La truelle et la plume. La « remythisation » de Penthésilée dans Le Livre de la Cité des Dames de Christine de Pizan

Jean-Jacques Vincensini (CESR/université de Tours)

 

Résumé : Le Livre de la Cité des Dames, daté de 1405, tisse, selon une organisation rigoureuse et précise, un ensemble de portraits de femmes qui symbolisent les pierres d’une cité féminine idéale. Le texte se divise en trois parties selon les trois personnifications – Raison, Droiture, Justice – qui fournissent à Christine les connaissances dont elle a besoin pour bâtir cette Cité qui sera d’une beauté sans pareille et de perpétuelle durée au monde. Les débats avec Raison sont suivis par les premiers coups de truelle. Ils sont consacrés à la reine Sémiramis, puis aux Amazones en général. Viennent alors la reine Thomyris, Ménalippe et Hippolyte, victorieuses d’Hercule et de Thésée. Ces chapitres sont immédiatement suivis de celui consacré à la reine Penthésilée. Pourquoi ce « matériau » si étonnant qui, on l’a dit, présente des personnages mythiques, bibliques ou historiques de telle sorte que les frontières du temps sont abolies ? Pourquoi la plume polémique de Christine fait-elle de Penthésilée, amoureuse de la dépouille d’Hector et victime de Pyrrhus, fils d’Achille, l’une des plus solides assises de la Cité des Dames ? Quelles valeurs incarne cette virago, ni mère ni épouse, au savoir si spécifique ? On pourrait répondre que, à l’instar des huit autre preuses, Penthésilée personnifierait le « réel » historique (crise de la chevalerie de France et d’Angleterre, doublée d’une crise de la masculinité). Bien entendu, on pourrait revendiquer les valeurs morales portées par l’imaginaire des Amazones au XVe siècle (exaltation de la prouesse guerrière jointe à la sagesse et à la connaissance) ou chercher nos réponses dans les rapports de la Cité avec ses sources en langue française ou latine, avec, par exemple, le De Mulieribus Claris de Boccace. Ces pistes ne semblent pas d’une grande aide pour rendre compte de la signification du recours fondateur à l’« extra-ordinaire » bâtisseuse-auteure. On tentera de l’établir, cette signification relève d’une création mythique prise en charge par la porte-parole de Raison. La translatio studii de la Grèce à la France, phénomène esthétique constructeur des « Belles Lettres » médiévales jusqu’au XVIe siècle, distingue, comme l’écrivait Daniel Poirion, « deux réseaux de la mémoire, celui de la moralisation et celui de la « remythologisation » ». C’est dans cette perspective que nous souhaitons montrer comment l’usage de la truelle et de la plume permet au mythe de Penthésilée élaboré par Christine de Pizan de « transcender l’actualité politique et la légende historique ».

Penthésilée représentée comme l'une des Neuf Preuses avec ses armes aux cygne, Petit armorial équestre de la Toison d'or, fol. 248. (Bibliothèque nationale de France, Manuscrits occidentaux, cote : Clairambault 1312 (source : wikicommons)

Penthésilée représentée comme l'une des Neuf Preuses avec ses armes aux cygne, Petit armorial équestre de la Toison d'or, fol. 248. (Bibliothèque nationale de France, Manuscrits occidentaux, cote : Clairambault 1312 (source : wikicommons)

La Cité de Dames est une translatio médiévale de la matière antique. C’est un traité moral, qui date de 1405. Raison, Droiture et Justice apparaissent à Christine, qui doit construire une cité, qui sera habité par des dames de l’antiquité et de la Bible. La critique, menée par le fantasme de l’arpenteur, avait mis en lumière les liens avec le De Mulieribus Claris : Christine y prend des exemples. 74 personnages sur 106 en son tirés.

