Séance 1 : L’éducation à la Renaissance. Pour ou contre les traditions éducatives ?

Domenico Ghirlandaio - Angelo Poliziano e Giuliano de' Medici, Cappella Sassetti (source: Wikipedia)

Domenico Ghirlandaio - Angelo Poliziano e Giuliano de' Medici, Cappella Sassetti (source: Wikipedia)

Premier volet : Introduction sur l’éducation à la Renaissance

Assurer la pérennité d’un système éducatif ou le modifier, voire en changer radicalement : cela constitue un débat important depuis l’Antiquité mais aussi à la Renaissance, où l’ancienne pratique pédagogique (la scolastique) est mise à mal par les nouvelles conceptions éducatives des humanistes.

I. L’éducation à l’aube de la Renaissance : l’enseignement scolastique

Au départ, le terme « scolastique » (du grec skholè puis du latin schola, école) désigne une philosophie et une théologie enseignées au Moyen-Âge. Le mot a ensuite pris un sens péjoratif essentiellement et, métaphoriquement, il désigne tout ce qui est formalisme, logomachie, traditionalisme aveugle, doctrine devenue abstraite et figée. L’aversion de Rabelais pour la scolastique est très claire et transparaît dans l’expression « Théologiens, sorbonagres, sorbonicoles » qu’il emploie pour désigner ces pédagogues. Comment la scolastique a-t-elle pu en arriver là, d’où vient-elle et quelle forme prend-elle ?

Au départ, la scolastique veut concilier philosophie antique et religion chrétienne, raison et foi, en s’appuyant sur la philosophie antique. Sans ce mode d’enseignement, il faut souligner que la philosophie antique n’aurait peut-être pas été redécouverte si tôt. En effet, philosophie et théologie paraissaient à cette époque difficilement compatibles car, face à ce qui dépasse la compréhension, l’intelligence devait renoncer à faire valoir ses droits. Pour certains théologiens, la philosophie menace la théologie : saint Bonaventure écrit à ce sujet qu’ «il ne faut donc pas verser tant d’eau de philosophie dans le vin de la sainte Écriture, que le vin devienne de l’eau. Ce serait un bien triste miracle ! »1

Au contraire, la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin (1227-1274) est l’archétype de la tentative de conciliation. Thomas refuse de choisir entre les deux : la philosophie ne s’oppose pas à la foi biblique, selon lui. La théologie est de toute façon le savoir suprême, mais la philosophie et la raison doivent en être les « servantes ». La foi a besoin de l’usage de la raison qui l’éclaire et la renforce. En réalité, l’eau de la philosophie se change en vin au contact de la foi2 ; dès lors, Thomas essaie de changer l’eau d’Aristote en vin théologique. Le dieu d’Aristote est après tout le même que celui des prophètes, puisqu’il est unique. Aristote se trouve ainsi au cœur de la scolastique.

D’abord accueillie avec suspicion par l’Église, la scolastique devient le mode éducatif le plus répandu et le plus traditionnel. À partir du XVIe siècle, le thomisme devient même une doctrine officielle de l’Église catholique.

L’enseignement passe par la pratique du commentaire sur des textes religieux et profanes. Lectio (commentaire de textes) et disputatio (discours argumentatif pro et contra) sont les deux piliers de l’enseignement. Au cours de la lectio, l’étudiant assimile la science contenue dans les œuvres des auctores, Donat, Priscien, Cicéron, Porphyre, Boèce, Aristote. Aux yeux des hommes de la Renaissance, comme nous le verrons dans les textes de Rabelais, une telle pratique a pour effet qu’on lit les livres plutôt que d’observer la nature. On n’étudie pas le corps humain mais Galien, Hippocrate, Avicenne. On ne déchiffre pas le ciel, mais le système de Ptolémée. On ne lit plus directement la parole de Dieu, mais les gloses des commentateurs, et finalement les gloses des gloses. Le savoir n’augmente pas et la culture médiévale s’enferme dans le cercle vicieux de sa dialectique, ce qui fera dire à Montaigne que « le Dieu de la science scolastique, c’est Aristote ».

La pensée d’Aristote est en effet devenu incontestable, à l’instar d’autres systèmes de pensées sur lesquels s’appuie la scolastique pour expliquer le monde comme le système de Ptolémée. Dans sa forme dévoyée, la scolastique aboutit ainsi d’abord au commentaire du texte original, si bien qu’on ne s’appuie pas sur l’observation du réel, et même plus souvent, ensuite, au commentaire des commentaires du texte original, sans plus d’égard pour le texte original. Mais dès lors, elle permet des aménagements parfois audacieux (de l’ordre du grand écart !) pour accorder philosophie antique et religion chrétienne, à tel point que Luther lui a fait le reproche d’helléniser la religion chrétienne.

II. La nouvelle pédagogie

En Italie

À la Renaissance, la volonté affichée de rupture des pédagogues humanistes vient de ce qu’ils veulent retrouver l’éducation antique, en tournant le dos à la pédagogie médiévale, perçue comme le fruit d’une période obscure, et qui de fait s’était progressivement sclérosée.

