La Castille entre deux empires, XVIe-XVIIe siècles
Etienne Bourdeu, Université de Tours
Communication donnée au sein du séminaire ATECOLE (Atelier du Colonial et des Empires) organisé par l’Université-Paris I-EHESS-ULCO et dirigé pour la présente session (19 février 2015), par Gregorio Salinero.
Etienne Bourdeu a soutenu en 2011 sa thèse sur le rôle des archevêques de Mayence dans les relations entre la monarchie espagnole et le Saint Empire romain germanique et propose ici de faire une sorte d’état de ses recherches post-thèse, assez synthétique, à la lumière des réflexions que la question d’agrégation sur la péninsule ibérique et le monde a pu lui apporter. Auteur d’un manuel paru aux éditions Atlande sur la question d’agrégation, celle-ci l’a en effet poussée à repenser la présence de la monarchie espagnole dans le Saint Empire en utilisant certains outils et concepts venant de l’expérience américaine. B. Haan a parlé la semaine précédente d’une possible diplomatie mondiale des Espagnols. Etienne Bourdeu, de son côté, a fait le chemin inverse en essayant d’appliquer certains concepts de la monarchie espagnole à ce qui se passe dans le Saint Empire romain germanique.
I – Présentation des acteurs
L’archevêché de Mayence est un des nombreux états territoriaux du Saint Empire romain Germanique, doté d’une supériorité territoriale. C’est aussi une principauté morcelée, qui rappelle le concept de « monarchie composite » de John Eliott, et qui s’étend du Rhin à la Thuringe, la Saxe actuelle. Mayence est aussi une principauté ecclésiastique électorale, où les archevêques participent à l’élection de l’Empereur en tant que roi des Romains. A partir de 1545, tous les archevêques de Mayence sont élus dans le même groupe social, celui de la chevalerie immédiate d’Empire, petite noblesse impériale, qui dépend directement de l’Empereur. Du fait de sa nature de principauté ecclésiastique, les possibilités d’extension de la principauté de Mayence sont limitées. A partir de 1495, les conflits armés entre les princes impériaux sont susceptibles de leur valoir une mise au ban, la suppression de leurs droits et la confiscation de leurs biens. Il leur est alors interdit de recourir à la force pour accroître leur principauté. Comme ce sont des ecclésiastiques, ils ne peuvent pas non plus contracter d’alliances matrimoniales et étendre ainsi leur puissance territoriale. Les grandes principautés territoriales du Saint Empire, Bavière, Autriche, Saxe, ont entamé à ce moment-là un processus de renforcement, d’extension et de consolidation de leurs territoires. L’archevêché de Mayence, comme un grand nombre de principautés ecclésiastiques, connaît ainsi un affaiblissement relatif.
Malgré ce tableau un peu sombre, les archevêques de Mayence ont une véritable importance dans le Saint Empire, qui ne tient pas à leur richesse ou à l’étendue de leur territoire, mais au fait qu’ils sont archichanceliers de l’Empire, en charge de la correspondance impériale avec les princes germaniques du Saint Empire et de la chancellerie impériale. Ils apposent leur sceau sur les actes juridiques et administratifs promus par les Diètes et l’Empereur. Ils maintiennent bien une correspondance avec les princes germaniques, mais ne scellent plus tous les sceaux de la Diète, parce que sous l’effet de la territorialisation des principautés, l’archevêque ne peut plus être physiquement présent auprès de l’Empereur et désigne un vice-chancelier qui appose son sceau sur les actes de l’Empereur. En tant qu’archichanceliers de l’empire, ils jouent un rôle prépondérant dans les différentes Diètes, en les convoquant et en les congédiant notamment. Lors des élections impériales, ils sont les premiers à exprimer leur vote. Ils ont une influence importante sur ces collèges électoraux, puisque l’élection doit être relativement consensuelle.
