L’equus eroticus ou l’image de la femme qui chevauche l’homme dans la gravure européenne au XVIe siècle

Verushka Lieutenant-Duval (Université Concordia, Montréal)

La Querelle des Femmes s’illustre aussi dans les estampes. Il ne s’agit pas à proprement parler d’estampes destinées à s’intégrer dans les débats de la Querelle, mais l’iconographie véhicule des idées comparables à celles de la Querelle.

L’expression « equus eroticus » (cheval érotique) désigne la position sexuelle où la femme est sur l’homme pendant le coït. Or, certaines des estampes représentant cette position sexuelle au XVIe siècle ont été censurées, tandis que d’autres, avec le même sujet, n’ont pas été condamnées. Pourquoi ? En fait, selon Angela Carter dans son livre The Sadean Woman, quand la pornographie sert les idées et les valeurs d’une société, elle passe à travers les mailles du filet, mais quand elle propose l’inverse ou un programme différent, elle est censurée. Au XVIe siècle, on cherche à imposer un mode de conduite précis aux hommes et aux femmes : les femmes doivent être soumises à leurs maris et adopter une attitude qui sied à cet impératif. Dans le domaine sexuel, la hiérarchie reflète la place politique de la femme : elle doit être en-dessous, ce qui est parallèle à son statut social. Les raisons de la censure de certaines gravures représentant l’equus eroticus sont peut-être à chercher de ce côté : la femme y domine l’homme. Les graveurs qui choisissent de montrer cette position étaient-ils des féministes avant la lettre ? Pourquoi certaines des estampes n’ont-elles pas été censurées ?

I. Les estampes censurées.

Quatre gravures de la série I Modi représentent l'equus eroticus (xylographies X, XIV, XV et XVI). Marcantonio Raimondi, qui avait gravé les plaques à partir de dessins de Giulio Romano, avait été emprisonné en 1525 pour avoir diffusé ces images. La première édition des Modi a étépresque complètement détruite [1]. On les connaît par l'édition clandestine de 1527 et ses reprises. Dans les Modi de 1527, les xylographies sont accompagnées de textes érotiques, les Sonetti Lussuriosi, de Pietro Aretino. La peine de mort sanctionnait la reproduction de ce volume.

La représentation érotique ou pornographique ne constituait pas le nœud du problème. Ainsi, le coït, métaphorisé par des fruits, est représenté de façon très claire aux yeux de tous par Giovanni da Udine dans la Villa Farnese (1517-1518). La représentation de l'acte sexuel était donc admise, tant qu'elle était atténuée par l'usage de métaphores, de jeux d'esprit ou qu'elle demeurait à l'abri des regards non avertis. Mais dans le cas des gravures de Raimondi, tout a été supprimé.

En fait, la répression des Modi semble provenir de la diffusion dans la sphère publique d'un produit habituellement réservé au privé mais aussi et surtout de ce que les gravures montrent des personnages féminins actifs, c'est-à-dire qu'ils occupent une place réservée aux hommes. Les sonnets pornographiques soulignent ce renversement : les femmes tutoient les hommes et les hommes vouvoient les femmes. Le désir des femmes est exprimé, y compris lorsqu'il s'agit de désirs interdits comme la sodomie.

Est-ce à dire que Pietro Aretino et Giulio Romano étaient des promoteurs de l'émancipation féminine ? Avant de répondre à cette question, il faut comparer ces gravures à celles qui ont le même sujet mais qui n'ont pas été censurées.

 

II. Les estampes non censurées.

Hans Leonhard Schaüfelein, dans le Der neü Layenspiegel d'Ulrich Tengler (Augsburg, 1511), produitune gravure nommée « Scènes de la vie des sorcières ». En haut à droite, l'equus eroticus apparaît (fol. CXC). Plusieurs raisons expliquent l'absence de censure. L'effet est diminué par le port de vêtements. Ensuite, la gravure de Schaüfelein serait le premier exemple qui présenterait l'idée que les femmes ne sont plus des victimes des démons mais qu'elles participent volontairement avec eux à l'acte sexuel. Les relations sexuelles avec les démons sont d'abord considérées comme douloureuses.De plus, la tradition veut plutôt que les démons, pour copuler avec les humains, se transforment d'abord en succubes (ils prennent la forme d'une femme et se placent donc sous l'homme) et ensuite en incubes (ils se transforment en homme et retransmettent le sperme volé à une femme en se couchant sur elle). Mais une évolution se produit, visible dans le Maleus Maleficarum (1486) : les humains se soumettent volontairement. L'equusn'est donc pas un mode de copulation habituel des démons avec les êtres humains. En outre, les liens entre une sexualité désirée et la sorcellerie constituent une nouveauté de la fin du XVe siècle. L'artiste utiliserait donc l'equus eroticus pour rendre plus évidente l'idée qu'il ne s'agit plus de viol, mais que la femme est coupable, et ce, même si cette image ne respecte pas la tradition. Enfin, les sorcières sont des êtres transgressifs. Elles inversent les rôles en chevauchant le diable. Leur transgression sexuelle vient de leur insubordination. Dès lors, puisqu'il est admis que la gravure montre des comportements transgressifs et interdits, elle n'est pas censurée.