Nous parlons de volonté affichée, car la proclamation du changement gonfle une réalité parfois moins significativement bouleversée qu’il n’y paraîtrait. Jean-Marc Mandosio ((« Un enseignement novateur. Les cours d’Ange Politien à l’université de Florence (1480-1494) », Histoire de l’éducation, n. 120, INRP, oct-déc. 2008, p. 33-54. Nous nous inspirons très largement de cet article très riche.)) analyse le phénomène à propos de Politien, issu d’une « avant-garde désireuse de renverser l’autorité de la génération précédente », qui n’hésita pas à pratiquer une auto-promotion intensive. Cette auto-promotion s’appuie sur des médias neufs : Politien prit l’initiative de faire imprimer très rapidement ses praelectiones, cours d’introduction destinés aux étudiants mais aussi à un public plus large, afin qu’ils soient diffusés à Florence et au-delà. De plus, le jeune professeur n’hésite pas à commenter ses propres productions (ses Silves), ce qui est nouveau et audacieux (peu modeste, bien entendu).

Mais quel est cet enseignement ? Est-il si novateur que Politien veut bien le dire ? De fait, Politien propose véritablement un objet pédagogique révolutionnaire.

Tout d’abord, le programme : traditionnellement, les auteurs au programme sont Virgile et Cicéron. Cristoforo Landino, le professeur le plus réputé de Florence et qui incarne les pratiques anciennes et révolues aux yeux de l’avant-garde, les traite en cours. Politien, par contraste, choisit Stace et Quintilien, contestant ainsi la hiérarchie traditionnelle des auctoritates.

Ensuite, sa façon d’organiser les Lectiones est diamétralement opposée à celle de Landino : Landino propose une interprétation allégorique de style néo-platonicien (un commentaire) tandis que Politien choisit une orientation grammaticale, relevant de la philologie pure : il s’agit de rétablir le texte sous sa forme la plus correcte possible, en cherchant à établir sa forme première, antique. Ainsi, on lit le texte antique en classe et non plus seulement son commentaire. L’intérêt pour le texte même, dans sa dimension la plus concrète, est nouveau.

Enfin, Politien remet en cause les cloisonnements disciplinaires. Il propose une leçon sur l’Éthique à Nicomaque alors que normalement Aristote ne devait jamais être commenté par des professeurs de poétique et rhétorique, ce qu’il était ; c’est que, pour Politien, la philologie annexe toutes les disciplines, si bien que ce cours devient prétexte à développer une encyclopédie miniature où sont présentées les différentes branches de la connaissance et de l’action humaines, avec toutes leurs subdivisions. Ainsi, Politien remet-il fondamentalement en cause l’enseignement tel qu’il se pratiquait et tel qu’il se concevait à son époque.

Tous ces bouleversements pédagogiques ont pour conséquence que bientôt, l’enseignement de Landino commence à paraître démodé. Ses cours sont peu à peu désertés au profit de ceux de son jeune collègue. Un tel succès n’était pas gagné d’avance. D’ailleurs, tout cela n’aurait pas pu avoir lieu sans une forte volonté politique, capable d’imposer à la fois un professeur jeune et ambitieux à l’université de Florence et l’ouverture d’une chaire spéciale, volontairement expérimentale. Politien a été nommé professeur de poétique et de rhétorique le 24 mai 1480, alors qu’il n’avait que 25 ans, grâce à Laurent de Médicis, soucieux d’accroître le prestige de l’université de Florence. Pari gagné pour Laurent : le succès de Politien sera foudroyant, ses classes pleines à craquer, sa renommée immense et européenne. Quant à Politien, son succès lui permet d’obtenir un salaire sans cesse croissant et il jouit d’une liberté de plus en plus grande dans son enseignement.

En France

En France, la situation est à la fois semblable et différente. Paris s’enorgueillit de sa Sorbonne, l’université la plus prestigieuse d’Europe à l’époque. Mais ce poids-lourd de l’éducation, bastion de la scolastique, freine les volontés réformatrices et l’équivalent d’un Laurent de Médicis n’arrive pas si précocement en France qu’en Italie. La Sorbonne est en effet une université de théologiens. « Les professeurs, docteurs en théologie de la Sorbonne, jouissent d’une renommée et d’un pouvoir importants. Ils sont habilités à examiner et analyser toute parole, écrite, professée, dite (ou non-dite) religieuse ou pas (le problème ne se pose d’ailleurs pas puisque tout est pensé, jugé en fonction de la religion), et en estimer la validité ou l’hérésie par rapport à la doctrine de l’Église. Cette Doctrine, ils en sont tout à la fois les gardiens mais aussi les producteurs, par une glose sans fin des textes sacrés existants et par leurs commentaires. Ce pouvoir peut s’exercer sur le passé (les auteurs anciens Grecs ou Latins) tout autant que sur le présent ».3

Néanmoins, les humanistes français réfléchissent aussi à de nouvelles perspectives pédagogiques, dont les grandes lignes sont comparables à celles que Politien s’efforçait de mettre en place. De fait, les Français furent très influencés par les recherches italiennes, qu’ils découvrirent notamment au cours des guerres d’Italie (1494-1559). En outre, comme à Florence dans les années 1480, une volonté politique réformatrice finit par s’imposer, puisque François Ier crée le Collège de France en 1530.

Comme chez Politien, les mots d’ordres deviennent ainsi imitatio (l’imitation du modèle) et aemulatio (l’émulation, le désir de rivaliser et d’égaler le modèle), le modèle étant l’Antiquité. De l’éducation antique, les pédagogues humanistes retiennent l’idée d’observation directe – observation directe des textes antiques, mais aussi de la nature.

