Leçon 4 : La parodie d’un combat épique

Support : chap. 27 « Comment un moine de Seuilly sauva le clos de l’abbaye du sac des ennemis ».

Après l’étude de la fiche-outil sur le registre épique, on propose l’étude des extraits

Goossart Jan, "Portrait d'un moine", (1526), Paris, Musée du Louvre, (source : WGA)

Goossart Jan, "Portrait d'un moine", (1526), Paris, Musée du Louvre, (source : WGA)

suivants :  chap. 27, de « En l’abbaye il y avait alors un moine » à « ils ne sont point de raison », puis de « Ce disant, il mit bas son grand habit » à « il l’empalait par le fondement. »

Question d’observation.

Dans quelle mesure peut-on affirmer que ce texte est une parodie du registre épique et de la chanson de geste, qui lui est associée ?

Introduction.

Grandgousier, le père de Gargantua, est en guerre contre son voisin Picrochole. Les armées de ce dernier pillent la ville de Seuilly (près de Chinon) avant d’attaquer son abbaye, et tout particulièrement ses vignes. Rabelais, ancien moine, en profite pour faire la satire du monde monacal.

Nous nous demanderons dans quelle mesure cet extrait permet une critique du monde monacal.

I. Le portrait d’un religieux peu vertueux

A. Un moine ivrogne

Le discours direct met en valeur l’obsession qu’a Frère Jean pour le vin: « Adieu paniers, vendanges sont faites ? ». La boisson est d’ailleurs plus importante que la messe pour le moine : « ces répons…ne sont point de saison ». L’interrogation « que boirons-nous ? » et l’injonction « Seigneur Dieu, donnez-nous notre vin quotidien ! » renforcent cette idée, de même que le calembour « service divin », qui renvoie au « service du vin ».

B. Un portrait comique

Le nom de Frère Jean, Entommeures, signifie du hachis. Cela montre le caractère peu modéré du personnage, qui se laisse aller à la colère. L’accumulation de qualités du personnage est éminemment comique : le début est laudatif « hardi, courageux » puis devient ironique « bien servi en nez » (qui fait référence à un sexe proémiment). La répétition de l’adjectif « beau » est ironique : « beau décrotteur de vigiles ».

Par ailleurs, la déclinaison « moinant de moinerie » renvoie au comique du narrateur, et fait référence au caractère peu sérieux du moine. Le narrateur se montre particulièrement ironique lorsqu’il précise que Frère Jean est « clerc jusques aux dents en matière de bréviaire ». Il est évident que le moine est avant tout intéressé par la boisson.

II. Une vision satirique du monde monacal

A. Une récitation incomprise : une critique de la scolastique

Le chant des moines est fait de syllabes incomprises, qui sont réduites à de vulgaires interjections : « Ini-nim-pe… ». En lieu et place d’un latin maîtrisé, c’est une récitation par cœur –bien approximative toutefois- et non raisonnée qui est proposée. Rabelais critique ici la scolastique, c’est une véritable charge contre cet enseignement. De fait, à l’époque, les membres du clergé sont ceux qui sont instruits. Or, le contenu de ce qui est récité est ici d’une totale vacuité. Toute l’ironie grinçante de Frère Jean (qui prêchera la parole humaniste au moment de l’inauguration de l’abbaye de Thélème) est évidente : « C’est, dit-il, bien chien chanté ! ». Ainsi, face à la vacuité des répons monastiques, la cause du vin est mise en avant par un nouveau refrain inventé par Frère Jean : « Adieu paniers, vendanges sont faites ? »

B. Une critique qui se veut généralisée

Certes, Frère Jean semble incarner le moine ivrogne ; la question « Que peut bien faire cet ivrogne ici ? », posée par le prieur, ne laisse aucune place au doute sur ce point. Mais Frère Jean montre qu’il n’est pas isolé sur ce point-ci, en atteste son allusion ironique « car vous-même, Monsieur le Prieur, aimez à en boire, et du meilleur. ». Le superlatif « meilleur » est une insistance qui va dans ce sens. Le procédé est renforcé par les généralisations à valeur proverbiale « C’est ce que fait tout homme de bien » et « Jamais un homme noble ne hait le bon vin : c’est un précepte monacal. » Rabelais montre que Frère Jean n’est pas un moine isolé, l’ivrognerie semble généralisée ; la satire n’en est que plus féroce.

