Séance 2. L’éducation des femmes : les limites du système éducatif.

Christine de Pisan écrivant dans sa chambre, 1407 (Wikipedia)

Christine de Pisan écrivant dans sa chambre, 1407 (Wikipedia)

 

Si la pédagogie se trouve redéfinie à la Renaissance, elle l’est essentiellement pour les garçons. Les filles sont, selon certains, les grandes oubliées de la Renaissance : « à la fin de la Renaissance, la fixité des rôles féminins sexuellement définis aura été consolidée dans la société comme dans la culture ; la condition féminine n’aura pas progressé, mais décliné », comme le souligne Margaret L. King1. Nous allons donc tout d’abord voir quelle était la place des femmes au XVIe siècle avant d’en venir à l’enseignement qu’on leur réservait.

Premier volet : contexte

I. La place des femmes

Les femmes ont occupé des fonctions sociales relativement importantes dans les siècles qui ont précédé la Renaissance. Mais des rapports de force entre les hommes et les femmes s’accentuent, pour aboutir à une diminution des fonctions et attributions des femmes à la Renaissance. Cette diminution est visible dans les domaines politique, juridique et religieux. Nous prenons ici des cas particuliers typiques de l’air du temps.

Les recherches d’Éliane Viennot sur la loi salique sont très éclairantes à cet égard2. Éliane Viennot montre que, dans le courant du XVe s., un article du code salique (mis en place par Clovis au IVe s.) fut exhumé, isolé de son contexte et employé par les juristes pour justifier l’interdiction faite aux femmes de succéder au trône de France. Voici ce qu’elle écrit en introduction de sa recherche : « il existe deux lois saliques : un code de droit pénal datant des Francs Saliens, et une règle successorale forgée au cours du XVe siècle, selon laquelle les femmes ne peuvent, en France, ni hériter ni transmettre la Couronne. Le nom de la première a été donné à la seconde par ses concepteurs, dans le but de faire croire à son ancienneté. Le lien entre les deux est un article de la première, qui a été soit falsifié soit interprété comme fondant la seconde. La mise au point de cette prétendue règle successorale n’a que partiellement à voir avec la prétention des monarques anglais à régner sur la France, et sa transformation en mythe national est très postérieure à la fin de la guerre de Cent ans. Elle est surtout liée à la puissance de la « clergie » dans l’entourage royal à partir du XIIIe siècle, et à sa prétention à gérer les affaires de l’État selon son idéal : entre hommes et entre experts. »

Dans le domaine juridique, la même diminution de l’espace alloué aux femmes s’observe. Didier Veillon consacre un article3 au juriste André Tiraqueau, ami de Rabelais, pour montrer qu’il « a puissamment contribué à la déterioration de la condition de l’épouse qui s’est manifestée dans notre droit au cours du XVIe siècle » avec le publication de son De Legibus connubialibus en 1513 (il faut plutôt consulter l’une des nombreuses rééditions augmentées ensuite, par exemple celle de 1545), un an après son mariage avec une très jeune fille âgée d’une douzaine d’années. Tiraqueau y commente l’incapacité de la femme mariée, disposition rédigée en 1514 dans la coutume officielle du Poitou4. Cette incapacité s’explique par la conception qu’il avait de la nature de la femme : « sous l’influence conjuguée du droit romain, des Écritures et du droit canonique, Tiraqueau était logiquement conduit à fonder l’incapacité de l’épouse sur l’imbecillitas sexus » (D. Veillon). De fait, la faiblesse du sexe était un topos chez les juristes, qui rappellent très souvent l’infériorité de la femme (Corpus iuris canonici)5. Il en découle que la femme mariée ne pouvait faire un contrat seule, il lui fallait l’autorisation expresse et spéciale (pour chaque contrat) de son conjoint, et non plus seulement un assentiment (ce qui suffisait au Moyen-Âge, que cet assentiment soit prononcé ou tacite d’ailleurs).

Enfin, dans le domaine religieux, les femmes sont les premières victimes des chasses aux sorcières. Comme l’écrit Margaret L. King, « c’est pendant la Renaissance que l’intolérance atteignit son sommet, avec les procès menés par l’Inquisition […] ; le point culminant de la terreur fut marqué par les affaires de sorcellerie, dont la plupart des victimes furent des femmes [entre 70 et 80% des accusés]. Toute autre considération mise à part, la violence exercée contre le sexe féminin par l’Église de l’Inquisition permet de dire que la Renaissance ne fut aucunement renaissance pour les femmes. » Selon les chasseurs de sorcières, les femmes étaient plus portées à la sorcellerie que les hommes parce qu’elles étaient « crédules, fourbes, faibles, inintelligentes, passionnées et charnelles » (citation par M. L. King du Malleus Maleficarum de Heinrich Kramer et Jakob Sprenger). Quant aux religieuses contraintes, elles furent nombreuses et, selon M. L. King, « c’est sur les femmes que l’étreinte de la réclusion se faisait la plus dure. »

Ainsi, la Renaissance est une période paradoxale pour le statut des femmes : à l’ombre des reines et des grandes mécènes se trouvent les sorcières et les religieuses forcées. Les chercheurs constatent en tout cas une domination masculine croissante.

II. La Querelle des Femmes : un fait reconnu mais un objet d’étude mouvant

Qu’est-ce que la Querelle des Femmes ?

Les bouleversements statutaires de la femme se sont accompagnés d’une réflexion longue, nourrie et profonde, notamment au niveau littéraire et philosophique, sur la nature et la place des femmes, la seconde découlant de la valeur accordée à la première. C’est donc la nature de la femme qui se trouve au centre de cette réflexion qu’on a appelée la Querelle des Femmes ((Il est à noter que l’expression ne date pas de l’époque. Anne Paupert, dans sa communication (intitulée « Les antécédents de la Querelle, de la fin du XIIIe siècle à Christine de Pizan ») pour le colloque Revisiter la Querelle des femmes, 1400-1600 (19-20 novembre 2010) organisé par la SIEFAR, rappelle qu’elle se trouve, au début du XXe siècle, sous la plume d’Abel Lefranc, dans son article intitulé « Le Tiers-Livre du Pantagruel et la querelle des femmes », Revue des études rabelaisiennes, vol. 2, 1904. Elle réapparaît chez Émile Telle en 1937 (L’œuvre de Marguerite d’Angoulême, reine de Navarre, et la Querelle des Femmes) et dans Le Deuxième sexe de S. de Beauvoir (1949). Au XVe siècle, l’expression « Querelle des Dames » (« la cause des dames ») est employée par Martin Le Franc vers 1440 dans son Champion des Dames.)). Le débat sur la nature des femmes a pour but d’établir ou de nier l’égalité entre les hommes et les femmes. Cet objet, l’égalité entre les sexes, distingue la Querelle de tout autre courant de pensée s’interrogeant sur la place des femmes, selon É. Viennot. Les deux grands ensembles de questions qui se posent sont, schématiquement, les suivants :

