Les figures féminines merveilleuses de l’Antiquité et leur réception des origines à nos jours : reconductions, reconfigurations, subversions.

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    31/03/2022, 00:00

Colloque international

Les figures féminines merveilleuses de l’Antiquité et leur réception des origines à nos jours : reconductions, reconfigurations, subversions.

Université de Poitiers (FoReLLIS)

17-18 novembre 2022

Organisé par Anne Debrosse, Isabelle Jouteur et Marie Saint Martin

Albrecht DURER, "Le monstre marin", New York, Metropolitan Museum of Art, vers 1498 (source : WGA).

Albrecht DURER, "Le monstre marin", New York, Metropolitan Museum of Art, vers 1498 (source : WGA).

Le merveilleux et le féminin ont fait l’objet de nombreuses recherches propres à en définir les contours et à en montrer les failles et les limites. En revanche, les zones d’interaction entre ces deux notions, loin d’être univoques et simples, ont été moins explorées et demandent un travail de cadrage. Il s’agira dans ce colloque d’étudier ce que le merveilleux fait au genre à travers le prisme du féminin, et ce que le féminin apporte au concept de merveilleux, grâce à un examen résolument diachronique des figures féminines antiques merveilleuses, de leur création à leurs réceptions les plus contemporaines en passant par le Moyen Âge et la première modernité, en France et ailleurs, à travers des corpus littéraires.

Argumentaire :

Le féminin entretient avec le merveilleux une intimité exceptionnelle, mais complexe et mouvante selon les définitions et les extensions qu’on en donne – définitions que nous souhaiterions garder très souples et ouvertes. Pandore, la première femme, est une créature artéfactuelle, fabriquée à partir d’éléments composites agencés par les dieux pour punir les hommes : elle exprime un merveilleux subversif, en concurrence avec d’autres figures plus normatives. Circé, Médée, les sirènes représentent de leur côté un merveilleux irrigué par le magique et l’envoûtement, plus conforme à l’actualisation de la notion donnée par les contes de fées. Dès que l’on pense aux grandes figures mythiques ou semi-mythiques féminines de l’Antiquité, on imagine des personnages à mi-chemin entre le quotidien et un autre monde, celui des dieux, de la magie, d’un ailleurs géographique et d’un autre radical. Or, cet entre-deux qu’occupent les personnages mythiques féminins participe d’une esthétique du merveilleux au sens où la définit Todorov[1], dans la mesure où les textes qui les mettent en scène intègrent un surnaturel naturalisé, abolissant de la sorte la ligne de séparation entre monde ordinaire et monde extraordinaire, à la différence du fantastique qui joue de la bascule inquiétante entre le quotidien le plus prosaïque et la survenue d’événements inacceptables pour la rationalité humaine. Pourtant, une certaine étrangeté, qui pour Todorov ressortit à la dimension fantastique, n’en est pas moins l’une des constantes qui caractérisent la représentation du féminin : en ce sens, la femme merveilleuse semble capable de faire bouger les lignes de la définition de Todorov. Car à la croisée du féminin et du merveilleux, on trouve rapidement l’altérité, la défamiliarisation et la transgression, qui permettent de se poser la question de ce que nous appellerons l’« emmerveillement » : qu’est-ce qui fait que l’on nimbe un personnage féminin de merveilleux, et dans quel but ?

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Le θαῦμα grec, dont Laurie-Nuria André a bien montré le rapport intrinsèque qu’il impliquait à une subjectivité[2], se construit sur le constat d’un écart relativement à un horizon d’attente : qu’il oriente la perception en direction d’un versant heureux ou dysphorique, son rapport aux concepts de beau, de naturel et de réel travaille à partir d’une normativité intégrée par le sujet[3]. La notion de genre et les attentes qui lui sont attachées sont donc partie prenante de la définition de ce merveilleux grec. De même, on pourra se demander si le σέβας dont Ulysse prétend être saisi devant Nausicaa serait envisageable dans une autre configuration de genre : l’émerveillement a-t-il un genre, et si oui, implique-t-il nécessairement l’unilatéralité d’un regard masculin sur un objet féminin ? Il faudra également s’interroger sur le genre grammatical de la merveille : comment, à quel moment et avec quelles conséquences le terme neutre pluriel de mirabilia est-il devenu féminin[4] ? Il est peut-être d’autant plus délicat de répondre à ces questions que l’interaction quotidienne entre hommes et dieux qui caractérise l’Antiquité, du fait d’un cadre métaphysique différent du nôtre, implique une normalisation du merveilleux dont il faut tenir compte.

