Quand la carte désoriente. Le dévoiement de la carte dans les arts et les lettres

  • Start date:
    17/04/2024, 00:00
  • Place:
    Maison de la Recherche en Sciences Humaines - Université de Caen, Campus 1 Caen, France (14)

Quand la carte désoriente

Le dévoiement de la carte dans les arts et les lettres

John SCHNITZER, gravure du manuscrit de la "Cosmographie" de Ptolémée, 1466, Bibliothèque Royale de Belgique (Inc. C 94 LP). (Source :http://www.encyclopedie-universelle.com/beatus-liebana14.html)

John SCHNITZER, gravure du manuscrit de la "Cosmographie" de Ptolémée, 1466, Bibliothèque Royale de Belgique (Inc. C 94 LP). (Source :http://www.encyclopedie-universelle.com/beatus-liebana14.html)

Journée d’étude du 17 avril 2024

Caen

L’objectif de cette journée d’étude est de prendre la mesure des pratiques qui détournent la fonction première de la carte pour en faire un objet de désorientation, en interrogeant leur présence dans les arts et les lettres, que la carte soit objet du discours ou qu’elle constitue l’œuvre elle-même. Il s’agira ainsi de réfléchir aux différentes façons de créer des cartes qui désorientent, au sens de ce dévoiement, à son incidence sur la représentation de l’espace et sur la forme de la carte elle-même. Trois axes de réflexion seront privilégiés : l’exploitation des limitations de la carte, les manipulations de la carte et ses métamorphoses.

Organisée par Robin Hopquin et Florine Lemarchand

Argumentaire

Qui n’a jamais ressenti l’impuissance de ne pas parvenir à lire une carte, qu’elle soit surchargée ou trop sommaire, ou qu’elle fasse toucher plus simplement à sa propre incompétence ? Faire cette expérience de désorientation permet de saisir intuitivement l’écart existant entre le réel et la carte qui s’en donne comme la représentation objective. Figurative, symbolique, la carte est un objet médian qui « offre un espace idéal et repensé[1] » par des moyens techniques particuliers. Elle tire de sa lisibilité toute une série de pouvoirs largement étudiés par ailleurs : orientation, rationalisation, domination. Comme le résume Michel Collot, la carte « possède en elle-même une fonction de maîtrise du réel[2] ». Les cartes fictives souscrivent aussi à cette fonction de maîtrise, dès lors qu’elles fournissent des repères permettant à leur lecteur de s’orienter dans un monde inventé, comme dans The Lord of the Rings de J. R. R. Tolkien, voire reproduisent la logique de domination de l’espace qui a régi l’entreprise cartographique durant des siècles, à l’image des cartes de jeu vidéo en Open World dont les blancs se comblent à mesure de l’avancée du joueur. Maîtrise du réel et maîtrise de l’imaginaire se rejoignent dans cette mise en ordre du monde – ou d’un monde.

L’exemple introductif de l’impression ressentie face à une carte restant opaque invite toutefois à considérer que la carte, et plus largement les « géodispositifs[3] », comme les nomment Thierry Joliveau et Pierre-Olivier Mazagol, sont dotés d’un potentiel de désorientation. Et celui-ci n’est pas nécessairement lié à un manque ou à un défaut. Une publicité de 2005 pour le Loto montre une personne âgée tourner un globe terrestre pour définir au hasard la prochaine destination de vacances avec sa compagne, noyant ainsi tous les référents spatiaux dans un flot de couleurs. C’est que la carte peut inviter à la « dérive », pour reprendre la terminologie de Guy Debord (Debord, 1956). C’est ainsi ce que proposent plus récemment les artistes de l’Agence Touriste, qui livrent dans Comment se perdre sur un GR ? « des clefs pour se perdre à bras le corps sur un chemin balisé » et des consignes pour apprendre à cartographier ces chemins de dérive[4]. Paradoxalement, la carte peut donc servir à ordonner et à prévoir une expérience de désorientation. Inversement, une carte qui désoriente d’abord son lecteur peut cacher l’emplacement d’un trésor ou la bonne voie à suivre : c’est par excellence le cas de la carte-labyrinthe, qui se présente comme une énigme pour l’interprète, à l’image de celle trouvée par le héros du film Under the Silver Lake (David Robert Mitchell, 2018) sur son paquet de céréales, supposée mener à un lieu réel.