  • Comment penser la femme : est-elle l’égale de l’homme ? Sur un plan physique, ses capacités corporelles et intellectuelles sont-elles comparables à celles de l’homme ? Sur un plan métaphysique, est-elle formée à l’image de Dieu comme l’homme ? Si elle ne l’est pas, qu’en sera-t-il pour elle le jour de la Résurrection, renaîtront-elles sous une forme masculine ? Si elle l’est, est-ce la preuve de leur égalité métaphysique avec les hommes ? Enfin, est-elle même un être humain6 ) ou structurés en argumentations pro et contra7, à la façon des disputationes. Néanmoins, une grande majorité des textes qui ont trait à la Querelle sont extrêmement sérieux, à commencer par ceux de Christine de Pizan, dont un extrait (« textes » extrait 8) sera commenté, et proposent une redéfinition du statut des femmes. É. Viennot souligne qu’il ne s’agit pas simplement d’un phénomène éthéré mais qu’il a profondément innervé certains actions au XVIe siècle : « si l’on met en relation […] ce flot de discours misogynes, ses sujets de prédilections, ses périodes de recrudescence et ses pics de virulence avec les dégradations de la condition juridique des femmes, de leurs conditions de travail, de leur accès à l’éducation ou au pouvoir politique, de leur intégrité physique […] et même de leur survie […], on observe des correspondances […] étroites. »

    Chronologie

    La chronologie de la Querelle est assez discutée. Pour un état de la question récent, voir le site d’Éliane Viennot8.

    On considère à peu près unanimement qu’elle est née du Roman de la Rose (achevé vers 1270-1280). Si la première partie est empreinte d’amour courtois (Guillaume de Lorris) et s’avère philogyne, la seconde, qui lui est postérieure, en prend le contre-pied et est très clairement misogyne (Jean de Meung), dans la lignée d’une misogynie traditionnelle9 médiévale (fabliaux colportant l’idée d’une femme luxurieuse, paresseuse, dépensière…). Des XIIIe au XIVe siècles, plusieurs textes en latin ou en français paraissent, en faveur ou en défaveur des femmes.

    Néanmoins, le véritable commencement de la Querelle du Roman de la Rose et, conséquemment, de la Querelle des Femmes, a lieu avec l’intervention de Christine de Pizan, qui écrit L’Epistre au Dieu d’amours (Texte disponible en ligne) (1399) puis Les Epistres du Débat sur le Roman de la Rose (1402) contre Jean de Meung puis son Livre de la Cité des Dames (1404-1405) pour contrer les misogynes Lamentations de Matheolus (fin XIIIe siècle). Ainsi, la première querelle littéraire française confiée à la postérité s’est produite à Paris entre 1401 et 1405 ; et, par effet de ricochet, elle est liée à la question de la femme.

    Le pic de la Querelle des femmes se place au XVIe siècle, même si elle dure plus longtemps. Une floraison d’ouvrages de tous types (traités, fictions…) paraît sur ce sujet, avec toujours les mêmes arguments (les femmes étant nées après Adam elles seraient inférieures, mais comme elles sont nées de la côte d’Adam elles sont supérieures (puisqu’elles sont faites à partir de chair alors qu’Adam est fait de boue) etc.) et les mêmes exemples (une argumentation bien menée s’appuie toujours sur des exempla : des listes de femmes illustres prouvent que les femmes peuvent être les auteurs de hauts faits comme Camille, Jeanne d’Arc ou Judith, ou de faits indignes comme la papesse Jeanne et d’autres). Il y a plusieurs étapes dans cette Querelle. Nous suivons les grandes étapes définies par Marc Angenot10, même si on peut les remettre en question (et même si elles sont de plus en plus remises en question) parce que la Querelle est très continue, comme il le remarque lui-même : « notre exposé cherche à montrer qu’elle n’est qu’un épisode indûmment isolé d’un débat idéologique permanent », dit-il à propos de la Querelle des Amyes.

    – La première Querelle des Femmes est celle qui oppose Christine de Pizan aux détracteurs des femmes (1401-1405).

    – La seconde querelle a lieu dans les années 1541-1555 et constitue selon M. Angenot l’acmè de ce genre de textes. L’Amye de court de Bertrand de la Borderie (1541) est, selon M. Angenot, à l’« origine de la ”grande” Querelle des femmes ». Charles Fontaine répond à Bertrand de la Borderie avec la Contr’Amye de court (1541). Antoine Héroët de la Maisonneufve réplique avec La Parfaicte Amye (1542) et chante l’amour. Ces controverses tournent autour de la courtisane (femme de cour). On l’appelle la Querelle des Amyes. M. Angenot en fait un rebondissement de la Querelle des Femmes mais pour d’autres, il s’agit d’un cas particulier à séparer de la Querelle des Femmes, plus exactement « une querelle dans la querelle » (É. Viennot). En effet, il ne s’agit pas d’un débat sur les capacités de l’ensemble des femmes (même si, par extension, la question est évidemment posée) mais sur l’amour et l’importance à lui accorder.

    – Jacques Olivier (1617) provoque une troisième querelle, « moins connue que les précédentes […]. On notera que tous les participants à cette querelle sont des idéologues fort obscurs. Les salons de la première Préciosité n’ont pas cru nécessaire d’envoyer leurs champions à la bataille ». Contre le misogyne Olivier se dressent le Capitaine Vigoureux, le Chevalier de l’Escale (Le Champion des femmes), Bermen de la Martinière (Le Bouclier des dames), Bernier (Apologie contre le livre intitulé Alphabet...) et Gaillar (Le Bouclier des Femmes, 1621).