1/ Mais pour le choix des femmes, le De Mulieribus Claris suit un critère chronologique. Penthésilée est la 32e, 35 lignes sont consacrées à ses vertus, qui sont de deux ordres : armes et intelligence. Par exemple, Boccace précise qu’elle invente la hache. L’excellence féminine qu’elle incarne souligne les faiblesses de l’homme du temps : les hommes sont nommés « femmes » ou « lièvres casqués » (voir le texte, traduit par Guillaume Roville). Boccace retrace la généalogie de Penthésilée et sa mort. Chez lui, elle est tuée par un anonyme. Il y avait deux courants dans les sources antiques pourtant : soit Penthésilée est tuée par Achille et c’est tout, soit Achille tombe amoureux d’elle en la tuant (Quintus de Smyrne). Pour Justin, il y a deux moments ; pour Boccace, un seul courant.

La Penthésilée de la Cité des Dames est différente de celle de Boccace. La Cité des Dames est de toute façon un projet très différent : c’est un projet polémique, qui n’est pas organisé en fonction de la chronologie. La première pierre est une reine héroïque, Sémiramis. Puis viennent les Amazones. Penthésilée arrive enfin : elle est présentée comme une guerrière qui n’est jamais lassée de porter les armes. Chez Christine, elle reste vierge toute sa vie (alors que chez Boccace, elle veut s’accoupler à Hector pour en avoir des enfants). Certes elle aime Hector et veut le voir, mais elle le trouve mort. Pyrrhus tue Penthésilée (alors que chez Boccace le tueur est inconnu), lui portant un coup à la tête qu’elle a nue.

2/ Penthésilée est présente ailleurs dans l’œuvre entière de Christine de Pizan. Elle est dans l’Epistre Othea, où Othea envoie une lettre à Hector qui a 15 ans. Dans La Mutacion de Fortune, Ajax et Pyrrhus sont contre elle.

Pour ce qui est des Amazones, elles sont omniprésentes dans la littérature médiévale et présentes chez Christine de Pizan. Les combattantes sont nombreuses chez elle : les 9 preuses, sans parler de Jeanne d’Arc (dans le Ditié de Jehanne d’Arc). 7 des 9 preuses sont dans la Cité. Jean Le Fèvre de Ressons traduit en français Les Lamentations de Matheolus. Pour se faire pardonner, il donne Le Livre de Lëesce, en faveur des femmes, mais Christine a déjà réagi contre Matheolus.

3/ La légende troyenne des Amazones s’insère dans la question énorme de la question troyenne, avec les problèmes de translation etc. Qu’avait Christine de Pizan sous les yeux ? L’Histoire ancienne jusqu’à Jules César est-elle sa source principale ? Mais ce texte n’accorde que 5 lignes à Penthésilée. L’Estoire des Troyens de Joffroy de Waterford ne peut pas non plus être sa source principale. Le Roman de Troie de Benoit de Sainte-Maure est le plus proche. Mais le refus de Penthésilée de s’accoupler est propre à la Cité.

Christine de Pizan semble donc isolée, elle ajoute des éléments inconnus ou propose des agencements si nouveaux que les éléments en perdent leurs caractéristiques premières. Pour finir, de quoi Penthésilée est-elle la métaphore ? Des vérités morales, des vertus chrétiennes fondamentales (foi et charité). Sa prédilection pour Hector en fait une incarnation de la charité. C’est une dimension éthique banale, il s’agit de mettre à bas les arguments misogynes. Pour reprendre l’expression de Daniel Poirion, Penthésilée dans les fondations signifie un espace qui « remythologise ». Mais pourquoi ne pas ouvrir la Cité sur une rusée ou autre ? Penthésilée n’est pas normale : c’est une guerrière, ni épouse ni mère, elle s’écarte de la norme sociale et familiale. C’est un personnage plus qu’humain, comme en requièrent tous les mythes de fondation. Hector également est hyper valorisé. Penthésilée est avant tout une guerrière, au détriment de son intelligence. On peut voir deux temps dans l’apparition et le traitement de ce personnage : le temps mythique des combats, et le temps mythique de la fondation, qui est le temps de Christine de Pizan. L’épée et le heaume, puis la plume et la truelle. Ces deux temps sont en harmonie, selon la théorie de la compensation. Christine de Pizan et Penthésilée représentent un idéal féminin complet. Le mythe médiéval est ainsi constitué : il détourne selon ses besoins le passé au service de son idéal, à savoir, l’équité des sexes.

Compte-rendu par Anne Debrosse 10/08/2018