L’objectif de cette journée d’étude est de prendre la mesure de ces pratiques qui détournent la fonction première de la carte pour en faire un objet de désorientation, en interrogeant leur présence dans les arts et les lettres, que la carte soit objet du discours ou qu’elle constitue l’œuvre elle-même. Il s’agira ainsi de réfléchir aux différentes façons de créer des cartes qui désorientent, au sens de ce dévoiement, à son incidence sur la représentation de l’espace et sur la forme de la carte elle-même. Nous invitons les participants à envisager ces questions à partir des trois axes suivants :

L’exploitation des limitations de la carte

En tant que représentation, la carte est par essence limitée, à la fois par son support (papier, image informatique) et par sa dimension discursive, comme le suggère Marcella Schmidt di Friedberg dans Geographies of Disorientation :

Maps are above all a language, the translation onto a sheet of paper of the extra-ordinary complexity and dynamism of a territory, a translation that implies distorsion, error, and fantasy[5].

Parce qu’elle est l’œuvre d’un auteur, sa faculté d’orientation dépend en effet du projet de celui-ci et de l’état de ses connaissances géographiques : Alain-Fournier en joue dans Le Grand Meaulnes (1913) en faisant de la carte incomplète donnée par le bohémien le moyen de créer un espace d’égarement et d’aventure. La lecture de la carte est également soumise aux failles de l’interprète ne sachant pas la déchiffrer, comme dans certaines comédies de Philippe Harel (Un été sans histoires, 1991, Les Randonneurs, 1997). Comment sont représentées, utilisées ces limitations, et dans quel but ? Michel Collot remarque notamment que « les écrivains ont de plus en plus tendance à faire un usage ironique ou parodique de la carte, dénonçant l’illusion référentielle dont elle est porteuse[6] ». L’exemple emblématique en est The Hunting of the Snark de Lewis Caroll (1876), où le capitaine offre à ses marins une carte vierge pour se repérer dans l’océan. Le caractère « incartographiable[7] » de certains espaces se prête ainsi particulièrement à la production de cartes de la désorientation, qui viennent signaler l’égarement du cartographe. C’est le cas des essais de cartographie du désert de Danakil par l’artiste David Renaud, qui en présentent la « réalité poétique » en figurant seulement une étendue sableuse parcourue par une ligne de pointillés[8]. Il s’agira donc ici d’explorer les manifestations esthétiques de ces limitations et leurs effets.

Les manipulations de la carte

Comme l’a montré Mark Monmonier dans Comment faire mentir les cartes ?, la carte est un outil manipulable, qui peut faire l’objet de « mensonges » volontaires. Les intérêts politiques ou géostratégiques souvent à la source de ces manipulations trouvent dans l’art une portée critique évidente, comme le dessin America Invertida (1943) de Joaquin Torres Garcia retournant littéralement le continent américain par rapport à l’équateur afin de faire « envisager autrement les rapports de subordination entre l’Occident et le ”reste” du monde »[9]. Outre son exploitation politique ou militaire, cette manipulation peut aussi répondre à des fins poétiques, comiques, philosophiques ou ludiques. De nombreuses œuvres bouleversent ainsi notre représentation du monde en y ajoutant un espace imaginaire, comme la carte qui introduit La Classe américaine de Michel Hazanavicius (1993), ou celle produite par les internautes de X (anciennement Twitter) en 2022 afin d’y ajouter un pays fictif, le Listenbourg. Le sabotage des outils de localisation peut aussi participer de l’expérience proposée au lecteur, au spectateur ou au joueur : le jeu vidéo Minecraft (Markus Persson et Mojang Studios, 2011) fausse par exemple l’information donnée par la carte et par la boussole dans l’espace des Enfers. On s’interrogera ici sur la portée de la désorientation produite par la manipulation des cartes et sur ses finalités.