– La présence hispanique dans le Saint-Empire
Au-delà des liens purement dynastiques, les historiens autrichiens ont pu montrer que les liens dynastiques entre les Habsbourg de Vienne et de Madrid étaient loin d’épuiser le contenu des relations entre la péninsule ibérique et le monde germanique. À partir des abdications de Charles Quint en 1556, ce sont des préoccupations de réputation, de droit et de maintien de leur propre complexe territorial, qui importent aux Espagnols. Philippe II profite des liens dynastiques familiaux avec les Habsbourg de Vienne pour être nommé en premier dans la liste des rois, dans les actes promulgués par l’Empereur, devant notamment le roi de France. Il tente ainsi de se construire une préséance par rapport au roi de France.
Les rois catholiques attendent de l’Empereur des investitures pour les fiefs que les Espagnols tiennent dans l’espace impérial, notamment pour Milan, la Franche-Comté et Besançon. Les Espagnols ont besoin de cette investiture pour tenir légalement certains territoires comme Milan, essentiel pour l’acheminement des troupes. Le Saint Empire est aussi un bassin de recrutement de soldats pour les hispaniques, notamment luthériens. Les Espagnols ont pour cela besoin de patentes et de l’autorisation de l’Empereur.
De ce point de vue, l’espace impérial et ses institutions intéressent la monarchie hispanique dans le maintien de l’ensemble territorial constitué à partir du début du XVIe siècle.
II – La rencontre entre Mayence et les Espagnols
On peut penser qu’a priori, les points de rencontre entre les archevêques de Mayence et les Espagnols sont relativement rares, parce que les archevêques de Mayence sont essentiellement tournés vers le monde germanique et que les Hispaniques essaient davantage de concentrer leur attention sur l’Empereur et la cour de Vienne, plus que sur le reste des territoires germaniques. Ce constat est renforcé par le fait que les archevêques de Mayence sont élus dans le groupe social de la chevalerie immédiate d’Empire, marqué par une très forte endogamie. Cela rend difficile la possibilité de prévoir qui va être élu. Le groupe est relativement vaste. Tous ont déjà des prébendes. L’élection dans un groupe social fermé empêche ainsi qu’au moment de l’élection d’un archevêque, il y ait des liens antérieurs à cette élection qui perdurent. A chaque élection d’un archevêque de Mayence, les réseaux de liens doivent être recréés. La différence entre ces deux systèmes politiques, l’un dynastique, l’autre électif, pourrait fonctionner comme un dispositif d’incommensurabilité empêchant, ou rendant difficile, une rencontre. Au début, les Espagnols comprennent assez mal le fonctionnement de ce système de désignation : comment un « pauvre noble » peut être appelé à des charges aussi importantes que celles de la chancellerie impériale ? La situation des archevêques de Mayence est ainsi difficile à appréhender de la part des Espagnols.
Certaines rencontres s’opèrent entre de futurs monarques espagnols et des archevêques de Mayence qui n’aboutissent pas. En 1548, lors de son voyage pour les Pays-Bas, Philippe d’Espagne rencontre à deux reprises l’archevêque Sebastian von Heusenstamm, en 1549 et 1550. Mais la mort de celui-ci en 1555, avant que Philippe ne succède à son père à la tête de la monarchie espagnole, empêche toute continuité des liens. De même, en 1578, Philippe ii approche l’archevêque Daniel Brendel von Homburg pour qu’il joue le rôle d’intermédiaire entre Espagnols et Flamands lors de la conférence de Cologne ; le refus du prélat est motivé par sa réticence à sortir de la position de neutralité qu’il entretient vis-à-vis des catholiques comme des protestants. Cette charge l’aurait amené à s’éloigner des protestants de l’Empire. La rencontre n’aboutit pas et montre qu’au moins jusqu’à cette période, il y a un choix de neutralité confessionnelle, assumé par les archevêques de Mayence, qui empêche d’établir des liens durables avec la monarchie catholique.