Portrait de François Rabelais, Musée national du château et des Trianons, XVIIe s. (source : wikipédia)

Portrait de François Rabelais, Musée national du château et des Trianons, XVIIe s. (source : wikipédia)

 

Deuxième volet : l’éducation à la Renaissance par les textes : Rabelais

Rabelais est souvent présenté comme un exemple typique de l’esprit renaissant français, qui se tourne vers de nouveaux objets d’apprentissage et de curiosité. L’époque où vit Rabelais est celle qui voit l’insertion puis l’essor des nouveaux principes éducatifs en France : il est né entre 1483 et 1502 (on retient souvent la date de 1494) et mort en 1553, exactement au moment des guerres d’Italie. De plus, il est contemporain des grands bouleversements religieux qui ont abouti aux guerres de religion et à la séparation entre catholiques et réformés.4  C’est donc à travers Rabelais que nous envisagerons l’acclimatation des idéaux pédagogiques humanistes en France dans un contexte troublé, en deux axes qui s’articulent autour d’une dualité fondamentale : aversion pour la scolastique et aspiration à la mise en place d’une nouvelle pédagogie. Nous verrons d’abord brièvement que certains éléments de la biographie de Rabelais illustrent l’influence des nouvelles idées pédagogiques sur les individus. Ensuite, ses réflexions pédagogiques, présentées dans deux célèbres textes sur l’éducation disposés dans le Gargantua, retiendront notre attention dans le cadre d’un commentaire contrastif (« Textes » extraits 1 et 2).

I. Éléments biographiques et contextuels : quelques-unes des aventures de Rabelais ou l’impact des nouveaux idéaux pédagogiques sur un individu.

Influencé par les nouveaux principes éducatifs, Rabelais, au nom d’un retour nécessaire aux sources (observation de la nature, grec…), rejette l’éducation qu’il a reçue et, à travers elle, l’emprise absolue de l’Église et de la Sorbonne sur le savoir. Il se conforme ainsi aux nouvelles exigences humanistes et se propose à lui-même une méthodologie d’apprentissage qu’il théorisera de façon fictionnelle dans le Gargantua (extrait 2). Cette méthodologie est très nouvelle et se situe dans la lignée des innovations italiennes. Rabelais5 « fut un homme en quête de tous les savoirs », selon Mireille Huchon, « ouvert à la science et éditeur de textes savants, grand amateur de langues et de dialectes, tout aussi extravagant qu’énigmatique ».

Nous allons dégager quelques perspectives intéressantes pour éclairer les textes que nous commenterons, sans prétendre livrer une biographie de Rabelais ni même traiter de tous ses parti pris novateurs en matière d’éducation. Nous voulons donner un aperçu double des expériences pédagogiques de Rabelais, à travers la façon dont il a perçu son propre apprentissage et à travers la façon dont il a voulu transmettre de son savoir. En d’autres termes, nous verrons d’abord très brièvement quelques aspects de Rabelais étudiant, puis de Rabelais enseignant. Enfin, étant donné le contexte historique troublé, nous essaierons d’apprécier la marge de manœuvre dont bénéficiait l’auteur pour exprimer ses conceptions éducatives novatrices, parfois suspectes d’être trop révolutionnaires.

Rabelais passionné de grec : un moine en rébellion devant les limites imposées au savoir.

   Né dans une famille de juriste, Rabelais devient moine et se passionne pour le grec (échanges avec Guillaume Budé, grand philologue qui inspira à François Ier la création du Collège de France). Mais en 1523 on lui confisque ses livres grecs sur ordre de la Sorbonne parce qu’ils sont de plus en plus suspects. De fait, ils attirent la suspicion de l’Église, parce qu’ils apparaissent à certains comme le pré carré des réformistes. Faire du grec était devenu, d’une certaine façon, subversif. En effet, les réformistes (mais aussi, plus généralement, les philologues et bon nombre d’humanistes) veulent traduire la Bible à partir des textes originaux (donc notamment du grec), alors que l’Église a imposé l’usage de la Vulgate de saint Jérôme (traduction achevée vers 405 après J.-C.). Ainsi, la traduction du Nouveau Testament par Érasme (dans les années 1503-1513), opérée à partir du texte original, provoque un tollé. Le texte biblique est un texte sacré, dicté par Dieu. Dès lors, en changer ne serait-ce qu’un mot revient à accepter que la Bible est malléable comme n’importe quel texte.

   Pour donner un exemple, lorsque Érasme propose de traduire le début de l’Évangile selon saint Jean par l’expression latine « In principio erat Sermo » au lieu du « In principio erat Verbum » (« au début était le Verbe ») de la Vulgate, cela donne lieu à de vives polémiques.Pascale Hummel6 et Jean-Christophe Saladin7 rappellent que les catholiques se méfiaient du grec. Ils citent tous deux, pour appuyer leur thèse, Nicolà Bobadilla, Espagnol compagnon d’Ignace de Loyola (l’un de premiers jésuites donc). Bobadilla écrit dans ses Mémoires, à propos de cette époque, que l’on pensait que « qui graecizabant, lutheranizabant » (« ceux qui ‘hellénisaient’ ‘luthéranisaient’ »). Par conséquent, il renonça au grec qu’il était venu, entre autres choses, apprendre à Paris.

