Sainte Pétronille, ou la fabrication d’une légende : des Actes de Pierre (fin IIe s.) au tableau du Guerchin (1623)

Bernard Pouderon (CESR/université de Tours)

Résumé : Saint Pétronille est, selon la tradition, la fille de l’apôtre Pierre, demeurée dans la virginité malgré sa très grande beauté, à la fois par la volonté de son père et pour manifester sa foi envers Dieu ; elle alla jusqu’à préférer la mort au mariage avec le puissant comte Flaccus. Honorée comme une sainte, elle devint la patronne des rois de France, et fut l’objet d’un culte comme martyre, d’abord dans la catacombe de Domitilla, à Rome, puis au sein même de la basilique Saint-Pierre, au Vatican. Dans cette communication, nous suivons la constitution de sa légende, de son culte, depuis les Actes de Pierre apocryphes et la Passion des SS. Nérée et Aquilée, jusqu’au tableau du Guerchin représentant l’ensevelissement de la sainte, comparant les différentes traditions et les différentes versions de la légende.

Le Guerchin, L'enterrement de Pétronille, 1623 (source : wikipédia)

Le Guerchin, L'enterrement de Pétronille, 1623 (source : wikipédia)

Pétronille, patronne des rois de France, est cependant peu connue en France alors qu’elle l’est en Italie. Fille de Pierre, elle est restée vierge. Ses reliques se trouvent dans la basilique Saint-Pierre. On a pu dire aussi qu’elle était la fille spirituelle de Pierre et une noble patricienne.

La question de l’épouse de Pierre est en effet difficile à trancher absolument. Comme tout juif pieux, il devait se marier. Pierre/Simon/Képhas avait une épouse, on en est quasi sûr (cela apparaît dans trois textes : Mc 1, 29-31, 1 Co 9, 5 et Homélies Pseudo-clémentines 13, 11, 1). Les femmes qui sont aux côtés des disciples sont leurs épouses, pas leurs filles, normalement. Pétronille est attestée pour la première fois dans les Actes de Pierre, ce qui est tardif. Est mentionnée sur un fragment des Actes de Pierre (papyrus de Berlin) « la fille de Pierre ». Alors qu’elle est paralysée, Pierre la guérit afin de montrer la puissance de son Dieu avant de la rendre à son infirmité. En effet, sa fille, fort belle, serait une « pierre d’achoppement » pour beaucoup. De fait, Ptolémée l’enlève alors qu’elle a 10 ans car elle est très belle. En conséquence, Pierre la frappe de paralysie pour éviter la souillure. Ptolémée se repent, devient aveugle à force de larmes, Pierre lui rend la vue, mais la fille de Pierre reste paralysée et vierge. Cet épisode de la fille de Pierre et de Ptolémée est à rapprocher de l’épisode de la fille du jardinier : un jardinier demande à Pierre de lui accorder pour sa fille ce qui serait le meilleur pour elle. Pierre la met à mort, pour éviter le corruption qui naîtrait immanquablement de sa beauté. Mais Pierre revient sur sa décision, sensible à des argument humains et à la demande du jardinier. Les histoires des deux belles jeunes filles divergent alors : Pétronille gagne le salut en regagnant son impotence tandis que la fille du jardinier, ressuscitée, est atteinte par la perdition puisqu’elle part avec un galant. La fille de Pierre accepte en fait une mort volontaire.

Pétronille est un diminutif tiré du nom de l’apôtre, il apparaît dans la Lettre de Marcel. La maladie de Pétronille, décrite dans cette Lettre de Marcel, est à rapprocher de la maladie de la belle-mère de Pierre, alitée et guérie par Pierre (Mc 1, 29-31) : Pétronille tombe malade, est alitée et guérie temporairement par le vœu de Pierre puis définitivement par Dieu. Elle est ensuite demandée en mariage par le comte Flaccus, qui arrive avec une troupe d’hommes en armes. Elle feint d’accepter, mais c’est une ruse face à la violence : elle se prépare en fait à mourir. Elle est accompagnée dans son jeûne et ses prières par sa sœur de lait, Félicula. Elle meurt en effet. Félicula subit ensuite un martyr.