III. La parodie du registre épique, et de la chanson de geste, qui lui est associée

A. Des accessoires détournés de leur usage

Plusieurs objets d’office sont détournés de leur usage religieux ; ils deviennent des armes de guerre, tels le « bâton de la croix », comparé explicitement à une lance, comme le montre l’expression : « long comme une lance ». Une nouvelle comparaison « comme porcs » montre la violence de Frère Jean, de même que les verbes d’action « frappa si brutalement », « il les cogna ». L’expression « si roidement » vient compléter le champ lexical de la violence.

Les habits monacaux sont également détournés de leur usage : le « froc » (habit de moine) est porté « en écharpe ». C’est donc devenu une véritable tenue de guerre, le moine est prêt à bondir.

Les instruments de musique tels les « caisses », les « tambours » sont des éléments de guerre à part entière (la musique était utilisée par les armées pour rythmer le pas des troupes pendant la marche ou signaler un assaut de l’ennemi). Or, ici, leur usage est détourné : « les tambours avaient défoncé leurs caisses pour les emplir de raisin », ce qui montre que le combat est peu glorieux et atypique. La cause n’est pas noble ; l’armée picrocholine ne se bat que pour répondre à l’avidité démesurée de son roi : le registre épique est ainsi parodié.

B. Un jeu sur le langage

L’accumulation de verbes d’action « écrabouillait », « brisait », démettait », « disloquait », « effondrait » renvoie à un jeu de Rabelais sur le langage, qui permet de parodier le registre épique. Il y a certes un seul héros face à beaucoup d’ennemis, mais les moyens utilisés sont dérisoires, comme le montre l’expression « enfonçait les dents dans la gueule ».

L’anaphore en « Si » (« Si l’un d’eux cherchait… », « Si un autre cherchait… ») introduit un ensemble de subordonnées hypothétiques, qui mettent en place la cause et la conséquence à chaque fois. La férocité de Frère Jean est ainsi mise en valeur. L’ensemble est très visuel avec force comparaisons, comme « lui cassait les reins comme à un chien » : l’adversaire est ici totalement dévalorisé, à l’inverse de l’épopée, où chaque adversaire se respecte dans un combat loyal. L’expression du bas corporel « il l’empalait par le fondement » permet un jeu sur les mots, qui renforce la même idée.

C. Un contenu sérieux : des éléments de médecine

L’éclatement du corps est mis en scène, et renvoie à un savoir anatomique précis de Rabelais, lecteur d’Hippocrate. Les termes techniques se multiplient :

– « spondyles » (les vertèbres)

– « desgondait les ischies »

– « commissure lambdoide » (« suture des os du crâne en forme de lambda»).

Ces éléments peuvent être liés au projet d’écriture de Rabelais, énoncé dans son prologue : derrière l’aspect comique, le lecteur doit déceler un contenu sérieux.

Conclusion.

Ce texte est une parodie du registre épique car le combat proposé par Frère Jean n’a pas pour but de défendre une grande cause. Au contraire, c’est son goût pour le vin qui pousse cet homme d’Eglise à abattre de sang froid une partie de l’armée picrocholine. Toutefois, derrière l’aspect farcesque de ce passage, Rabelais dénonce le monde monacal et délivre des éléments d’érudition dans le domaine de la médecine.

Ce passage serait à confronter à l’inauguration de l’abbaye de Thélème : le même Frère Jean propose une vision humaniste du monde clérical, avec une abbaye qui a pour unique devise « Fay ce que vouldras ». Ces deux extraits –et l’évolution du personnage Frère Jean- montrent la foi en l’homme humaniste qui anime Rabelais : un ivrogne peut se montrer lucide lorsqu’il s’agit de dénoncer une récitation absurde de prières non comprises et devenir un véritable humaniste, par définition progressiste.