   Il ne faut cependant ni sous-estimer, ni exagérer le bannissement du grec par l’Église. Certes, défense est faite par le concile de Trente de 1545 de lire les textes sacrés dans leur langue originale, donc en grec notamment.8 Pourtant le soutien de l’Espagne (peu soupçonnable d’hétérodoxie) et même de l’Église est apporté à deux entreprises d’impression de la Bible en plusieurs langues (latin et langues originales).9

  Quoi qu’il en soit, l’initiative d’Érasme avait déjà poussé l’Église à la méfiance envers certaines entreprises de traduction et envers les hellénistes, dès les années 1520. Bien plus qu’une question de langue, c’est une question de religion qui se pose, puisque traduire la Bible provient d’une volonté de retrouver les origines du christianisme, de retrouver sa pureté originelle, dévoyée au fil du temps par l’Église. Les Thèses de Wittenberg, écrites par Martin Luther, lancent la Réforme en 1517. Ces thèses reprochent à l’Église son avidité et son luxe à travers la condamnation du commerce croissant des indulgences.10 Rabelais se défroque vers 1528, et se rapproche de l’évangélisme.11 Il revêtira l’habit de prêtre séculier ensuite.

L’œuvre de médecin : un enseignement qui passe par l’observation des textes originaux et de la nature.

   Rabelais étudie la médecine à Montpellier (qui était la faculté de médecine la plus prestigieuse à l’époque) dès 1530. Également chargé de cours, il commente Hippocrate et Galien dans le texte, ce qui montre son intérêt et son respect pour l’original. Sa carrière de médecin est lancée par la publication d’un livre d’Hippocrate avec commentaires en 1532. Cela lui vaut la protection de Jean Du Bellay, cardinal influent, qui l’emmène à Rome (1534, 1535 et 1548-1550). Mireille Huchon revient sur cette image légendaire d’un Rabelais « célébré par ses amis comme celui qui restitue la médecine antique et les textes d’Hippocrate, fait se précipiter la foule des étudiants pour l’écouter, que s’attachent les grands de son temps, tel l’hypocondriaque cardinal Jean Du Bellay » pour mieux en interroger la validité. De fait, Rabelais n’est pas un enseignant de l’envergure de Politien. Néanmoins, il cherche comme ce dernier à revenir aux textes originaux et à l’observation. Ces conceptions rejaillissent sur la pratique de la médecine par Rabelais, médecin de 1532 à 1551 (dernières traces que nous avons de lui) : il pratiquait la dissection, méthode nouvelle d’observation directe.

Les textes du Gargantua : dans quelle mesure Rabelais y dévoile-t-il ses opinions ? L’année 1534, une année troublée.

Si Rabelais a dû supporter des entraves à sa soif de savoir dans les années 1523, le contexte empire dans les années 1530 et ira de mal en pis, à l’échelle de notre auteur et à celle de la France. D’une part, le Pantagruel est condamné par la Sorbonne en 1533, mais la protection de l’évêque de Paris, Jean Du Bellay, épargne à Rabelais des sanctions sévères. D’autre part, le pouvoir politique s’implique dans le conflit religieux et idéologique latent. Les guerres de religion (1562-1598) n’ont lieu qu’après la mort de notre auteur. Pourtant, la tension montait déjà depuis un long moment et a influencé les œuvres de Rabelais. Il faut donc voir dans quelle mesure les textes que nous allons étudier reflètent l’opinion de leur auteur malgré les censures possibles.

Lorsque paraît le Gargantua, à l’automne 1534, l’affaire des placards éclate, le 18 octobre 1534. Cet événement marque une étape importante dans l’évolution vers les guerres. Ces « placards » sont des affiches à contenu réformiste et très contestaire, à tel point qu’une partie des partisans de la Réforme les désaprouvent. Elles sont posées dans les rues des villes. Mais ce qui met le feu aux poudres, c’est que l’un de ces placards est posé sur la porte de la chambre du Roi, ce qui représente à la fois un défi à son autorité (puisque l’autorité du Roi, de droit divin, repose en partie sur l’Église) et indique l’importance de la menace (les partisans de la Réforme pouvant s’immiscer jusque dans les appartements du Roi). Le Roi, furieux, réprime dans le sang cette audace : des bûchers sont allumés dans Paris. L’année 1534 marque donc un durcissement de la politique contre la Réforme, qui jusqu’à cette date restait mesurée.

Après la parution du Tiers Livre (1546), Rabelais doit se réfugier à Metz, car, pourtant dénué de critique religieuse acerbe (contrairement à ce qui se trouve dans Pantagruel en 1532 et dans le Gargantua en 1534), l’ouvrage est condamné. La censure s’impose. Le Gargantua se trouve donc encore dans une période où la contestation était possible, même si elle se devait de rester prudente. Le texte 3 (dans le document « textes »), qui s’en prend à la scolastique, emprunte un ton vif et audacieux, sans dissimuler l’opinion de l’auteur.

Ces aspects biographiques illustrent les conceptions de Rabelais sur l’éducation lisibles dans les deux extraits du Gargantua (document « textes » 1 et 2) que nous allons observer à présent : la lecture des textes originaux (les psaumes) ainsi qu’une réflexion approfondie à leur sujet y sont importantes. Ceci s’oppose à leur lecture traditionnelle, qui consistait à les ânonner sans les comprendre. Pour résumer, l’observation des textes en langue originale, la réflexion sur leur contenu que l’on essaie de comprendre (et pas seulement de réciter), l’observation de la nature, la prise en compte du corps, tout cela émane d’un nouveau programme pédagogique qui met en valeur les capacités de compréhension, de curiosité et de réflexion plutôt que celles de mémorisation et de passivité.