La fille de Pierre porte un nom aussi dans la Lettre de Marcel, mais reste anonyme dans les Actes de Pierre. Par ailleurs, le nom du riche galant est-il Flaccus ou Ptolémée ? La demande en mariage a-t-elle lieu avant ou après la paralysie ? Dans les Actes de Pierre Félicula est absente.

Comment cette légende a pu évoluer ? Il faut rapprocher la noble Domitilla, dont l’histoire est racontée dans la Passion des SS. Nérée et Aquilée, de Pétronille. Une légende dépend de l’autre. Domitilla est première sans doute, car c’est un personnage historique, nièce de Domitien.

La belle-mère de Pierre s’est transformée en jeune fille alitée, et Domitille en Pétronille aussi. La confusion des deux personnages est claire, favorisée par une sonorité proche des noms. Mais il y a encore une confusion : entre Pétronille fille de Pierre et une Pétronille supposée de la gens impériale Aurélia, présentée comme la fille spirituelle de Pierre, dont le sarcophage a été connu et transféré à une époque dans une chapelle du Vatican. Les témoignages de pèlerins parlent du sarcophage. Une inscription fait croire que la dépouille appartient à la famille des Aurelii. On la suppose de noble ascendance. C’est ainsi que Pétronille devient patronne des rois de France, et devient fille spirituelle (et non plus biologique) de Pierre. Les Français de Rome se rassemblent encore aujourd’hui pour la cérémonie en l’honneur de Pétronille.

La réception de Pétronille au Moyen Age : Jean de Mailly (1243) est celui qui développe le plus l’histoire. Il reprend Marcel mais avec de nombreuses variantes : la paralysie de Pétronille devient une fièvre, ce qui accentue la confusion avec la belle-mère de Pierre. Barthélémy de Trente (c. 1245) revient a la paralysie et au motif des noces transformées en funérailles. Vincent de Beauvais (1246 et 1263) reprend largement Mailly, il y a des différences mineures qui sont quand même importantes : la maladie de Pétronille est minimisée, la responsabilité de Pierre n’existe plus. Voragine, le plus célèbre (1261-1266) consacre sa notice 78 à Pétronille. Elle est saisie de fièvre aussi, mais Voragine puise aussi à d’autres sources : Félicula vient de Marcel. Voragine n’est pas un simple compilateur de légendiers plus anciens, il va aussi dans les sources. Arnol de Serain (1276-c. 1309) a un dessein différent, le texte a essentiellement une portée morale. Son texte est proche de Voragine, il n’apporte aucun élément nouveau. Même, il élimine des détails : il ne reprend pas la suite du récit, à savoir le martyre de Félicula. Une vulgate de la légende s’est alors installée, est devenue canonique.

Pétronille est une figure symbolique de la chasteté. Dans le Symposium de virginitate, Antoine Bonfin (fin XVe siècle) la présente en exemple. Le Guerchin (1621-1623), dans l’Enterrement de sainte Pétronille (ou l’Exhumation : il y a débat à ce sujet, mais B. Pouderon se prononce plutôt en faveur de l’interprétation traditionnelle du tableau), représente le moment où les restes ont été transférés par Paul I dans la basilique Saint-Pierre (757-767). Il n’y a pas de trace du sarcophage évoqué par les textes ultérieurs : il s’inspire de la Passion des SS. Nérée et Aquilée. Pétronille est dédoublée : elle ressuscite dans sa chair comme les saints, sans attendre le jugement dernier. Elle porte une couronne de fleurs, comme les vierge (et non les palmes des martyres).

En conclusion : cette sainte est donc imaginaire, née de la fusion de trois personnages : la belle-mère de Pierre, la fille anonyme de Pierre et Domitilla. Le motif de la virginité conservée au détriment de la chasteté au sein du mariage est de tradition ascétique. Il participe du mouvement de rejet du mariage lié au refus des molestiae liées au statut d’épouse et de mère, et qui sont détaillées dans actes des saints Nérée et Aquilée.

Compte-rendu par Anne Debrosse 10/08/2018