Les aspects historiques, culturels, institutionnels susceptibles de créer du merveilleux au féminin pourraient se circonscrire ainsi, par hypothèse : la fonction économique des femmes, renvoyant à une organisation de la société et à une répartition des pouvoirs décrites par Dumézil, permet d’imaginer le merveilleux féminin comme une figuration de la femme anti-sociale, qui s’échappe ainsi des fonctions naturalisées qui lui sont assignées, dans les fantasmes masculins comme dans les aspirations des femmes à une vie affranchie des contraintes du foyer. L’anthropologie a également des réponses à donner sur l’intervention du merveilleux dans les pouvoirs extraordinaires assignés à la femme réglée, vieillissante, gestative, etc.[5] ; on s’attachera ainsi à sonder en quoi les femmes ont été dotées par la fiction ou la littérature voire l’iconographie de capacités hors norme (rayonnement, intuition, empathie, mnémonie, longévité, liaison avec l’au-delà, monde d’entités spéciales, divination), et à discriminer alors si le merveilleux vient d’un statut divin ou non, afin de désengager la femme antique du schéma moderne de la binarité pour s’intéresser aux attributs ou propriétés féminins tels qu’ils sont soulignés dans leurs aspects merveilleux (chevelure, ventre, yeux, teint, poitrine, sexe, hanches, lien avec l’eau, les humeurs, etc.). Toutefois, ces différentes réponses de l’anthropologie et de la mythologie comparée sont renégociées avec une grande inventivité par le déplacement des frontières des genres, et il semble que les derniers acquis en termes de fluidité des genres permettent d’élaborer de nouveaux espaces de merveilleux en des lieux moins attendus.

En outre, la question d’une construction d’un merveilleux féminin par les hommes constitue un autre champ d’étude possible de nature à en affiner les contours : on se propose de questionner en quoi l’apparente intimité entre la femme et le merveilleux reflèterait les projections et fantasmes d’hommes sur la surface du corps des femmes comme sur leurs caractéristiques psychiques. La fascination érotique exercée par ces figures, dès leur réception ovidienne, est une manière de borner leur pouvoir par le regard masculin qui les contemple, et de le circonscrire à la sphère des relations amoureuses (comme le souligne d’ailleurs l’issue inéluctable : la magicienne domptée par un homme auquel elle se soumet). Par ailleurs, le personnage féminin, au théâtre, est joué par des hommes, devant des hommes, au sein d’un rituel défini pour souder la cité : les femmes ne concourent ni à son élaboration, ni à sa réception. La merveille, quand elle rejoint le monstre ou le subversif, devient objet de la frayeur ou de la fascination d’un instant, celui de la représentation : là encore, les figures féminines œuvrent à reconfigurer la définition d’un merveilleux qui intègre désormais la frayeur et l’étrangeté. Les notions de merveilleux, de prodigieux et de monstrueux semblent poreuses pour l’Antiquité, ce que démontre le portrait des sorcières démoniaques d’Apulée. Les modalités multiples du merveilleux imposent d’ailleurs de s’interroger sur les effets d’un émerveillement devant le féminin pour la définition de l’objet regardé. Il faudra à ce sujet analyser l’effet du merveilleux féminin sur le lecteur, dans le cadre d’une étude des formes littéraires susceptibles de porter un discours de l’émerveillement.

Pourtant, il faudrait se garder de plaquer nos grilles de lecture et d’analyse sur les écrits du passé, tout en testant leur validité lorsque nous les utilisons.

La première d’entre elles, c’est peut-être le binarisme, pourtant de plus en plus sapé par la pensée queer. Les figures antiques sont parfois troubles : elles peuvent être au féminin, au masculin ou au neutre, comme Charybde et Scylla, créatures merveilleuses mises en scène dans l’Odyssée qui se voient attribuer des adjectifs indéterminés, voire masculins ou neutres. Leur genre, chez Homère, semble en partie détaché de toute implication sexuée, mais elles seront dotées par la suite d’une histoire qui les féminise tout en les réduisant, chez Ovide notamment. Et c’est bien la réflexion alexandrine et ovidienne sur la féminité de Scylla qui a trouvé plus d’échos dans la littérature ultérieure que le monstre homérique symbolisant les dangers de l’inconnu maritime. Bien plus, les personnages qui changent de sexe, qui ont deux sexes à la fois ou qui n’en ont pas du tout sont bien présents dans la littérature antique, de même que les redistributions de rôles biologiques. Chaos, l’élément originel chez Hésiode, au genre neutre, est capable d’engendrement. Si ces phénomènes frappants interrogent et ont incité à des récritures fictionnelles ou à des choix de traduction tranchés, les réponses des autrices ou traductrices et des auteurs ou traducteurs peuvent varier selon les approches – essentialiste, anti-naturaliste, constructiviste et queer – qui proposent des reconfigurations différentes des figures merveilleuses antiques. La dimension normative ou au contraire subversive dont ces figures sont porteuses peut se trouver déplacée voire inversée selon la conception du genre utilisée. Peut-être faudra-t-il réviser certains clichés et notre regard sur la nature de ces figures parfois trop célèbres pour qu’on cherche à les retrouver pleinement : la force subversive de ces figures, quand elles en sont manifestement dotées, vient-elle uniquement des relectures constructiviste et queer ? Une figure féminine antique est-elle moins merveilleuse selon la conception du genre utilisée ? Les relectures constructiviste et queer n’ont-elles fait que prolonger une instabilité déjà fortement présente dans l’élaboration littéraire de ces personnages ? La réflexion pourrait à ce titre confirmer ou infirmer la « queeritude » de ces figures dans leur contexte d’élaboration originel.

