De l’hydre à la chenille Émerveillements savants, XVIe-XVIIIe s. (Poitiers)
De l’hydre à la chenille. Émerveillements savants, XVIe-XVIIIe s.
(Poitiers)
Université de Poitiers, 26 et 27 mai 2025
Selon Aristote, l’étonnement est étroitement lié au désir de connaître, en ce qu’il nous pousse vers l’observation minutieuse et provoque l’enquête qui tend à l’élucidation des causes des phénomènes. Peut-on alors penser que l’émerveillement, cet étonnement fasciné devant une chose inconnue ou énigmatique, tient le rôle d’aiguillon du savoir ? Le présent colloque souhaite, confrontant textes et iconographie, interroger la place et l’enjeu de l’émerveillement dans le contexte savant du XVIe au XVIIIe siècle, une longue durée marquée par de nombreuses découvertes au plan scientifique et technique. Il entend permettre de dessiner ainsi des lignes de force, ciblant certains objets ou certaines nuances de l’émerveillement, en étudiant leur ancrage historique – certains sont topiques depuis l’Antiquité – comme leur connotation changeante. Si en effet l’émerveillement pourrait sembler constituer un lieu commun de la réception des « singularités » de la nature ou de l’art, au point que les mirabilia jouent un rôle essentiel dans l’acquisition des savoirs durant la première modernité[1], cette modalité de la réception se maintient en empruntant d’autres formes au sein des Académies fondées au XVIIe et des cabinets de physique ou des expériences publiques de vols d’aérostats au XVIIIe siècle. Tantôt traité comme un élan, tantôt comme une blâmable naïveté, l’émerveillement constitue un point de tension essentiel dans le rapport au savoir : doit-il se dissiper devant l’encyclopédisme ou au contraire l’accompagner ?
La possibilité de l’émerveillement devant les objets scientifiques ou techniques varie non seulement dans le temps, mais aussi selon les lieux : si le cabinet de curiosités pose un certain nombre d’attentes et de conventions pour un émerveillement cultivé comme tel et sans cesse redynamisé par de nouvelles trouvailles, les théâtres anatomiques, les jardins, les salons ou les Académies…déclinent l’émerveillement, qu’il soit individuel ou partagé, élitiste ou ouvert, selon d’autres constantes. Afin d’ouvrir le champ de l’investigation, on considérera les objets scientifiques et techniques dans leur plus grande variété, qu’ils soient issus des domaines de la physique, de la médecine, des sciences de la nature, de la géométrie…en s’intéressant à toute machine ou instrument résultant d’une invention (imprimerie, musique, navigation, automates récréatifs, horlogerie, optique, art militaire, chirurgie, plastination des corps…). Les objets scientifiques sur lesquels porte cet émerveillement n’étant en effet plus tout à fait les mêmes, leur inscription dans le domaine des savoirs pourrait perdre de son sérieux et les apparenter à des divertissements de bateleurs : c’est là une dynamique encore peu étudiée[2], à la croisée de l’histoire des sciences, de l’histoire culturelle et de l’histoire des textes.
Alors que le regard sur les mirabilia délaisse progressivement l’unique et le nouveau pour se fixer sur les objets proches et communs, et transfère son intérêt du monstre à la puce, de l’hydre à la chenille, la littérature recueille ces émerveillements fugitifs pour en faire la matière de poèmes ekphrastiques, construire des personnages de savants, ouvrir l’espace des contes utopiques, de la poésie ou des romans scientifiques à ces découvertes surprenantes. C’est par la confrontation, de la Renaissance aux Lumières, des corpus savants aux textes plus explicitement esthétiques et littéraires, que le colloque entend circonscrire une histoire et une poétique, mais aussi une circulation des formes de l’émerveillement savant dans les différents régimes de discours.
Nous encourageons tout particulièrement des contributions qui explorent les questions suivantes :
-La place de l’émerveillement dans la relation au savoir, de la Renaissance aux Lumières : quels débats suscite à ces différentes époques l’articulation entre émerveillement et démarche scientifique ? Quel rôle joue la découverte fortuite, la sérendipité ? L’émerveillement trouve-t-il encore sa place dans le processus de la connaissance au seuil de la modernité ? Les Académies admettent-elles un certain type d’émerveillement, que les Encyclopédistes récusent, et comment la figure du savant évolue-t-elle alors, du studieux curieux de la Renaissance, au sceptique libertin, et jusqu’à l’érudit des Lumières ?