II. Lectures croisées (commentaire) : Gargantua, extraits 1 et 2 du fichier « textes ».

Rabelais souligne son aversion pour l’ancienne façon d’enseigner et sa volonté de voir un autre modèle s’imposer. Il se fait le porte-parole des idées humanistes qui triomphaient malgré tout à son époque, avant le sévère retournement de l’année 1534. L’humanisme conquérant, sûr de soi et triomphant de Rabelais ne connaît pas encore les alarmes des guerres de religion même s’il y a les prémisses des troubles à venir. Nous verrons dans ces textes, qui se succèdent de près dans le Gargantua (chapitres XXI et XXIII), comment se met en place l’idéal éducatif renaissant, par opposition aux traditions éducatives médiévales, en deux points :

A. L’art de faire rire : l’énorme vs l’« aurea mediocritas »,

B. Le rire comme arme contre la scolastique et pour la promotion d’une éducation nouvelle.

            A. L’art de faire rire : l’énorme vs l’« aurea mediocritas »

   Le parallélisme oppositif entre les pédagogies scolastique et humaniste est un moyen efficace pour l’auteur de ridiculiser l’ancienne éducation en la caricaturant de façon très forte et de mettre en valeur, par contraste, la nouvelle. Dans cette partie, nous verrons quelles sont les façons dont Rabelais procède pour tracer un parallèle déséquilibré au profit de la nouvelle pédagogie.

1/ Champ lexical oppositif, parallélismes

   Les deux extraits suivent la même structure et se répondent terme à terme pour mieux entrer en opposition. Voici un relevé de ces parallèles oppositifs qui innervent nos extraits d’un bout à l’autre et les soudent l’un à l’autre [N.B. : selon le temps disponible, le relevé est évidemment fait par et avec les étudiants] :

Texte 3 : Gargantua, chap. XXI Texte 4 : Gargantua, chap. XXIII
« il s’esveilloit entre huyt et neuf heures » « Se esveillait donc Gargantua environ quatre heures du matin »
« se habiloit selon la saison, mais voluntiers portoit il une grande et longue robbe de grosse frize fourrée de renards ; après se peignoit du peigne de Almain » « estoit habillé, peigné, testonné, accoustré, et parfumé »
« Puis fiantoit, pissoyt, rendoyt sa gorge, rottoit, pettoyt, baisloyt, crachoyt, toussoyt, sangloutoyt, esternuoit et se morvoyt en archidiacre, » « Puis, alloit ès lieux secretz faire excretion des digestions naturelles »
« alloit à l’eglise » « Ce fait, yssoient hors »
« marmonnoit toutes ces kyrielles, et tant curieusement les espluchoit qu’il n’en tomboit un seul grain en terre » 1. « luy estoit leue quelque pagine de la divine Escripture haultement et clerement, avec pronunciation competente à la matiere »2. « Là son précepteur repetoit ce que avoit esté leu, luy exposant les poincts plus obscurs et difficiles »
1. « desjeunoyt pour abatre la rouzée et maulvais air : belles tripes frites, belles charbonnades, beaulx jambons, belles cabirotades et forces souppes de prime »2. « Après [tous les plats déjà décrits], mangeoit, selon la saison, viandes à son appetit, et lors cessoit de manger quand le ventre luy tiroit. A boyre n’avoit poinct fin ny canon. » 1. « Ce pendant Monsieur l’Appétit venoit, et par bonne opportunité s’asseoient à table. »2. « on continuoit la lecture, ou commenceoient à deviser joyeusement ensemble, parlans, pour les premiers mois, de la vertu, proprieté, efficace et nature de tout ce que leur estoit servy à table, du pain, du vin, de l’eau, du sel, des viandes, poissons, fruits, herbes, racines, et de l’apprest d’icelles ».

   Le contraste entre la retenue et la joie du second passage et les débordements du premier passage rehausse l’aspect ridicule de l’éducation donnée par les « précepteurs sophistes ». Le contraste décrédibilise l’éducation des « sophistes » et provoque le rire du lecteur. Bien plus, il y a une surenchère dans cette éducation, mais qui ne conduit qu’à la stérilité (image de la semence perdue). Ce deuxième contraste, entre l’excessif et la stérilité, crée également le rire, à travers une multiplicité de procédés stylistiques.

2/ Les procédés de l’hyperbole : le rire devant le ridicule

Selon la définition du Littré12, l’hyperbole consiste à « augmenter […] excessivement la vérité des choses pour qu’elle produise plus d’impression ». Dans notre premier extrait (« textes », extrait 1), les différents procédés hyperboliques servent essentiellement à provoquer le rire.

L’exagération : elle se lit par exemple dans la quantité de nourriture. Elle se retrouve également dans des expressions comme : « un gros breviaire empantophlé, pesant, tant en gresse que en fermoires et parchemin, poy plus poy moins, unze quintaulx six livres. Là oyoit vingt et six ou trente messes » ; « on luy amenoit sur une traine à beufs un faratz de patenostres de Sainct Claude, aussi grosses chascune qu’est le moulle d’un bonnet » ; « en disoit plus que seze hermites ».