Der neü Layenspiegel, Augsburg, 1511 (source : http://picasaweb.google.com/lh/photo/cZIF1wnU9ata--fof4j6q9MTjNZETYmyPJy0liipFm0)

Der neü Layenspiegel, Augsburg, 1511 (source : http://picasaweb.google.com/lh/photo/cZIF1wnU9ata--fof4j6q9MTjNZETYmyPJy0liipFm0)

III. Les origines et implications de la position.

La position XIV des Modi serait la plus controversée, pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, son iconographie regrouperait deux traditions bien connues à l'époque : celle du Triomphe de l'Amour de Pétrarque et celle d'Aristote et Phyllis. Le Triomphe de l'Amour de Pétrarque est un poème où Pétrarque raconte comment, endormi, il rêve du Triomphe de l'Amour sur l'homme. Ce poème est suivi de cinq autres triomphes qui servent à une prise de conscience du triomphe de l'Éternité sur les futilités des choses terrestres. Il arrive que le Triomphe de l'Amour soit employé à dénoncer l'aveuglement des amoureux (voir une reproduction d'une enluminure représentant ce motif ici).

Ensuite, la femme qui chevauche l'homme symbolise le triomphe de la chair sur l'intellect. L'histoire d'Aristote et de Phyllis est éclairante à cet égard : Aristote, précepteur d'Alexandre, lui reprochait de passer tout son temps auprès de sa maîtresse, Phyllis. Il réussit à détourner son jeune élève de Phyllis qui, pour se venger, séduit Aristote. Mais, en échange de ses faveurs, elle lui ordonne de faire le tour du jardin à quatre pattes, Phyllis montée sur son dos. Aristote accepte de servir de monture à Phyllis. Alexandre, voyant cela, reproche à son maître de ne pas suivre son propre enseignement. La femme est donc dangereuse, puisque même Aristote est vaincu. Le Triomphe de l'Amour et l'histoire d'Aristote et Phyllis sont parfois représentés ensemble, comme sur le plat d'accouchée peint par Apollonio di Giovanni conservé au Victoria and Albert Museum que vous pouvez voir ici (Aristote chevauché par Phyllis est en bas à gauche).

Enfin, la position du quadrupède empruntée par Aristote nourrit des liens avec l'animalité : selon saint Augustin, s'éloigner de la station droite signifie aussi s'éloigner de la raison. De plus, il arrive que dans les miniatures Adam et Ève soient représentés sous la forme du centaure, symbole de l'homme animalisé par la concupiscence. Une miniature du Roman de Fauvel en est témoin.

Hans Baldung Grien, Phyllis chevauchant Aristote, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg, 1513 (source : wga)

Hans Baldung Grien, Phyllis chevauchant Aristote, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg, 1513 (source : wga)

Ainsi, la xylographie XIV tout spécialement et les sonnets ne sont pas en faveur de l'émancipation de la femme, mais ils dénoncent les hommes du temps, plus particulièrement les hommes politiques, représentés à quatre pattes comme des bêtes et soumis aux courtisanes (comme Aristote et Alexandre soumis à Phyllis). L'image a donc un aspect profondément négatif et n'est pas du tout féministe.

 

Réactions du public et réponses :

Débat sur l'antériorité des gravures par rapport aux poèmes de l'Arétin. Rappel de la nouvelle de Boccace (Décaméron, première journée, quatrième nouvelle) où un prêtre, vieux et gros, demande à la femme d'être au-dessus pour éviter de l'écraser. Deux autres nouvelles de Boccace mentionnent également l'equus (3 et 5, neuvième journée). La position permet en outre de limiter les risques de grossesse, pense-t-on. Avicenne parle de la possible fonction contraceptive de l'equus dans son Canon de la Médecine (XIesiècle). Aristote et Phyllis sont souvent représentés habillés, ce qui atténue l'aspect sexuel : il n'y aurait donc pas de connotation érotique, mais plutôt la marque des contestations féminines (comme dans l'histoire de Samson et Dalila et plus largement de la tradition du pouvoir de la femme, comme dans les histoires de Salomon et Ydumée, de David et Bethsabée, de Loth et ses filles, de Judith et Holophèrne, etc.).

Le plateau d'accouchée valorise la fertilité : dès lors, il y a une mise en garde contre la passion de la chair et l'infertilité. Chez les Romains, l'equus eroticus n'était pas condamné (la cliente sert son client), alors que chez les Grecs, il était réservé aux courtisanes.

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[1] Il resterait quelques copies des gravures I et XI ainsi que les fragments qui se trouvent au British Museum.

 

Compte-rendu par Anne Debrosse, 29/11/2011