-Les objets de l’émerveillement savant. Quels objets sont capables de provoquer l’émerveillement, d’une époque à l’autre ? Phénomènes naturels ou prodiges techniques, monstres de la nature ou simples effets de ses lois fondamentales : comment se configure et se reconfigure graduellement ce qui est perçu comme merveilleux, surprenant, admirable ?
-Les continuités et ruptures dans l’expression de l’émerveillement du XVIe au XVIIIe siècle : surprise, admiration, interjections, exclamations, surperlatifs… quels sont les mots par lesquels se disent ces expériences d’enthousiasme (parfois intraduisibles) qui peuvent apparaître comme des substituts à la ferveur religieuse[3] ? Comment se construisent récits, descriptions, à quel dispositif rhétorique ou à quel champ sémantique les auteurs de ces différentes époques recourent-ils ? Le passage de la surprise suscitée par les monstres, les raretés, à une curiosité pour les phénomènes ordinaires et réguliers entraîne-t-il de nouvelles modalités de discours ? Les genres choisis et leur capacité de viser un certain type de destinataire se modifient-ils enfin à mesure que la culture scientifique s’ouvre à un plus large public (traités, correspondances, brochures, prospectus, articles de presse… ou encore poésie, récits, fictions) ?
-La nature de l’émerveillement savant. Quel pont peut-on établir entre les émotions que suscitent les merveilles de la nature ou de la technique et les expériences de plaisir proprement esthétique ? Quel lien peut se dessiner, notamment, avec la catégorie émergente du sublime, que l’on peut caractériser comme un saisissement devant une grandeur infinie (qui n’exclut pas du reste, chez Burke, l’infiniment petit) ? Quel écho existe-t-il enfin entre la redéfinition de la catégorie du merveilleux dans les poétiques littéraires du XVIIIe siècle et la promotion d’un nouveau type de merveilleux scientifique ou technique à cette période ?
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Organisatrices : Myriam Marrache-Gouraud et Antonia Zagamé (Poitiers, FoReLLIS)
Comité scientifique : Dominique Brancher (Yale University), Pascal Duris (Université de Bordeaux), Aurélia Gaillard (Université Bordeaux-Montaigne), Jérôme Lamy (CNRS), Jean-Philippe Guez (Université de Poitiers), Pierre Martin (Université de Poitiers), Dominique Moncond’huy (Université de Poitiers).
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Les propositions de communications (300 mots) sont à envoyer, accompagnées d’un bref CV, à myriam.gouraud@univ-poitiers.fr et antonia.zagame@univ-poitiers.fr avant le 30 novembre 2024. Les chercheurs et chercheuses retenu.es seront avisé.es en janvier 2025.
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Bibliographie indicative
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Brancher, Dominique, Quand l’esprit vient aux plantes. Botanique sensible et subversion libertine (XVIe-XVIIe s.), Genève, Droz, 2015.
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[1] Comme l’ont montré par exemple les travaux de Lorraine Daston et Katherine Park (Wonders and the order of nature, London-New York, Zone Books, 2001). Les deux historiennes des sciences américaines confirment que la «passion de l’émerveillement» est toujours présente dans la République des Lettres au XVIIIe siècle, mais selon d’autres modalités que celles observées jusqu’alors : ce sont moins les écarts extraordinaires, les prodiges de la nature qui suscitent l’intérêt des savants, que sa marche ordinaire telle que la dévoilent l’observation et les expérimentations scientifiques.
[2] En 2020, la revue Lumen a consacré un numéro thématique à L’Émerveillement au XVIIIe siècle/Wonder in the Eighteenth century (dir. Christina Ionescu et Christina Smylitopoulos), dans le prolongement du congrès annuel de la Société canadienne d’étude du dix-huitième siècle de 2018, entièrement consacré à ce thème. Les deux coordinatrices de ce numéro thématique mettent en valeur la soif d’émerveillement du public des Lumières, et concluent que « la critique n’a qu’effleuré la surface de la question de l’émerveillement au dix-huitième siècle ».
[3] Voir notamment Aurélia Gaillard « De ‘la possibilité du flûteur automate’ (Helvétius) : les automates du XVIIIe siècle comme merveilles de substitution », dans L’Automate. Modèle, métaphore, machine, merveille, Aurélia Gaillard, Jean-Yves Goffi, Bernard Roukhomovsky et Sophie Roux (éd.), Bordeaux, PUB, « Mirabilia », 2012, p. 391-410.