L’accumulation de termes : « se guambayoit, penadoit et paillardoit » ; « fiantoit, pissoyt, rendoyt sa gorge, rottoit, pettoyt, baisloyt, crachoyt, toussoyt, sangloutoyt, esternuoit et se morvoyt en archidiacre » ; « belles tripes frites, belles charbonnades, beaulx jambons, belles cabirotades et forces souppes de prime »…

Le jeu sur les registres de langue : il renforce également la valeur hyperbolique du passage puisque Rabelais joue sur les ressorts de l’outrance par l’usage accumulatif de mots archaïques ou patoisant (« paillardoit », « cabirotades », « duppe »), de néologismes (« antidoté », « empantophlé ») et de latin mal compris (fausse érudition mais véritable pédanterie). Il suffit de comparer la longueur des notes proposées pour aider à la compréhension des deux textes : celui sur la pédagogie des « sophistes » (extrait 1) nécessite une élucidation intensive du texte, ce qui reflète l’incompréhension de l’élève devant les commentaires de ses maîtres et l’absence de clarté de cette pédagogie. Le lecteur est saisi d’un vertige devant ce texte, comme l’élève devant les leçons.

Les répétitions : « belles tripes frites, belles charbonnades, beaulx jambons, belles cabirotades » et les homéotéleutes (mêmes finales) : « fiantoit, pissoyt, rendoyt sa gorge, rottoit, pettoyt, baisloyt, crachoyt, toussoyt, sangloutoyt, esternuoit et se morvoyt ».

Le contraste entre l’exagération précédente et l’évocation d’un usage minimum de l’étude produit un effet de retombée : « Puis estudioit quelque meschante demye heure, les yeulx assis dessus son livre ».

La caricature (qui grossit certains traits pour présenter un objet, une idée ou une personne sous un jour excessivement défavorable) et la satire (moquerie agressive et souvent cruelle, souvent polémique), qui rejoignent à la fois l’ironie et la farce.

3/ Les effets comiques de l’hyperbole : entre ironie et farce

Ces jeux hyperboliques participent d’une ironie mordante et d’un comique farcesque.

Selon Gradus, l’ironie consiste à « dire, par une raillerie, ou plaisante, ou sérieuse, le contraire de ce qu’on pense, ou de ce qu’on veut faire penser»13 ; le Gradus désigne l’hyperbole notamment (avec quelques autres figures) comme l’un des principaux procédés de l’ironie.

L’ironie au sens de dire quelque chose et sous-entendre le contraire est très claire dans la phrase : « Car ses precepteurs disoient que soy aultrement pigner, laver et nettoyer estoit perdre temps en ce monde », puisque Rabelais répète ce que disent les sophistes, mais sous-entend/veut dire le contraire de ce qu’ils allèguent, et marque une distance en indiquant que ces propos ne sont pas les siens. Justement, tout d’abord ça n’est pas se peigner que de se passer les doigts dans la chevelure, et ensuite ce n’est pas, en réalité, une perte de temps que de se peigner et que de prendre soin de son corps. Au contraire, la perte de temps c’est tout le reste (lire sans comprendre, traîner au lit, manger sans mesure…). L’hygiène douteuse des sophistes est donc sujette à l’ironie de Rabelais, qui était un médecin novateur sur ce plan-là également : l’ironie est très perceptible dans l’expression « très bien antidoté son aleine à force de syrop vignolat ». Le « syrop vignolat » est loin d’être un antidote. La mauvaise haleine, se muant en une haleine avinée, ne gagne pas au change ! En réalité, le « diseur d’heures » semble surtout soigné (« antidoté ») de toute velléité de curiosité et de réflexion par l’abus de vin. Il récite ainsi les heures de façon mécanique et incompréhensible, assommé par les vapeurs vineuses.

Autre exemple d’ironie : « feust jour ou non ; ainsi l’avoient ordonné ses regens antiques, allégans ce que dit David : Vanum est vobis ante lucem surgere » (« il est vain de vous lever avant la lumière »). C’est une lecture tronquée et donc déformée d’un psaume de David qui justifie de paresser au lit. L’ironie naît de ce que les sophistes sont présentés comme des pédants ignorants, puisque le lecteur du XVIe siècle sait que le psaume est biaisé et que la citation ne peut en aucun cas justifier la paresse. Bien plus, si les sophistes s’emploient à un éloge de la paresse en tronquant sciemment la citation, ils apparaissent dans un rôle peu reluisant, qui consiste à justifier l’injustifiable par des citations bibliques (et après tout, ne sont-il pas des « sophistes » ?). Ils sont donc l’objet de la moquerie s’ils sont ignorants, du blâme s’ils pervertissent le psaume pour céder à l’un des sept péchés capitaux.

L’hyperbole, que nous avons détaillée supra, est l’un des procédés de l’ironie. Par exemple, l’accumulation exprime en fait le vide, ce qui est explicité dans l’opposition entre « toutes ces kyrielles » et le fait que « tant curieusement les espluchoit qu’il n’en tomboit un seul grain en terre ». L’hyperbole est aussi une figure de la farce, mode comique très fréquent chez Rabelais.

Le farcesque est très présent, à travers l’emploi du vocabulaire familier, de l’exagération, du comique grossier (réalisme cru des excrétions naturelles etc.).

Tout ce jeu sur les contrastes et l’hyperbole crée une opposition entre la pédagogie des « sophistes » et cette « aurea mediocritas » (Horace, Odes, II, 10) chère aux Anciens, la modération antique, le juste milieu d’Aristote. Ces « précepteurs sophistes », de façon transparente, sont les représentants de la scolastique, que Rabelais attaque de manière frontale.

            B. Le rire comme arme contre la scolastique et pour la promotion d’une éducation nouvelle

Rabelais est entièrement opposé à la scolastique. Il tourne donc en ridicule plusieurs éléments de cet enseignement.