En réalité, le rapprochement entre Mayence et les Espagnols n’intervient qu’au tout début du xviie siècle, au moment où l’autorité impériale de Rodolphe ii s’avère insuffisante pour surmonter les tensions confessionnelles et quand les institutions impériales cessent de devenir des instances de régulation de ces tensions. Les différentes diètes impériales ne parviennent pas à trouver d’issues politiques aux tensions confessionnelles. Les institutions impériales qui assuraient une relative assise aux archevêques de Mayence ne peuvent plus faire autrement que de trouver un appui ailleurs, auprès des institutions impériales, auprès de l’Empereur. Pour ces raisons, mais aussi pour des motifs confessionnels, les archevêques de Mayence finissent par intégrer les réseaux de clientèle hispaniques vers 1601-1604. De manière significative, les premières pensions qui leur sont versées proviennent non des caisses de l’ambassade espagnole à Prague ou à Vienne, mais de celles de l’archiduc Albert à Bruxelles. Cela correspond aussi au moment où se discute la question de la succession de Rodolphe ii, sans héritier légitime, qui agite les différents archiducs. À ce titre, Albert est également sur les rangs et il n’est pas exclu de penser que la relation de clientèle alors nouée s’inscrit dans ce cadre.
Pendant plus de trente ans, les archevêques de Mayence se révèlent des clients et des alliés précieux : ils informent les ambassadeurs espagnols de l’avancée des négociations entre princes impériaux, leur communiquent la tenue des différentes assemblées impériales, diètes et assemblées de princes, leur permettent aussi de faire valoir les intérêts hispaniques lors de ces réunions… Tout aussi intéressant pour les Espagnols, les archevêques de Mayence continuent à maintenir des contacts avec les princes protestants, alors que les tensions confessionnelles atteignent leur paroxysme durant les premières années de la guerre de Trente Ans. Par ce canal, les hommes du Roi Catholique disposent d’informations fiables leur permettant de mettre en place un projet politique viable dans l’espace impérial. De leur côté, les archevêques de Mayence, essentiellement Johann Schweikart von Cronberg (r. 1604-1626), retirent également des bénéfices notables de ce lien de clientèle. Par les sommes qu’ils perçoivent, ce sont les deuxièmes clients les plus importants du roi d’Espagne dans le Saint Empire. Outre les sommes perçues (10 000 ducados par an), ils parviennent pendant longtemps à maintenir leur indépendance formelle à l’égard des grands princes territoriaux, et du parti catholique qui se constitue à partir des années 1610-1620 sous la houlette du duc de Bavière qui fédère également quelques princes catholiques, qui profitent des tensions confessionnelles pour mettre en place des ligues de protection. Les archevêques de Mayence refusent d’intégrer ces ligues, pour ne pas être dépendants du duc de Bavière. De ce point de vue, les Espagnols jouent, par subsidiarité, le rôle de patronage qu’avaient les empereurs précédemment. A partir de 1618, lorsqu’éclate la guerre de Trente ans, les Espagnols sont très sollicités par les archevêques de Mayence pour obtenir une aide militaire.
L’idylle hispano-Mayençaise tourne court à partir des années 1630. La raison la plus évidente est l’occupation de Mayence par les Suédois de 1631 à 1636 : Anselm Casimir Wambold von Umstadt est alors contraint de se réfugier dans l’archevêché de Cologne. La stratégie d’indépendance des archevêques de Mayence connaît des difficultés. Par ailleurs, la monarchie espagnole connaît elle-même des difficultés financières. L’argent américain arrive plus difficilement, ce que l’on retrouve également dans les paiements de pension, très irrégulièrement versées. Les archevêques de Mayence et l’Empereur envoient au roi espagnol de nombreuses lettres de relance pour se faire payer leur pension, ce qui les oblige à choisir entre l’entretien d’une clientèle et la préservation de leur complexe territorial entre l’Italie et les Pays-Bas. Les années 1630 correspondent aussi à la réaffirmation de l’autorité impériale : l’Empereur parvient à s’imposer aux différents princes du Saint Empire. La nécessité de maintenir un lien fort avec les Espagnols ne paraît plus aussi évidente, d’autant que les objectifs stratégiques des Espagnols commencent à diverger de ceux de l’Empereur, dont l’intérêt immédiat est d’asseoir son autorité sur le Saint Empire, alors que les Espagnols veulent surtout faire la guerre contre la France, et défendre les Pays-Bas. Dans cette configuration stratégique, l’espace impérial et l’archevêché de Mayence passent au second plan. Lors des négociations des traités de Westphalie, l’archevêque Johann Philipp von Schönborn défend une position moyenne, relativement conciliatrice vis-à-vis des calvinistes et des luthériens, notamment pour préserver les institutions impériales garantes de son statut, quand les représentants de Philippe iv font de la défense intransigeante du catholicisme une ligne politique de défense de la maison des Habsbourg en général contre les interventions françaises.