    Il faut noter qu’entre-temps, Tiraqueau et son De connubialibus legibus avait provoqué une vague de réponses également (vers 1515) puisque par exemple Amaury Bouchard lui répond en 1522 (Amalrici Bouchardi Τς γυναικεας Φύτλης id est Feminei sexus Apologia, adversus Andream Tiraquellum). L’influence de Tiraqueau est telle qu’il s’agit d’une étape incontournable de la Querelle. En outre, à l’échelle européenne, de nombreux écrits sont tout autant incontournables y compris pour mesurer les étapes françaises de la Querelle : le De nobilitate et praecellentia foeminei sexus (1529) de l’allemand Henri Corneille Agrippa est le prototype des traités apologétiques sur les femmes qui suivirent et il fournit de nouvelles armes dans cette longue Querelle. Des ouvrages très influents comme le Roland furieux de l’Arioste (1516-1532) ou encore le Courtisan de Castiglione (1528) sont tout imprégnés de ces questions et des formes du débat.

    Au XVIIIe siècle encore, tout le monde écrit sur le problème de la femme. Surtout, de plus en plus de femmes interviennent dans le débat. Mais, selon M. Angenot, « ce qui est vrai, c’est que le genre atteint une étape de mutation / dissolution qui présage de sa disparition ». Néanmoins, selon l’extension la plus large du phénomène, elle n’est toujours pas achevée.

    Marie de Gournay (wikipedia)

    Marie de Gournay (wikipedia)

 

Deuxième volet : l’éducation des femmes à la Renaissance par les textes : Michel de Montaigne et Christine de Pizan

 

Le questionnement sur les capacités des femmes, au premier chef desquelles se place la capacité intellectuelle, a fortement rejailli sur la question de l’enseignement à leur dispenser. Bien plus, l’éducation des femmes est un sujet de premier plan dans la Querelle dès les origines. Le statut social créait sans doute plus de disparités que le sexe de l’élève : une princesse était toujours largement plus éduquée qu’une paysanne. Néanmoins, la question du sexe est primordiale : il y eut bon nombre de manuels et de traités consacrés à l’éducation des filles, très nettement distinguée de celle des garçons. Bien plus, É. Viennot émet même l’hypothèse que « cette polémique [la Querelle] naquit de l’inégal accès au savoir des uns et des autres, à partir du moment où, en Occident, le savoir devint un moyen d’échapper à la pure reproduction sociale, et notamment, pour ceux qui n’étaient pas des mieux servis par la naissance mais qui avaient une cervelle en bon état de marche, le moyen de parvenir à des fonctions ou à des métiers prestigieux. […] Le savoir constituant dès lors une possible poule aux œufs d’or, et l’intelligence n’étant pas naturellement réservée à certains groupes, celui qui était le mieux placé sur la ligne de départ – le clergé chrétien masculin – s’ingénia à limiter la concurrence », à savoir, entre autres, les femmes, qui ont été systématiquement exclues de l’enseignement supérieur. La question de l’éducation et du savoir est donc centrale dès lors qu’il est question des femmes au XVIe siècle.

L’idée dominante, que nous apercevrons à travers un texte de Montaigne (« textes », extrait 4), consistait à dire que les femmes n’ont pas les mêmes capacités que les hommes et qu’il leur faut donc une éducation taillée sur mesure. Au rebours, les partisans des femmes comme Christine de Pizan (« textes » extrait 6) soulignent que l’infériorité des femmes est en réalité le fruit des lacunes de leur éducation : elle est le produit non pas de leur essence mais de la façon dont elles sont traitées par la société qui a choisi de leur interdire l’accès à certains savoirs et, ainsi, de les maintenir dans l’ignorance et, donc, dans la sujétion.

Cependant, malgré tous les débats sur l’éducation, il faut retenir qu’aux yeux des deux camps, une femme vertueuse n’agit pas comme un homme vertueux : chaque sexe a ses codes de conduite propres. Dès lors, une bonne éducation consiste impérativement à rappeler à la femme quels sont le mode de vie et les attitudes qui lui siéent. Les partisans des femmes ne sont donc pas totalement révolutionnaires. Ils essaient la plupart du temps de faire bouger les lignes de partage au sein d’un cadre inégalitaire qu’ils acceptent.

Nous nous proposons de commenter les textes de Montaigne et de Ch. de Pizan.

I. L’idée dominante : Montaigne

Michel de Montaigne (1533-1592) est issu d’une famille de riches négociants bordelais. Son père, Pierre Eyquem, est anobli. Pierre, enthousiaste pour les idées de la Renaissance humaniste, entreprend d’éduquer son fils selon les nouveaux principes pédagogiques. Par exemple, il apprend le latin à son fils selon une méthode nouvelle : tout le monde parle latin en sa présence, ce qui permet à Michel de l’apprendre sans douleur et ce qui lui épargne de perdre des années à l’apprentissage de cette langue difficile. Michel devient magistrat et, après une tentative de carrière politique qui tourne court, il se retire sur ses terres à Montaigne à partir de 1571. Il écrit alors ses Essais, dont la première édition paraît à Bordeaux en 1580. La deuxième édition date de 1588 : un troisième livre est ajouté aux deux premiers des Essais. Il se remet à l’ouvrage mais meurt alors qu’il était en train de modifier son texte. Une édition posthume (1595) est produite par Marie de Gournay, sa « fille d’alliance », admiratrice de Montaigne et femme de lettres.

Montaigne grandit donc dans un milieu ouvert aux idées nouvelles. Ses Essais sont le fruit de ses réflexions et observations, ils n’ont rien de doctrinaire. Montaigne est très moderne à plus d’un titre : par exemple, il remet en cause les idées toutes faites et remarque la fragilité de la coutume, avant Pascal. Mais, au milieu de tant d’aspects modernes (humanité, relativisme, scepticisme), Montaigne refuse l’éducation aux femmes, malgré son lien avec Marie de Gournay. Pourquoi un tel refus ? Nous essaierons de répondre à cette question en analysant brièvement le texte de Montaigne (« textes » extrait 4) en trois axes :

A. Faiblesse intrinsèque des femmes en matière de connaissances

Les femmes sont présentés par Montaigne comme des êtres légers et subtils. Ainsi, on peut relever le lexique consacré aux mouvements émotifs (« fasche », « amusement »…). Les limites des capacités féminines sont soulignées (l. 2, 8, 14).

