouches de scansion, et non une expression spontanée. Les marques de la scansion apparaissent par-dessus la ponctuation : elles marquent la parole qui fait foi. Cependant, l’expression « il sera dit » éclaire et nuance le phénomène. Montaigne ne pouvait jamais formuler de sentence définitive, il est toujours dans le « il sera dit », qui est l’intervalle ménagé entre la parole spontanée et l’arrêt. Cela pose le problème du repentir, particulièrement embarrassant quand celui qui écrit reconnaît qu’il peut présenter le pour et le contre. La parole est encore indécise, il faudrait ratification pour que ça soit une parole de juge. Mais qui dit « il sera dit » ? Dans une période de trouble épistémologique et institutionnel, l’écrivain paraphe et réassume son propos. L’adresse à l’imprimeur écrite à la main sur l’exemplaire de Bordeaux où Montaigne demande que son nom soit écrit sur chaque page (« Mettez mon nom tout du long sur chaque face ») n’est pas une attitude de gloriole, mais une signature. Montaigne réassume ses propos, le dictum est réitéré, en attendant ratification par le lecteur, promu premier président de la grande chambre.
Compte-rendu par Anne Debrosse 04/02/2012