III – Approches transversales
Dans le même temps, un certain nombre de thèmes plus transversaux se dégage. D’une part, la confessionnalisation à l’œuvre dans les liens entre la monarchie hispanique et le Saint Empire : des historiens comme Heinz Schilling, considèrent qu’une des caractéristiques de la première modernité est de voir « l’épanouissement véritable de la force politiquement régulatrice de la religion », alors qu’un tel rôle avait précédemment été joué par le facteur dynastique et que la raison d’Etat prendra ensuite le relais. La période 1555-1648 est une période où le jeu des confessions est investi de caractères politiques qui s’opposent à la période antérieure, où les facteurs dynastiques s’imposaient davantage, et ultérieure, où la raison d’Etat fournirait le cadre de ces relations. Dans une telle optique, les objectifs et les moyens de l’action espagnole dans le Saint Empire auraient dû être inspirés par la défense du catholicisme. Toutefois, cette éventuelle confessionnalisation reste davantage un discours qu’une pratique : Philippe ii n’hésite pas à recruter des mercenaires luthériens et les princes protestants comme le duc de Saxe font partie des personnes en qui les ambassadeurs hispaniques peuvent placer leur confiance, d’après une instruction de décembre 1623. Avec les calvinistes, c’est différent, mais cela fonctionne avec les luthériens. Il y a plus généralement une attitude de méfiance vis-à-vis du duc de Bavière. Le contenu de la présence espagnole dans le Saint-Empire ne peut se réduire à un projet politique confessionnel. C’est plus complexe. De manière générale, il apparaît que la défense du catholicisme marque le pas face aux intérêts espagnols et, plus largement, dynastiques.
D’autre part, les aspects concernant les réseaux hispaniques dans le Saint Empire et leur évolution durant le court siècle qui va de Charles Quint aux traités de Westphalie ont pu être développés. Loin d’être une forme d’organisation figée, ces réseaux de clientèle connaissent des mutations profondes dans le but de les adapter aux finalités espagnoles. Il y a des efforts pour rationnaliser le fonctionnement de ces réseaux. Ce souci de rationalisation à la fois des réseaux hispaniques et de l’argent de la Monarchie Catholique est une constante durant les xvie et xviie siècle. Ainsi, dès les années 1540-1550, Charles Quint s’en remet à un militaire impérial, Lazarus von Schwendi, pour réfléchir sur les modalités d’entretien des clients espagnols. Pour Schwendi, il convient de distinguer les services qui méritent un versement régulier d’argent et ceux qui n’appellent que des appointements exceptionnels. Schwendi est semble-t-il le premier à mettre cela au clair. Les enseignements de son mémoire sont repris par les différents ambassadeurs espagnols qui ajoutent une troisième catégorie de récompenses, l’octroi de cadeaux. Il y a une gradation dans la signification à accorder à ces récompenses. Plus ces récompenses sont régulières plus la personne qui reçoit ces versements a un rôle important dans l’Empire. Cette distinction des modalités de paiement est au fondement de la constitution des réseaux hispaniques : si l’octroi ponctuel d’argent ou de cadeaux est conçu comme un outil à même d’accroître la réputation du Roi Catholique, le versement régulier de pensions est davantage envisagé comme un moyen pour constituer une structure capable d’informer les agents espagnols dans le Saint Empire et, éventuellement, d’agir en son sens.
Par ailleurs, les réseaux hispaniques évoluent. Jusque dans les années 1570, le réseau hispanique se concentre sur la cour impériale, à Vienne. Aussi longtemps que l’empereur et la cour impériale sont les meilleurs relais de la présence espagnole dans le Saint Empire, l’essentiel du système clientélaire hispanique gravite autour de Vienne ou de Prague. Ferdinand Ier, Maximilien Ier et Rodolphe II entretiennent des relations confiantes avec les monarques espagnols. A partir de 1576, quand l’autorité impériale est contestée et que Rodolphe ii se méfie des ingérences de ses cousins madrilènes, les réseaux hispaniques se déploient dans le reste de l’Empire. Rodolphe II prend ombrage de la puissance hispanique et de fait, à partir de la fin des années 1570, il ne veut plus informer les Espagnols et interdit aux membres de son conseil de relayer les informations concernant l’Empire aux Espagnols, ce qui les oblige à redéployer leurs réseaux vers les autres princes territoriaux.