Dès lors, les prétentions féminines sont tournées en ridicule. Elles touchent au burlesque : c’est ce que montre la phrase « A toute sorte de propos, et matiere, pour basse ou populaire qu’elle soit, elles se servent d’une façon de parler et d’escrire, nouvelle et sçavante » (l. 3-4). En effet, le burlesque consiste, selon Gradus, à traiter un sujet noble avec un style bas ou, inversement, traiter un sujet bas avec un style noble. Les femmes traitent les matières les plus basses dans un style nouveau et savant, ce qui crée un décalage comique.

Se dessine ainsi un art de la caricature chez Montaigne, puisqu’il grossit certains traits pour les tourner en ridicule. Il se fait satiriste, à la manière de Juvénal sous le patronage duquel il se place grâce à la citation du poète latin [N.B. : les deux figures ont été vues dans le commentaire de Rabelais ci-dessus, nous ne redonnons pas les définitions] : il s’agit d’une critique moqueuse, qui consiste à s’attaquer à ses contemporains et souligner leurs ridicules. Montaigne a la dent très dure.

B. Ce à quoi elles peuvent quand-même prétendre

Montaigne prête des qualités particulières aux femmes et leur conseille de s’y tenir et de les cultiver (« Si les bien-nées me croyent, elles se contenteront de faire valoir leurs propres et naturelles richesses »). Au premier rang de ces qualités se trouvent la beauté et l’honneur (l. 14 : « le monde n’a rien de plus beau : c’est à elles d’honnorer les Arts, et de farder le fard. Que leur faut-il, que vivre aimées et honnorées ? »). L’hommage est misogyne11. Il s’agit en réalité d’un cas typique de louange destinée en souligner les limites de l’objet loué et à le circonscrire dans un rôle préfabriqué : tout ce que les femmes ont, par nature, de supérieur, c’est la beauté, ce qui les prive automatiquement de la prétention à une supériorité ou même à une égalité intellectuelle. La beauté, muette, doit leur suffire. Quant au fait d’honorer et, surtout, d’être honorées, il s’agit d’un hommage qui met en valeur la fonction traditionnelle de la femme, objet passif d’admiration et d’hommages (cf. l. 19-20), douces et aimables.

Montaigne accorde néanmoins, à contre-cœur, aux femmes de fouler trois domaines du savoir, qui correspondraient selon lui à la nature faible et légère de leur sexe. Elles peuvent ainsi pratiquer la poésie (l. 24) parce que c’est un genre mineur, décoratif, contrairement à des disciplines dites sérieuses comme les sciences. En outre, les femmes peuvent avoir accès à l’histoire et, enfin, à la philosophie, mais de façon très restreinte : la philosophie doit leur servir à se résigner à leur sort et à accepter leur rôle social. Elles peuvent donc faire appel à une philosophie pratique, mais n’ont pas recours à la philosophie spéculative (Platon et saint Thomas par exemple), plus noble.

Ainsi, elles sont maintenues dans une minorité perpétuelle. Elles n’ont pas accès à ce qui pourrait leur ouvrir la voie à des charges publiques (le domaine juridique notamment) – auxquelles elles ne peuvent parvenir de toute façon, puisque l’Université leur est interdite. Les femmes sont cantonnées à des savoirs du quotidien, mineurs, et sont réduites à la passivité.

C. Pourquoi il faut limiter leur accès à la connaissance

Il faut limiter l’accès des femmes à la connaissance pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce qu’elles ne sont pas capables d’atteindre le niveau des hommes (« Que leur faut-il, que vivre aimées et honnorées ? Elles n’ont, et ne sçavent que trop peu, pour cela. »), qui profitent de leur exigence de savoir pour mieux les régenter (l. 17-18). Les femmes ne savent pas manipuler adéquatement ce qui leur échappe (l. 3-4).

Néanmoins, la question des capacités intellectuelles n’est pas la plus importante. Il ne faut « qu’esveiller qu’un peu et reschauffer les facultez qui sont en elles » (l. 15), ce qui veut dire qu’on choisit délibérément de ne pas développer des facultés qui sont bien présentes chez les femmes. Pourquoi ? Parce que les savoirs acquis doivent leur être utiles : l’idée de besoin est essentielle (l. 17 et 24). Les connaissances permettent à la femme d’accepter son sort voire même d’en tirer satisfaction. Or, ce sort est typiquement féminin. En effet, Montaigne explique que la philosophie pour les femmes a une fonction coutumière : la femme devait pardonner à son mari volage, voire même ne jamais lui faire reproche de son inconstance, et ainsi de suite. L’inverse n’est pas vrai : un mari trompé pouvait punir sévèrement sa femme ; il avait d’autres recours que la philosophie s’il le souhaitait. Ainsi, limiter l’accès à la connaissance est utile pour soutenir la conformité à la coutume, coutume justifiée par la faiblesse des capacités cognitives du sexe faible par ailleurs.

Bien plus, l’instruction ne peut que rendre les femmes malheureuses, alors qu’elles jouissent par ailleurs d’honneurs qui leur sont réservés : elles risquent de tout perdre et de ne rien gagner (l. 11-12 « étouffer leur clarté » et l. 17-18 « régenter »). L’on peut éclairer ce qui est seulement aperçu chez Montaigne par le texte de d’Aubigné (« textes » extrait 5). D’Aubigné a une tout autre démarche, beaucoup plus sociale (puisque pour lui les princesses doivent acquérir un savoir important alors que les « Damoiselles de moyenne condition » doivent se limiter), là où Montaigne parle des femmes en général. Néanmoins, les mêmes préoccupations apparaissent : elles ne doivent pas chercher noise à leur époux. Un excès de connaissance leur montrerait les limites dudit époux ; il faut donc limiter leur savoir, pour le bien de l’ordre social et pour celui des femmes. Mais il est une science que les femmes possèdent en propre, c’est celle de la séduction. Elle est supérieure à tout ce qu’elles pourraient apprendre d’autre, et c’est par cette « science » qu’elle peuvent dominer (l. 20-21). Ainsi, c’est par leur séduction naturelle (et non acquise) qu’elles peuvent espérer se faire entendre. Montaigne pose donc le postulat d’une supériorité de l’inné sur l’acquis chez la femme, de l’instinct sur le savoir. C’est un topos ancien sur la nature des femmes (qui seraient plus instinctives, plus intuitives, moins cérébrales que les hommes), et à nouveau un éloge misogyne, destiné à diminuer les compétences des femmes.

