L’image des femmes grecques dans les manuscrits français du De Claris Mulieribus. Repères codicologiques et textuels
Richard Traschler (université de Zürich)
Résumé : Contrairement au De Casibus virorum illustrium, qui a été traduit par Laurent de Premierfait et qui nous est conservé dans un très grand nombre de manuscrits, la traduction anonyme du De Claris Mulieribus présente une tradition textuelle quantitativement plus compacte : à l’heure actuelle quinze manuscrits plus ou moins complets et un fragment ont été répertoriés. Certains de ces témoins sont somptueusement illustrés et bénéficient à juste titre de l’intérêt des historiens de l’art. Quant au texte de la traduction française, il est en général étudié en raison de l’influence qu’il a exercée sur des auteurs plus tardifs, en particulier Christine de Pizan, qui l’utilise amplement pour sa Cité des Dames. La traduction elle-même n’est pas considérée comme étant à la hauteur de la version de Laurent de Premierfait et n’est guère prise en considération par les historiens de la littérature autrement que comme la sources à laquelle ont puisé des auteurs plus célèbres. En particulier l’étude de sa tradition textuelle n’a pas été poussée au-delà d’un classement assez sommaire en trois groupes, établi en 1973 par Carla Bozzolo et confirmé par Jeanne Baroin et Josiane Haffen, les éditrices du texte, en 1993-95, qui ont suivi de très près le manuscrit Paris, BnF, fr. 12420. La varia lectio du Des Cleres et nobles femes est pour l’heure encore largement inexploitée alors qu’elle peut présenter un réel intérêt pour l’histoire de la traduction puisque l’une des familles a apparemment opéré un retour sur la version latine. A l’aide de quelques exemples, choisis parmi les dames grecques, issus partiellement de la mythologie antique, on tentera de mettre en relief quelques aspects de la tradition textuelle du Cleres et nobles femes.
Le Moyen Age cite peu de femmes issues de la mythologie gréco-romaine (Cassandre, Hélène, Hécube…). Les plus citées sont celles qui sont dans des vers français (Roman de Thèbes…), les Amazones et Didon par exemple, qui sont dans l’histoire ancienne. Il n’y a pas de distinction entre les latines et les grecques contrairement à ce qui a lieu chez Boccace. Les commentaires latins thésaurisent et transmettent le patrimoine antique. Il y a des explications marginales dans les ouvrages. Cette érudition ne se reflète pas dans le vernaculaire.
L’humanisme change tout : l’érudition devient sexy contrairement à ce qui se passait avant. Boccace joue un rôle actif : le De Mulieribus claris et ses autres œuvres circulent dans les milieux courtois. Le De Mulierbius claris fait l’objet d’une traduction anonyme en français, dont les éditions sont parfois très bellement illustrées. Ce texte a été étudié pour son influence sur les auteurs plus tardifs, comme Christine de Pizan. Mais il reste beaucoup à faire du côté de la tradition textuelle. La traduction a fait l’objet d’un classement sommaire en trois familles. La varia lectio a été peu exploitée alors qu’elle est intéressante. Il faudrait une vision d’ensemble, ce que nous n’avons pas.
Le modèle latin connaît plusieurs rédactions d’auteur, entre 1361 et 1370, car Boccace remanie sans cesse son ouvrage. En 1370, la version finale est retenue pour intégrer les œuvres complètes. Le texte arrive en France et est traduit en 1401 : on a aujourd’hui 15 copies ou manuscrits. Le travail a porté sur 14 manuscrits. Carla Bozzolo les classe en trois familles de manuscrits. Jeanne Baroin et Josiane Haffen sont d’accord, mais se demandent si la troisième famille n’est pas une traduction autonome. Il n’y a que quelques irrégularités et peu de variations. Par exemple, dans le chapitre consacré à Libye, reine de Libye, il y a une omission dans la famille A et une inversion dans la famille C. Certaines biographies apparaissent deux fois dans le manuscrit fr. 133. C’est la seule anomalie concernant la tradition textuelle.
Les portraits sont illustrés d’images des femmes. Ces manuscrits sont souvent de belle facture. Mais le fr. 5037, de la famille C, n’est pas du tout illustré : c’est le seul à être laid, avec une écriture cursive, rapide, et il se trouve dans un recueil hétérogène, factice. Est-ce une traduction indépendante ou non ? Il est probablement atypique, car il ne comporte pas d’illustration. Il y a des erreurs, dont R. Traschler donne des exemples. Ainsi, dans la biographie de Junon, « dens du tems » est transformé en « dons » car « du tems » manque dans la famille A, alors qu’on lit dans la famille C « dens du tems », ce qui indique probablement un retour au latin.
En conséquence, on peut déduire premièrement une indépendance totale de la famille C, car elle ne partage pas de faute avec les autres ; et deuxièmement une absence de la famille B dans les sources de la famille C, car il n’y a pas de fautes communes.
Les manuscrits fr. 12420, fr. 598 et le manuscrit de Chantilly, tous trois de la famille A, sont toujours les trois fautifs.
Pour ce qui est de la famille C, incarnée par le manuscrit fr. 5037, elle est plus proche du latin que la famille A. Il y a des latinismes dans la famille C. Exemple : l’histoire d’Hypermnestre : dans les manuscrits de la famille A, on dit que Danaos a 50 filles et fils, et qu’Égisthe aussi a 50 filles et fils, ce qui n’est pas logique, puisqu’on doit marier les 50 filles de l’un avec les 50 fils de l’autre ! Le traducteur des manuscrits de la famille C connaissait quant à lui l’histoire : il était insatisfait de ce qu’il lisait dans la famille A, donc il a retraduit de passage. Ainsi, la famille C a sa cohérence propre et est à considérer à part.
Quel est l’intérêt d’une telle enquête ? Dans les 14 manuscrits, un copiste a fini par se dire qu’il y avait un problème avec Hypermnestre. Personne parmi les copistes n’avait réagi auparavant, ce qui donne une idée du niveau culturel des copistes. Mais quelqu’un à un moment en a eu assez : cela donne une indication sur qui pouvait produire les manuscrits.
Compte-rendu par Anne Debrosse 10/08/2018