Les réseaux de clientèle évoluent ainsi en fonction du contexte. Les Espagnols sont en mesure de faire évoluer ce réseau en fonction de leurs intérêts et des objectifs qu’ils assignent à leur présence dans le Saint-Empire.
IV – Enquêtes en cours
A partir de ces constats élaborés au cours de sa thèse, Etienne Bourdeu a déployé ses recherches dans trois directions, en partie déterminées par le travail effectué pour l’agrégation et le recours à des outils conceptuels venus des domaines américains. Il y aurait un travail à mener sur les liens des Espagnols avec les prélats du Saint Empire dans cadre. L’archevêque de Trêves est ainsi fait prisonnier en 1635, cause de l’intervention de la France dans la guerre de Trente ans, parce qu’il tient des positions francophiles. Auparavant, il est décrit comme un véritable homo hispanicus, et touche régulièrement des pensions espagnoles ; c’est un bon informateur espagnol. A partir de 1630, il change de camp et se rapproche du camp français.
Sur la question du rôle joué par les ecclésiastiques dans les relations hispano-impériales, il faudrait étudier les circulations de religieux entre les deux espaces, parce que cela permettrait d’explorer sous un nouvel angle le caractère possiblement confessionnel de ces relations, en réutilisant certains concepts spécifiques à l’histoire hispanique. En 1634, le provincial franciscain des Flandres, le père Bergaigne, est envoyé à Madrid pour discuter d’affaires touchant à l’ordre religieux dans sa province. Mais il reçoit dans le même temps une commission des archevêques de Cologne et de Mayence pour demander aux Espagnols une aide pour les prélats allemands. Il remplit deux missions – les affaires strictement franciscaines, et diplomatie – et est choisi en tant qu’ecclésiastique pour avoir accès à des membres du Conseil dans le cadre de la négociation qu’il doit mener concernant l’ordre franciscain. On retrouve ici le lien en apparence privilégié entre les catholiques de l’Empire et la monarchie hispanique. Pourtant, la nature de la sollicitation n’est confessionnelle que de manière secondaire. Les ecclésiastiques, mais aussi les objets religieux, notamment les reliques, circulent beaucoup : Philippe II demande plusieurs reliques aux archevêques de Cologne. Il y a une certaine fascination, au moins de la part de Philippe II, pour les reliques présentes dans le Saint-Empire. Dans le cas du confesseur jésuite de l’empereur Ferdinand ii, Guillaume Lamormaini, les Espagnols l’accusent par exemple, en 1631, de défendre des positions anti-hispaniques en présence de l’empereur. Les démarches entreprises par Philippe iv et ses agents sont complexes, dans la mesure où il s’agit de peser sur ce qui est du ressort de la conscience et qui peut donc être assimilé à une intrusion dans celle-ci. Pour cette raison, les Espagnols ne s’adressent jamais directement à l’empereur mais au confesseur et au pape, en arguant du fait que Lamormaini est doublement sujet du Roi Catholique, à la fois parce qu’il est luxembourgeois mais aussi parce qu’il appartient à une congrégation, l’ordre jésuite, fondée par un sujet du monarque hispanique. Cette affaire montre donc que la définition de la naturalité et de l’appartenance politique à la monarchie hispanique est complexe et peut recevoir des contenus différents.
Le thème de la naturalité constitue un deuxième axe de recherche important. La question se pose de savoir si les Espagnols sont des membres à part entière de l’Empire. D’un point de vue juridique, les Rois Catholiques étant ducs de Bourgogne et les territoires de ce duché ayant été érigés en cercle d’Empire en 1548, il est possible pour la monarchie hispanique de disposer de délégués à la Diète impériale. Même si ces représentants sont le plus souvent d’origine flamande, il s’agit là d’une forme de reconnaissance du Roi Catholique comme membre à part entière de l’Empire.