Ainsi, ce texte est très méfiant à l’égard d’un accès des femmes à la connaissance, principalement par peur d’une remise en question de son rôle traditionnel par la femme. Montaigne se prononce pour la paix des ménages, telle qu’elle était conçue à l’époque. D’ailleurs il se montre en général très réticent au conflit. Les Essais apparaissent ainsi comme une œuvre polymorphe et complexe, aux tonalités mutliples et souvent contradictoires…

II. Paroles de femme : Christine de Pizan

On considère que la première œuvre polémique en faveur des femmes écrite par une femme est la Cité des Dames de Christine de Pizan. Elle prend position sur l’éducation à donner aux filles en réclamant pour elles un accès au savoir plus important que celui qui leur était permis.

Après la mort de son mari (alors qu’elle est âgée de 25 ans), Christine de Pizan (1364-1430) vit de sa production littéraire. C’est inédit à l’époque : les femmes qui écrivaient, jusque-là, n’avaient en général pas besoin de l’écriture pour gagner leur vie ; elles étaient souvent des princesses comme Marie de France par exemple. Ainsi, le savoir est un moyen de gagner sa vie. Comment a-t-elle pu acquérir une éducation si fine alors qu’elle n’était pas une princesse ? Elle est la fille d’un astrologue italien venu se mettre au service de Charles V : c’est son père qui a choisi de lui donner une éducation à laquelle la plupart des filles n’ont pas accès à l’époque.

Elle est considérée comme la première femme qui ait écrit sur la condition de la femme et qui se soit passionnément insurgée contre les propos misogynes. Elle eut un rôle majeur dans les prémisses de la Querelle des Femmes en initiant la Querelle du Roman de la Rose. Son statut d’écrivain ne va d’ailleurs pas sans poser problème : on le lui reproche, parce que les femmes doivent faire preuve de modestie et de réserve, ce qui est incompatible avec la prise de parole publique. Aristote, citant Sophocle, affirmait déjà que la parure des femmes est le silence . Cette idée est toujours d’actualité à l’époque de Pizan.((Politiques I, 13, 1260 a, 11 .))

   Les arguments de Pizan contre les misogynes son nombreux, mais l’un d’entre eux fut plus particulièrement destiné à une grande postérité, à savoir que les femmes sont de fait moins savantes que les hommes, mais uniquement parce qu”on ne les éduque pas et non par faiblesse ontologique. C’est ce qui apparaît dans le texte que nous allons étudier (« textes » extrait 6). Elle prend ainsi à contre-pied la thèse largement admise (y compris par elle-même dans une certaine mesure) d’une incapacité intellectuelle des femmes. Elle utilise des instruments littéraires médiévaux, sur lesquels nous nous pencherons (allégorie…), au service d’une pensée déjà renaissante. Ainsi, une pensée critique et nouvelle se découvre peu à peu, grâce à la raison et à l’argumentation, à l’expérience et à la réflexion. Pizan ne se contente par des idées largement admises et des pensées dominantes, considérées comme inamovibles. Néanmoins, elle reste très prudente. Elle adopte une attitude d’humilité, puisqu’elle s’instruit auprès de dame Raison, personnifiée. Elle conjugue ainsi, dans cet extrait, audace et humilité, ce qui fait de ce texte un morceau étonnant : alors qu’elle en appelle à une révision profonde de l’éducation à donner aux femmes, elle se conforme complètement à l’éthos attendu d’un auteur femme. Ce texte étant très fortement argumentatif et construisant pierre par pierre la Cité des Dames, nous suivrons son mouvement [Commentaire linéaire]. À chaque nouvelle étape, Pizan démontre que les femmes ne souffrent pas d’une nature inférieure à celle de l’homme mais de l’absence d’éducation.

A. L’apprentissage scolaire : les capacités sont égales mais la coutume refuse l’école pour les femmes.

B. L’apprentissage par l’expérience : les hommes en savent davantage dans bien des domaines parce qu’ils peuvent sortir dans le monde sans restriction.

C. Le fin mot : Pizan souligne l’inutilité pour la société d’une érudition des femmes : bien au contraire, il est utile qu’elles soient maintenues dans l’ignorance. Mais le choix de l’ignorance n’est pas acceptable.

N.B. : le commentaire est très déséquilibré car il nous a semblé important de prendre prétexte de cet extrait pour rappeler ce qu’est l’allégorie et quels en sont les procédés. Il faudrait dire aux étudiants que le A. ne devrait pas être si long : tout le premier point n’entrerait évidemment pas tel quel dans un commentaire. Nous séparons par des astérisques les passages qui ne font méthodologiquement pas partie du commentaire.

A. L’apprentissage scolaire : les capacités sont égales mais la coutume refuse l’école pour les femmes

            1/ Un cadre médiéval : l’allégorie.

La Cité des Dames s’ouvre sur une Christine de Pizan à demi endormie. Trois Dames lui apparaissent alors, qui sont des personnifications de la Raison, de la Droiture et de la Justice. Ce genre de début n’est pas rare dans la littérature médiévale : le Roman de la Rose de G. de Lorris est lui-même construit sur ces principes : le narrateur est assimilé à l’auteur, qui raconte un rêve dont il est acteur et où il rencontre des personnages allégorisés. L’allégorie est une figure très fréquente et complexe au Moyen-Âge.

***

Il faut être très prudent dans l’usage du terme.

    « L’allégorie consiste à tenir un discours sur des sujets abstraits (intellectuels, moraux, psychologiques, sentimentaux, théoriques), en représentant ce thème mental par des termes qui désignent des réalités physiques ou animées (animaux ou humains), liés entre eux par l’organisation de tropes [figures de style comme la comparaison ou la métaphore par exemple] continuées » (selon M. Aquien et G. Molinié).