1/ Ce qui rappelle la scolastique dans le premier texte :

Ainsi, l’auteur glisse des allusions transparentes pour le lecteur de l’époque qui comprend bien que la « discipline de ses précepteurs sophistes » désigne en réalité la scolastique.

La Sorbonne, qui avait condamné le Pantagruel en 1533 et qui prônait l’usage de la scolastique, est directement ciblée grâce au nom d’« Almain », docteur scolastique de la Sorbonne.

Ensuite, plus globalement, c’est l’esprit de l’enseignement scolastique en général qui est visé. L’absence totale d’écoute du monde et du corps en est typique, aux yeux des humanistes. Cela se traduit dans notre texte par l’absence d’hygiène (perçue comme une perte de temps), d’attention particulière aux saisons (voir les vêtements), d’exercice physique, d’attention aux limites du corps (on mange trop) et à son besoin de diversité (Le repas est constitué avant tout de viande – trippes, charbonnades…).

Enfin, les pratiques pédagogiques mises en place par les « sophistes » sont propres à la scolastique :

– On s’appuie sur le texte, mal compris, et on utilise le latin plutôt que la langue originale (l’hébreu au départ). Cela apparaît dans la phrase : « ainsi l’avoient ordonné ses regens antiques, allégans ce que dit David : Vanum est vobis ante lucem surgere »

– Il n’y a pas de réflexion sur les textes mêmes. Au contraire, les pédagogues proposent comme modèle d’apprentissage la récitation stérile, qui incarne un formalisme sans réflexion : « se pourmenant par les cloistres, galeries ou jardin, en disoit plus que seze hermites. Puis estudioit quelque meschante demye heure, les yeulx assis dessus son livre ; mais (comme dict le comicque) son ame estoit à la cuysine ».

– L’élève est complètement passif (l. 2 « l’avoit ordonné », l. 7 « car ses precepteurs disoient », l. 16 « oyait vingt et six ou trente messes », l. 17 « diseur d’heures ») et la seule parole qu’il émette est connotée négativement (l. 18 « marmonnait »).

– Enfin, il n’y a pas de diversité dans l’enseignement (les messes en font partie), le savoir semble figé et sclérosé, cyclique et répétitif plutôt qu’évolutif et en constante augmentation.

2/ Ce qui émane d’une nouvelle éducation :

Le contraste est ainsi très net avec la nouvelle éducation, qui se caractérise par le gigantisme du savoir acquis : « Il ne perdoit heure quelconques du jour : ains tout son temps consommoit en lettres et honneste sçavoir » pourrait être la devise du passage (extrait 2). Le programme est impressionnant. On met souvent en parallèle Rabelais et Montaigne, le premier se situant au début de la Renaissance française et le second à la fin, le premier représentant l’optimisme de l’humanisme triomphant et le second le pessimisme d’une ère sur le déclin. Le parallèle est en tout cas instructif pour ce qui est de l’ambition pédagogique : à la soif de savoir et de culture, à l’encyclopédisme, à la véritable passion et rage de savoir de Rabelais s’oppose une pratique différente chez Montaigne, où la mémoire joue un rôle moins important et où l’intérêt pour les objets d’étude se traduit sans passion démesurée.

Il y a donc chez Rabelais un gigantisme pédagogique : il refuse toute perte de temps et prône la multiplicité des savoirs appris (religion : « la divine écriture », astronomie : « l’état du ciel », philosophie : « la condition humaine », gymnastique et sport : « s’exerçant le corps », biologie : « vertus, propriétés, nature de tout ce qu’on leur servait », arithmétique : « arithmétique »). Le pédagogue propose à son élève une large palette d’arts et d’enseignements variés, destinés à former un homme complet, universel, qui cultive à la fois l’esprit et le corps.

En outre, la pédagogie posée en exemple est humaine, elle s’adapte à l’élève. L’apprentissage se fait dans la joie et l’émulation, là où, dans l’éducation scolastique, se lisait l’ennui (dans l’extrait 1, noter l’ennui de Gargantua lors de la lecture l. 22-23). L’adaptation à l’élève passe aussi par l’emploi d’une multiplicité de méthodes : il y a un temps pour l’observation et un temps pour l’exercice (l. 8-9 et l. 25 sq.), un temps pour la lecture, pour l’exercice de la mémoire (l. 11-12 et l. 26 sq.). Le pédagogue en appelle toujours à l’intelligence de l’élève, qui a voix au chapitre. L’élève est ainsi actif : l. 11 « les disoit », l. 15 « conférant », l. 20 « récitaient », l. 25 « deviser ». L’apprentissage n’est jamais séparé de la compréhension.

L’observation est donc à l’honneur. On suit la nature de près : « Eulx retornans, consideroient l’estat du ciel, si tel estoit comme l’avoient noté au soir precedent ; et quelz signes entroit le Soleil, aussi la Lune, pour icelle journée ». Une attention particulière est portée à la littérature antique dans son aspect le plus large, comme le montre l’énumération d’auteurs antiques où n’apparaissent pas que les traditionnels auctores. Mais cette lecture attentive ne va pas sans une réflexion approfondie (« Iceulx propos tenus, faisoient souvent, pour plus estre asseurez, apporter les livres susdictz à table »), si bien que l’emploi biaisé et obscur de David (en latin et accepté sans compléter l’apprentissage par l’observation) ne pourrait advenir.