Mais très tôt les Espagnols sont perçus par les membres du Saint Empire, et notamment par les princes territoriaux, comme de véritables étrangers à l’espace impérial, voire comme un risque pour le maintien des institutions impériales et l’intégrité du Saint Empire. À partir de cette argumentation, souvent déployée par des calvinistes puis par des personnes réputées francophiles, le problème désormais posé est celui de justifier en même temps d’une origine espagnole et d’une légitimité à intervenir dans le Saint Empire. Les Espagnols doivent-ils être considérés comme des étrangers ou des membres naturels du Saint-Empire ? Un cas intéressant est celui de Baltasar Marradas, provenant de Valence et dont le père a été vice-roi de Majorque, engagé dans la Longue Guerre contre les Turcs, avant de servir entre 1615 et 1617 dans le Frioul contre les Vénitiens et au service de l’archiduc Ferdinand de Styrie, puis dans la guerre de Trente Ans, du côté des troupes impériales. Militaire espagnol, c’est à ce titre que lui revient la charge d’amener les tercios des Flandres jusqu’en Bohême en 1619. Mais titulaire d’un comté d’Empire en Bohême à compter des années 1620 (Hluboká), il est réputé être un sujet de l’Empereur et à ce titre, il peut lever des troupes pour l’Empereur. On est ici en présence d’un personnage doté de deux identités simultanées pouvant entrer en conflit : pour les généraux impériaux (comprendre germaniques, i.e. Wallenstein), c’est un étranger qui confisque des récompenses aux naturels de l’Empire. Pour les Espagnols, c’est un relais primordial des intérêts de la Monarchie Catholique en terre impériale. Par ailleurs, Marradas n’est pas un agent passif de ces identités : il parvient à se construire une position à la cour impériale en sollicitant alternativement Hispaniques (notamment au conseil d’État où siège un parent, Agustín Mejía) et Impériaux (conseillers de l’empereur, par ailleurs clients de Philippe iv). Il s’agit donc d’un exemple intéressant de circulation amenant la redéfinition de l’identité d’un individu et la capacité pour ce dernier à en tirer parti. À un autre degré d’analyse, cet exemple incite à penser que ce qui fait la capacité espagnole à intervenir matériellement dans le Saint Empire à un moment donné est également la raison de son échec à plus long terme. Mais cette ressource constitue dans le même temps un grief opposé aux Espagnols puisqu’il leur est continuellement reproché, notamment par des calvinistes comme l’Électeur palatin, d’être des étrangers et de donner une orientation hispanophile à la politique impériale. L’avantage hispanique tiré de la proximité avec l’empereur se retourne contre eux et ils sont rapidement accusés de manipuler à leur seul profit des questions essentielles concernant le Saint Empire.
D’une certaine façon, le dernier thème de recherche est un prolongement des interrogations sur la question de la naturalité et de l’identité des Espagnols puisqu’il porte sur la nature du lien, notamment dans sa dimension politique, entre le Roi Catholique et l’espace impérial et la capacité à mettre à profit ce lien. Ainsi, à la situation d’entre-deux et d’indétermination que l’on a pu observer pour les circulations d’individus s’ajoute la question de la mobilisation de ces ressources par les différents pouvoirs politiques : comment les Espagnols essaient de faire valoir qu’ils sont légitimes à intervenir dans les Saint-Empire ?
Le voyage du prince Philippe d’Espagne vers les Pays-Bas en 1548-1551 constitue un premier temps de cette recherche. Cela a été une occasion pour Charles Quint de présenter son fils aux princes impériaux et d’envisager la possibilité que Philippe lui succède, non seulement en Espagne mais aussi à la tête du Saint Empire. L’un des enjeux de ce voyage était d’établir l’appartenance de Philippe à l’espace germanique. Dans cette perspective, plusieurs rites et cérémonies sont destinés à mettre en scène la capacité de Philippe à créer ou recréer un ordre politique mis à mal par les tensions confessionnelles, et à montrer qu’il pourrait être empereur et roi des Romains. C’est le cas par exemple à Ulm en 1549, lorsqu’il consacre une chapelle de la ville qui avait été profanée par des luthériens iconoclastes. A la demande de Philippe, cette chapelle est re-consacrée. C’est l’application d’une des clauses de la paix de confessions d’Augsbourg qui prévoit que soient restitués aux catholiques les lieux de culte qui avaient disparus dans les années précédentes. Est ainsi mise en scène la capacité légale de Philippe à produire ou reproduire un ordre politique et confessionnel et montre que les Espagnols peuvent légitimement intervenir dans le Saint Empire. D’une manière générale, dans le cas de ce voyage, ce qui interpelle c’est la capacité du cortège espagnol à identifier les pratiques spécifiquement germaniques et à essayer de se les approprier. Même si cette tentative est un échec, elle reste le fondement de la constitution du réseau hispanique dans le Saint Empire et l’origine de la connaissance personnelle qu’a Philippe de cette région.