La seconde grille de pensée propre au présent, c’est l’avènement et l’expansion d’un courant féministe qui fait des femmes des individus inspirants et empouvoirés souvent envisagés au prisme de la merveille. Dans l’Iliade des femmes de Mesguisch et Lascoux, la femme, déesse mortelle, est transformée en merveille, dans un geste anachronique induit par ces effets de réception.

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Ainsi, il nous semble que lire autrement les personnages merveilleux féminins hérités de la mythologie gréco-romaine permettrait d’offrir un paradigme en partie affranchi de ces bipartitions structurelles, et d’inventer un être au monde libéré des contraintes de genre, ou du moins jouant plus librement avec elles. Cette ouverture des représentations est peut-être plus intéressante que le féminisme de convention que l’on peut trouver dans certaines reprises contemporaines de personnages antiques, où l’aspect corrosif des figures féminines merveilleuses de l’Antiquité est bridé pour en faire des personnages entièrement positifs : le merveilleux n’impose pas nécessairement des relectures qui érodent le côté plus sombre des personnages féminins antiques, et pourtant la littérature se fait la chambre d’écho d’un besoin de lisser, de résorber la violence des personnages féminins, qui résonne comme une mise au pas de leur pouvoir subversif.

S’interroger sur le merveilleux féminin sur le temps long, c’est engager une réflexion qui met à contribution anthropologie, épistémologie, esthétique, ontologie, histoire, au croisement de champs disciplinaires qui interrogent tous le rapport aux normes. Il s’agira en somme de se demander ce qui stimule ou limite l’imaginaire lorsqu’il s’agit du merveilleux féminin, mais aussi de définir les conditions de possibilité d’un merveilleux féminin affranchi des contraintes de la psychologisation hétéro-normative.

Les périodes d’études iront de l’Antiquité à nos jours, qu’importe la période (Moyen Âge, période moderne, période contemporaine, ou comparaison entre deux périodes). En effet, chaque époque a apporté son lot de clichés et de subversions sur la question. Notre époque est le fruit d’une lente décantation. Il s’agira d’explorer les points suivants :

  • A quelles périodes va-t-il de soi de rapprocher “femmes” et “merveille” ? Il faudra garder à l’esprit que ces deux catégories sont de toute façon mouvantes.
  • Quelles figures féminines sont l’objet de ce qu’on pourrait appeler un “emmerveillement” ? Si la chose paraît évidente pour les déesses, qu’en est-il pour les savantes, les penseuses, les combattantes, les prêtresses… et même les femmes en général ? Quelles sont les variations dans le temps ?
  • Les termes du merveilleux sont-ils les mêmes lorsqu’ils sont appliqués à des figures féminines, masculines ou neutres ?
  • La nature du merveilleux et de l’“emmerveillement” est à questionner également. L’émerveillement provoque-t-il l’admiration, la peur, le rejet, la tentation ? Est-il à considérer comme un ailleurs parallèle à notre réalité ? Doit-il au contraire faire l’objet d’un réinvestissement par le quotidien et le banal ?

Le colloque aura lieu les 17-18 novembre 2022. Il se tiendra à l’université de Poitiers. Les frais de logement et de restauration seront pris en charge. Nous invitons les participants à se rapprocher de leur laboratoire pour envisager un remboursement de leurs frais de déplacement. Il bénéficie du soutien du CÉRÉdI et de la SIÉFAR.

Les propositions, d’une demi-page maximum, sont à retourner, accompagnées d’une brève bio-bibliographie, avant le 31 mars 2022 aux trois adresses suivantes :

anne.debrosse@univ-poitiers.fr

isabelle.jouteur@univ-poitiers.fr

saintmartin.marie@orange.fr

Comité scientifique :

Michel Briand (université de Poitiers)

Ariane Eissen (université de Poitiers)

Sophie Gällnö (université de Genève)

Philippe Hardie (université de Cambridge)

Jacqueline Leclercq-Marx (Université Libre de Bruxelles)

Myriam Marrache-Gouraud (université de Poitiers)

Emilie Pézard (université de Poitiers)

Sandra Provini (université de Rouen)

Patrick Snyder (université de Sherbrooke)

[1] Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Editions du Seuil, 1970, coll. « Points Seuil ».

[2] Laurie-Nuria André, « Regard et représentation du paysage dans l’épopée grecque d’époque impériale : le cas des mirabilia », Pallas, 92 | 2013, 183-202.

[3] Voir également Christine Hunzinger, « Entre séduction et déception : l’ambiguïté de la beauté du merveilleux dans l’épopée grecque archaïque », dans Aurélia Gaillard et Jean-René. Valette (éd.), La Beauté du merveilleux, Pessac, 2011.

[4] Jacques Le Goff, Héros et merveilles du Moyen Âge, Paris, Editions du Seuil, 2005.

[5] Françoise Héritier, Masculin/Féminin I, La Pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 2012.