Ainsi, l’allégorie, selon le dictionnaire Robert, est « une narration ou description métaphorique dont les éléments sont cohérents et qui représentent avec précision une idée générale ». Par exemple, l’arbre de la connaissance dans la Bible représente la science du bien et du mal qui produit la mort ; les fables de La Fontaine contiennent un sens caché qui est donné par la « morale ». Mais c’est aussi la « représentation d’une entité abstraite par un être animé auxquels sont associés des attributs symboliques dans une narration (paraboles bibliques) ». Ainsi, l’allégorie est liée à nombre de figures :

– au symbole. Par exemple, le lion symbolise le pouvoir : il s’agit de lier deux idées par analogie. « Symbole », étymologiquement, veut dire « signe de reconnaissance » : c’est, au départ, « cet objet coupé en deux dont les hôtes conservaient chacun la moitié qu’ils pouvaient transmettre à leurs descendants, et qui leur permettaient de se faire reconnaître en rapprochant les deux parties ».

– à la métaphore et à la métaphore filée,

– à la comparaison

– à l’analogie (pour faire comprendre une chose, on la compare à une autre chose : « mangue = poire orientale »),

– à la personnification. La personnification (figure qui consiste à faire d’un être inanimé ou d’une abstraction un personnage réel selon le Gradus) est l’un des procédés de l’allégorie, mais cette dernière a un sens beaucoup plus large.

Le Moyen-Âge est particulièrement friand d’allégories, mais leur attribue un sens encore plus complexe. Pour comprendre l’allégorie au sens médiéval, on fait souvent référence aux différentes lectures possibles de la Bible :

– lecture littérale : on lit le texte tel quel.

– lecture allégorique : on tisse un rapport de coïncidences. L’Ancien Testament préfigure le Nouveau Testament. Si on sait lire l’Ancien Testament, il apparaît qu’il prévient de tout ce qui va se passer sous une autre forme, grâce à un « sens caché » de ce qui est écrit. Par exemple, Adam préfigure le Christ. On dit alors qu’Adam est le type de Jésus-Christ, qui est l’antitype. Le type représente quelque chose d’autre à travers lui, ce quelque chose d’autre étant l’antitype. De même et par extension, les textes païens étaient lus à la lumière chrétienne. On pensait qu’Homère avait pressenti l’avènement du Christ.

– lecture tropologique ou morale : on cherche dans le texte des figures des vices et des vertus, des passions de l’âme ou des étapes que l’esprit humain doit parcourir dans son ascension vers Dieu.

– lecture anagogique (qui concerne les fins dernières) : il s’agit de voir à travers les Évangiles l’avenir, la seconde venue du Christ. De même que l’Ancien Testament préfigurait le Nouveau, le Nouveau Testament préfigure ce qui se passera après lui.

La notion d’allégorie est donc extrêmement complexe et a évolué historiquement.

***

Dans notre extrait, l’allégorie tient d’une part à la personnification de la raison et d’autre part au dialogue entre Raison et Christine, qui place dans une réalité concrète un thème mental, de façon très prolongée. Il s’agit ainsi d’un récit allégorique (vu en classe de Première ((Voir par exemple, sur le site de l’Éducation nationale, http://eduscol.education.fr/cid46191/sequence-n-le-recit-allegorique.html)) ). Ce recours au récit allégorique permet à l’auteur de produire une argumentation plus libre. Christine n’est pas celle qui revendique, mais Raison, qui parle pour elle (rappelons le sens étymologique d’allégorie : du grec allos, « autre », et agoreuein, « parler en public » : Raison parle en public à la place de Christine).

            2/ Le jeu des personnages : Christine et Raison.

Raison, personnage allégorique, est d’emblée dotée d’une connotation positive. Son rôle est de guider la réflexion de Christine, notamment en lui ouvrant les yeux sur la réalité des choses.

Christine se place sous son patronage et tire d’elle un enseignement, comme le montre le lexique (« mon enfant » / « Ma Dame », « apprenez-moi » l. 1, emploi de l’impératif et des futurs par Raison l. 7-8…). Le personnage de Christine adopte une posture humble qui sied à la féminité telle qu’elle était conçue à l’époque.

Mais dès le départ, Christine, en posant la question des capacités intellectuelles des femmes et en faisant preuve de soif de savoir, montre déjà par son exemple que les femmes sont tout à fait capables de penser et de questionner leur propre statut. D’ailleurs, elle prend rapidement ses distances avec la doxa, comme le texte en porte les marques dès les premières lignes : « les hommes affirment » (l. 3) l’inégalité de la femme, pas Christine. Bien au contraire, l’affirmation des hommes, qui ne repose sur rien si ce n’est sur elle-même, s’oppose aux preuves apportées par Raison (l. 7, « pour te le prouver plus clairement ») et s’en trouve disqualifiée. L’entreprise de disqualification de l’affirmation des hommes innerve tout le texte, grâce au contraste entre champ lexical du raisonnement et de la preuve et expressions du type « opinion », « tout le monde », « expérience », « coutume », « les hommes affirment ». C’est une « opinion », qui « est tout le contraire de la vérité », proclamée par Raison (l. 6-7).

Mais il y a aussi de réelles découvertes et un réel étonnement de la part personnage éponyme de l’auteur : l. 14 « que dites-vous là », « peur » l. 8. Christine est réellement dans l’ignorance, si bien que Raison doit la sortir de cette ignorance. Ce procédé illustre la force des préjugés misogynes dont Christine elle-même est pétrie, alors qu’elle est bien placée pour savoir que les femmes ont des capacités intellectuelles égales à celles des hommes. De plus, ce sont les allégations de Raison qui sont audacieuses. L’audace vient de Raison, pas de Christine, qui est forcée de se rendre peu à peu et comme avec répugnance aux raisons de Raison. Là encore, cela sied à la posture d’un auteur qui est une femme.

      3/ Si l’éducation était donnée aux filles, elles seraient meilleures.