Il y a aussi une perspective inverse de cette justification des Espagnols à intervenir dans l’espace impérial, que l’on peut repérer dans des discours et des mémoires adressés par des conseillers impériaux à des Espagnols, notamment aux ambassadeurs. Par exemple, aux lendemains de la défénestration de Prague (23 mai 1618), un discours est rédigé par un conseiller impérial qui mobilise des arguments d’ordre religieux, historique et juridique pour inciter Philippe iii à intervenir de manière vigoureuse dans l’Empire, notamment dans la révolte de Bohême, l’empereur n’en ayant alors pas les moyens. Ce discours produit ou reproduit un imaginaire commun aux Impériaux et aux Espagnols, et donne des arguments aux Espagnols pour intervenir dans l’espace impérial.
Lors de la tentative d’arbitrage qui a lieu à Cologne en 1579, une négociation a lieu qui rassemble députés flamands catholiques et Espagnols sous la tutelle de commissaires impériaux, choisis parmi des prélats allemands et des conseillers de l’empereur. À cette occasion, on peut vérifier la nature des liens unissant Habsbourg de Madrid et de Vienne, ainsi que les conditions nécessaires pour établir une relation de souveraineté. Cette dernière consiste alors moins en un respect scrupuleux de l’autorité monarchique qu’en une reconnaissance de la supériorité du monarque et une acceptation de la négociation avec lui. Cela justifie les prétentions des Espagnols à recourir à l’Empereur pour trouver une solution. L’argument des Espagnols pour convoquer cette conférence à Cologne est de dire que les Pays-Bas sont une terre impériale. L’Empereur doit y nommer des commissaires pour ramener la paix. La guerre qui a lieu dans les Flandres contre les futures Provinces Unies intéresse aussi l’Empire, donc les Espagnols sont aussi partie prenante de l’Empire. Ce dernier exemple permet également de relativiser l’échec d’une telle négociation car si elle ne débouche pas sur une pacification générale, elle permet néanmoins de diviser le noyau des rebelles en en retranchant les catholiques qui reconnaissent la légitimité de Philippe ii.
En définitive, cette réflexion sur la nature du lien entre le Roi Catholique, les Hispaniques et l’espace germanique impérial et la capacité à en tirer parti permet de s’intéresser aux discours du pouvoir et à leur mise en pratique dans un contexte impérial qui révèlent les contenus, parfois convergents parfois divergents, que recouvrent le terme même d’ « Empire ». En dernière analyse, ce sont donc les conceptions divergentes de la notion d’ « Empire » côté espagnol et germanique et le contenu toujours mouvant qu’elle recouvre qui seraient à étudier. Cette capacité à faire évoluer le contenu du programme impérial serait au fondement de ce que Jane Burbank et Frederick Cooper appellent le « répertoire de gouvernement. Pendant longtemps, jusque dans les années 1630, la monarchie hispanique est en mesure de l’adapter aux réalités germaniques mais, passée cette date, l’incapacité à l’adapter aux conditions nouvelles aboutit à un double résultat : elle sape les fondements même de la légitimité hispanique à intervenir dans le Saint Empire et elle provoque l’échec du projet hispanique à l’échelle de l’Europe. On peut plus largement se demander si cette incapacité à redéfinir un programme impérial ne se retrouve pas ailleurs, hors d’Europe, au même moment.
Compte rendu par MGLF, mai 2015