Le corps a sa place dans cette nouvelle pédagogie : l’alimentation est mesurée, les exercices physiques présents, on écoute le corps (« Monsieur l’Appétit venait », au lieu de manger sans avoir faim) et on le soigne (« estoit habillé, peigné, testonné, accoustré, et parfumé »).

Enfin, la liberté de corps et de pensée est totale. Ceci se traduit par la critique d’une pratique religieuse sans réflexion. Les indices d’une sainte horreur pour une pratique mécanique et excessive des rites religieux sont nombreux, à travers l’hyperbole là encore : dans l’extrait 1 : « Là oyoit vingt et six ou trente messes », taille du bréviaire et du chapelet, « seze hermites »… En revanche, on lit à Gargantua, dans le modèle pédagogique positif, « quelque pagine de la divine Escripture » et on veille à ce que le jeune homme comprenne bien le sens du texte (« haultement et clerement, avec pronunciation competente à la matiere. […] Là son précepteur repetoit ce que avoit esté leu, luy exposant les poincts plus obscurs et difficiles »). Ceci correspond à la nouvelle pratique évangélique (puis protestante) : le texte biblique lui-même est lu, dans une langue compréhensible (d’où les traductions de la Bible). Une telle critique des rites religieux ne resta pas sans conséquences : Rabelais fut inquiété et dut s’exiler pendant un temps.

Ainsi, ces deux textes sont complémentaires et ont été manifestement écrits pour être mis en parallèle. Ils symbolisent le contraste entre, d’un côté, l’éducation ancienne et mauvaise et de l’autre l’éducation nouvelle et meilleure, destinée à former un humaniste et à faire avancer la science, depuis trop longtemps empêtrée dans la gangue scolastique. Pourtant, le modèle antique n’était pas uniformément adopté sans contestations : Joachim Du Bellay propose ainsi une réflexion qui pourrait paraître anti-rabelaisienne (cf. « textes », extrait 3), bien qu’il refuse également la scolastique.

 

Anne Debrosse, octobre 2012


  1. Dans l’Hexaëmeron, citation rapportée par Thierry-Dominique Humbrecht dans Théologie négative et noms divins chez Saint Thomas d’Aquin, Vrin, vol. 57 de la coll. Bibliothèque thomiste, 2005, p. 165. 

  2. Dans Expositio super Librum Boethii de trinitate, prooem. II, art. III, ad 5 : « Unde illi, qui utuntur philosophicis documentis in sacra doctrina redigendo in obsequium fidei, non miscent aquam vino, sed aquam convertunt in vinum ». 

  3. Voir sur le site La Religion au XVIe siècle  Page consultée le 10 juillet 2011. 

  4. Pour mémoire, les grands acteurs de la Réforme sont, entre autres, Jean Calvin (1509-1564), Martin Luther (1483-1546) et François Ier (roi 1515-1547). 

  5. Voir entre autres la biographie récente de Rabelais écrite par Mireille Huchon, Rabelais, Paris, NRF Gallimard, 2011. 

  6. Pascale Hummel, Philologica lyrica : la poésie lyrique grecque au miroir de l’érudition philologique de l’Antiquité à la Renaissance, Peeters, 1997. 

  7. Jean-Christophe Saladin, La Bataille du grec à la Renaissance, Paris, Belles Lettres, 2000. 

  8. J.-C. Saladin cite le texte du concile p. 403 : « affirmation de l’authenticité de la Vulgate et […] interdiction de la lecture de la Bible en grec et en hébreu ». 

  9. La première est la bible polyglotte d’Alcalà (ou la Complutense), qui fut terminée en 1517 et supervisée par l’Espagnol Francisco Jiménez de Cisneros, Grand Inquisiteur de 1507 à sa mort en 1517. Initiée par un autre Espagnol, Arias Montanus, homme d’Église également, une seconde bible du même type parut ; elle est connue aujourd’hui sous le nom de Bible polyglotte (Biblia sacra hebraice, chaldaice, graece et latine, 1572). 

  10. Qui permettaient, contre de l’argent, au catholique repentant d’éviter le Purgatoire ou un certain nombre d’années de Purgatoire. 

  11. Mouvement de pensée qui veut épurer le catholicisme et auquel Marguerite de Navarre, sœur de François Ier, était sensible. 

  12. Dans Gradus, les procédés littéraires (dictionnaire), Bernard Dupriez, Paris, 10-18, 1984, p. 237 sq. Toutes les définitions adoptées sont tirées du Gradus de B. Dupriez. Pour mémoire, Michèle Aquien et Georges Molinié, dans le Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, Livre de Poche, La Pochothèque, 1996, p. 193-194, définissent ainsi l’hyperbole : « Une hyperbole est une figure qui joue sur la caractérisation intensive d’une information ; elle est donc de type macrostructural, puisque, si l’on en change la matérialité lexicale, la figure demeure. Elle consiste en ce que, dans un discours, on dit plus que la valeur « véritable » du contenu. » 

  13. M. Aquien et G. Molinié, op. cit. p. 210 définissent ainsi l’ironie : « L’ironie est une figure de type macrostructural, qui joue sur la caractérisation intensive de l’énoncé, comme chacun sait, on dit le contraire de ce que l’on veut faire entendre. […] un discours ironique se développe parfois sur un ensemble de phrases parmi lesquelles il est difficile d’isoler formellement des termes spécifiquement porteurs de l’ironie (mais en cas d’antiphrase cela est possible) ; d’autre part, c’est tout l’entourage du passage qui concourt à le faire interpréter ironiquement, l’ironie pouvant toujours n’être point perçue. »