Raison, qui est une figure d’autorité indéniable, établit que la différence entre le savoir des hommes et des femmes provient de la coutume qui veut que les petites filles n’aillent pas à l’école. Les petites filles seraient même plus aptes à apprendre et à exercer leur intelligence : Raison passe à des arguments « scientifiques » pour prouver les capacités physiques du cerveau féminin. En réalité, elle donne un aperçu d’un débat médical qui a longtemps perduré : le cerveau des femmes étant en moyenne plus petit, on a pensé que ses capacités devaient être moindres . « Naturellement désarmé et incapable de se défendre, le corps féminin est, en outre, doué d’un cerveau réduit. Il est inaccompli comme celui d’un enfant et dépourvu de semence comme celui d’un homme stérile », disait déjà Aristote. Au rebours, certains pensent qu’un cerveau plus petit permet des connexions plus rapides donc présuppose des qualités intellectuelles supérieures (Marguerite Buffet Nouvelles observations sur la langue françoise… avec un Traité sur les éloges des illustres sçavantes, tant anciennes qui modernes, Paris, Jean Cusson, 1668.)) par exemple se fait le relais de cette idée bien plus tard). Chez Pizan, il s’agit bien de cela : un corps plus délicat entraîne la supériorité intellectuelle. Cette idée est renforcée par le dispositif textuel : l. 9-11, aux conditionnels qui émettent l’hypothèse que les filles apprendraient aussi bien que les garçons succède l’indicatif présent, lorsque la capacité des femmes est prouvée. L’hypothèse fait place à la certitude.

Ainsi, en réalité c’est la supériorité intellectuelles des femmes plutôt que leur simple égalité qui se dessine en contre-point de la critique de la coutume. C’est une conception audacieuse, vu le contexte et l’époque.

B. L’apprentissage par l’expérience : les hommes en savent davantage dans bien des domaines parce qu’ils peuvent sortir dans le monde sans restrictions.

            1/ Une double injustice.

Le texte se poursuit par un approfondissement de l’idée : non seulement l’apprentissage conceptuel est refusé aux femmes, mais l’acquisition d’une expérience l’est également. Christine, dans ce domaine de savoir, ne réfute pas le fait que les hommes là encore en savent plus que les femmes. Les femmes subissent une double injustice : en plus de ne pas recevoir d’éducation durant l’enfance, les femmes sont recluses (« s’en tenant aux soins du ménage, elles restent chez elles, et rien n’est aussi stimulant pour un être doué de raison qu’une expérience riche et variée »).

        2/ Une argumentation redoutable qui repousse définitivement le discours dominant

Là encore le texte montre une distance par rapport au discours dominant, de deux manières.

Tout d’abord, par l’art du dialogue : la redondance des paroles de Christine, qui accepte avec difficulté les paroles de Raison, illustre l’enracinement de l’opinion commune dans son esprit, au point de la rendre aveugle aux preuves accumulées devant ses yeux. Mais des variations dans le texte marquent le décillement des yeux de Christine : si à la l. 4 « les hommes affirment » est positif, à la l. 15 le tour est négatif « les hommes n’admettraient jamais une telle affirmation ». Les hommes perdent du terrain, ils ne sont plus dans l’affirmation mais dans la négation. Bien plus, l’affirmation passe de la voix masculine (l. 4) à une voix féminine (Raison, l. 15). La pente de l’argumentation est ascendante, elle est de plus en plus approfondie et percutante. Le lecteur assiste à une mise de côté progressive de la voix masculine, et peu à peu le texte en appelle à un face-à-face sans intermédiaire avec Raison, et en appelle à une réflexion personnelle du lecteur, qui est directement apostrophé grâce à l’emploi du « tu » impliqué par le dialogue. Ce « tu » s’adresse à Christine mais aussi au lecteur. En effet, jusque là Raison s’adressait à Christine en disant « mon enfant ». Le « tu » qui apparaît à ce moment de l’argumentation de Raison est abrupt et constitue la marque d’une généralisation du discours. Les questions posées par le personnage Christine, sous cet angle, ne sont donc pas de simples interrogations rhétoriques, mais elles visent à impliquer le lecteur. Lui aussi est aveuglé par l’opinion commune, le texte vise donc à le convaincre en estompant le personnage.

          3/ L’exemple de la femme auteur au service d’une définition de l’humanité

Ensuite, la femme auteur est forcément une figure publique, alors que les femmes sont représentées comme « s’en tenant aux soins du ménage », confinées dans la sphère domestique. Une fois de plus, Christine est une preuve, par son écriture, de ce qu’avance Raison : en se confrontant au monde public, les femmes sont capables d’acquérir une capacité de réflexion profonde.

Raison ne parle même plus d’hommes et de femmes, contrairement à tout ce qui se lit ailleurs dans l’extrait. Elle va plus loin et ose poser l’indifférenciation entre les sexes, pour le savoir. Cette indifférenciation apparaît dans la lettre même du texte. Il est question de ce qui est stimulant « pour un être doué de raison », c’est-à-dire l’homme au sens général, tous les êtres humains. Avant, il était question d’une opposition entre hommes et femmes. Mais à ce moment du discours de Raison, il y a un resserrement sur ce qui les réunit : le savoir, la stimulation intellectuelle. À une époque où l’on postulait une différence essentielle entre hommes et femmes, chacun possédant des vertus propres, voilà qui ne manque pas d’audace.

C. Le fin mot : Pizan souligne l’inutilité pour la société d’une érudition des femmes : bien au contraire, il est utile qu’elles soient maintenues dans l’ignorance. Mais le choix de l’ignorance n’est pas acceptable.

            1/ Ignorance féminine et sauvegarde de la société

Une fois que les capacités intellectuelles des femmes ont été prouvées, une fois qu’il a été établi qu’elles sont totalement similaires voire supérieures à celles des hommes, se pose logiquement la question de la motivation de cette mise à l’écart des femmes d’un apprentissage par l’éducation et par l’expérience.

La réponse est que c’est une exigence de la société telle qu’elle existe : « il n’est pas nécessaire à la société qu’elles s’occupent des affaires des hommes ». Là encore, on peut faire un parallèle avec le texte de d’Aubigné (« textes » extrait 5), qui parlait du besoin.

            2/ Une retenue étrange

Christine, cependant, ne développe pas trop l’argument. D’ailleurs, la Cité des Dames s’achève sur l’exhortation à la patience et à l’obéissance des femmes devant leurs maris. Elle enchaîne sur un autre argument, qui est en fait la continuation du précédent, qui visait à montrer que les femmes en savent moins que les hommes parce qu’elles n’ont pas accès à l’éducation, théorique et empirique. Raison en revient à des considérations beaucoup moins subversives. Il n’est plus question de l’accès des femmes à l’éducation mais plus généralement de l’accès à la connaissance au sein de problématiques sociales : la connaissance n’est pas une question d’intelligence mais d’éducation.

Raison en apporte la preuve par un élargissement du point de vue à la société tout entière : les paysans ne sont pas aussi savants que les citadins, si bien que, si l’on poursuit l’argumentation laissée en suspend par Raison, certaines femmes sont plus savantes qu’eux. « Tout cela vient de ne pas apprendre ». Ainsi, à la fin de l’extrait, Raison en revient à une théorie de l’inégalité non entre les sexes mais entre les individus, ce qui rejoint l’idée d’une humanité constituée d’êtres doués de raisons dont elle parlait plus haut.

Cet extrait de la Cité des Dames est donc un texte audacieux, qui place sur un pied d’égalité les hommes et les femmes et qui demande l’accès des femmes à l’éducation à l’instar des hommes, prenant à contre-pied les pratiques de l’époque. Néanmoins, Christine de Pizan refuse de bouleverser la société : in extremis, elle glisse simplement sur la question du « besoing » dont parlera plus tard d’Aubigné. Les guerres se gagnent par des batailles : Chritine tente de remporter celle de l’éducation. C’est en effet la première et la plus importante. Le reste vint plus tard.

Anne Debrosse, octobre 2012


  1. Dans « La femme de la Renaissance », dans L’homme de la Renaissance, dir. Eugenio Garin, Points Seuil, 1990, p. 289. 

  2. Voir, sur son site, cette section sur les femmes et le pouvoir : http://www.elianeviennot.fr/FFP.html. Pour ceux qui disposent de plus de temps, voir L’invention de la loi salique, Paris, Perrin, 2006. 

  3. « Le De Legibus connubialibus d’André Tiraqueau » in Les grands jours de Rabelais en Poitou, Études rabelaisiennes, Volume 43, Genève, Droz, 2006, p. 195-213. 

  4. D. Veillon rappelle que « la legislation royale répugnait toujours à intervenir en droit privé. » Dès lors, « cette matière [la condition des époux] était régie par le droit écrit dans les pays du Sud, et ailleurs par les coutumes dont la rédaction officielle se poursuivit tout au long du XVIe siècle. Quoi qu’il en soit, dans tous les domaines, le droit consacrait, avec plus ou moins de vigueur, la suprématie de l’homme dans le couple ». 

  5. Voir l’article d’Anne Rousselet-Pimont, dans le Verger II (juillet 2012). 

  6. Le texte paradoxal d’Acidalius Valens (Disputatio perjucunda qua anonymus probare nititur mulieres homines non esse) a été pris au sérieux…) ?

  7. Dès lors, quel peut-être son rôle dans la société : si ses capacités sont égales, doit-on leur accorder plus d’espace ? Une femme peut-elle accéder aux plus hautes sphères du pouvoir ? Peut-elle prendre les armes ? Quelle valeur donner au mariage et à l’amour ? Et, pour notre propos, comment adapter l’éducation pour elle ?
  8. Ce qu’on appelle la Querelle des Femmes recouvre ainsi un débat qui eut des répercussions très palpables sur la société du XVIe siècle. Il ne s’agit pas seulement de l’expression d’exercices scolaires, comme on l’a cru parfois. En effet, les écrits issus de la Querelle des Femmes ont parfois pris la forme d’ouvrages paradoxaux (l’éloge de la supériorité féminine suivant celle de l’ivresse ou encore de la pauvreté, par exemple (( Ortensio Lando, Paradossi, 1543, repris par Charles Estienne et Marie de Romieu. 

  9. Gratien Du Pont, sieur de Drusac : Les controverses des sexes masculin et féminin, 1534. 

  10. http://www.elianeviennot.fr/Querelle/Querelle1-articleEV.html. Elle revient sur les différentes interprétations de la Querelle, sur les problèmes de datation et de chronologie, sur l’importance variable que l’on attribue à la Querelle (parfois très minimisée, à tel point qu’on a pu en faire le fruit monstrueux des gender studies). La bibliographie est en outre très nourrie. Elle fait remonter l’usage de l’expression « Querelle des Femmes » aux années 1880, conséquence des travaux d’Arthur Piaget. Voir également la neuvième séance de Chorea 2011-2012  : « Duels de mots » (2 juin 2012) : Fanny Oudin et Anne Debrosse : « Christine de Pizan, de la Querelle du Roman de la Rose à la Querelle des femmes » (communication accompagnée d’une présentation power-point présente dans le compte renduen ligne sur Cornucopia). 

  11. P. 67 sq., M. Angenot parle des écrits misogynes. « La littérature de colportage, représentée surtout par les petites brochure publiées à Troyes chez Oudot, répandent dans toute la France de médiocres pamphlets contre les femmes, très archaïques de facture et d’inspiration. En milieux populaires dans les villes et dans les campagnes, ces ouvrages sans grande malice, trimbalés dans la hotte des merciers et vendus dans les foires, connaissent un succès de vente qui ne se dément pas du XVIe au milieu du XIXe siècles. Le répertoire n’en est pas très varié, et le renouvellement du fonds est nul : ce sont toujours les mêmes titres, plus ou moins remaniés et dont l’orthographe se modernise. Nous avons vu quelques-uns de ces succès de la  »Bibliothèque Bleue » : la Meschanceté des filles (éd. de 1656) qui examine complaisamment leur penchant à la paillardise et voit à y remédier ; le Caractère d’une femme sans éducation (vers 1700) ; la Malice des femmes (éd. de 1732) qui doit être une version populaire de l’Alphabet de Jacques Olivier… » 

  12. Dans Les Champions des femmes. Examen du discours sur la supériorité des femmes, 1400-1800, Montréal, 1977, p. 21 sq. Cette thèse est toujours considérée comme l’un des travaux essentiels sur la Querelle même s’il commence à dater et que certaines conclusions font aujourd’hui l’objet d’une remise à plat. La SIEFAR a organisé une série de colloques sur la question de la Querelle des Femmes suite au constat que cette Querelle devait être revisitée. En effet, les travaux qui la perçoivent de façon globale ne sont pas si nombreux et n’ont pas suffisamment donné lieu à des reprises nourries. Dès lors, la Querelle reste un objet mouvant et en constante redéfinition. Voir le site d’Éliane Viennot. 

  13. Il serait anachronique de parler de l’expression « sois belle et tais-toi » mais le rapprochement est éclairant.