Les métamorphoses de la carte

Enfin, on pourra questionner les cas où les géodispositfs perdent leur fonction géographique, créant ainsi une forme particulière de désorientation. Le plasticien Pierre Alechinsky trace sur des cartes des figures qui à la fois communiquent et interfèrent avec elles de façon poétique. Dans Le Sang d’un poète (Jean Cocteau, 1930), une carte de l’Europe déstructurée et incomplète est collée sur un taureau, inventant une relation opaque entre le corps de l’animal et l’espace symbolique représenté. Ces différents procédés obligent à penser la lecture de la carte comme un mouvement interprétatif complexe et toujours ouvert dont l’enjeu, pour le spectateur, n’est plus de s’orienter géographiquement mais sémantiquement dans la compréhension de l’œuvre. Elle peut ainsi devenir un objet métaphorique (le GPS changé en guide intérieur dans La Vie très privée de Monsieur Sim de Michel Leclerc, 2015), désorientant spatialement le personnage et le spectateur pour toutefois mieux les guider ensuite (l’un dans la vie, l’autre dans l’initiation proposée par la fiction). Il serait intéressant de comprendre l’objectif de cette défonctionnalisation (en interrogeant par exemple son pouvoir de résistance ou de réenchantement) tout en cherchant quels effets de désorientation elle produit véritablement.

Modalités de proposition

Les propositions de communication de 3000 caractères maximum, accompagnées d’une bio-bibliographie, sont à envoyer aux adresses mails suivantes : florine.lemarchand@unicaen.fr et robin.hopquin@hotmail.fr.

avant le 20 janvier 2024.

Les notifications d’acceptation seront envoyées le 31 janvier 2024.

La journée d’étude aura lieu le 17 avril 2024 à la Maison de la Recherche en Sciences Humaines de l’université de Caen (Campus 1).

Sélection des propositions de contribution

  • Florine Lemarchand (LASLAR, université de Caen)
  • Robin Hopquin (LASLAR, université de Caen)

Bibliographie indicative

BRACO Diane, GENAY Lucie (dir.), Contre-Cartographier le monde, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2021.

BUCI-GLUCKSMANN Christine, L’œil cartographique de l’art, Paris, Éditions Galilée, 1996.

CAQUARD Sébastien et JOLIVEAU Thierry, (E)Space & fiction, Géodispositifs / Geographic Machineries of Fiction [en ligne]. Mis à jour le 8 septembre 2023, consulté le 29 septembre 2023. URL: https://spacefiction.fr/.

BERTHOMÉ Lucile, MOUENGA MAKINDA Michelle et PIEDADE Nicolas (dir.), Flamme, HS n°1 : Dériver en ville [en ligne], Université de Limoges, publié en ligne le 8 mars 2023, consulté le 29 septembre 2023. URL: https://www.unilim.fr/flamme/632.

CASTRO Teresa, La pensée cartographique des images : cinéma et culture visuelle, Lyon, Aléas, 2011.

CONLEY Tom, Cartographic cinema, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2006.

CONLEY Tom, « Du cinéma à la carte », Cinéma et Intermédialité, vol. 10, n°2-3, 2000, p. 65-84, [en ligne], consulté le 29 septembre 2023, URL : https://www.erudit.org/fr/revues/cine/2000-v10-n2-3-cine1881/024816ar.pdf.

COSINSCHI Micheline, « Orientation, désorientation. Réflexions sur la carte », dans Salah Stétié, Jean-Bernard Racine, Micheline Cosinschi [et al.], Points perdus cardinaux : Catherine Bolle, Genève, La Braconnière Arts, 2007, p. 39-49.

DEBORD Guy, « Théorie de la dérive », Les Lèvres nues, n°9, décembre 1956. Le texte est disponible dans son intégralité sur le site La Revue des Ressources [en ligne], consulté le 29 septembre 2023. URL : http://www.larevuedesressources.org/theorie-de-la-derive,038.html.

DUBOIS-MARCOIN Danielle et HAMAIDE-JAGER Eléonore (dir.), Cahiers Robinson n°28 : Cartes et plans : paysages à construire, espaces à rêver, Arras, Artois Presses Université, 2010.

JACOB Christian, L’empire des cartes, Paris, Albin Michel, 1992.

JAMET-CHAVIGNY Stéphanie, « Délocaliser, désorienter. La cartographie vue par les artistes contemporains ou l’art de se perdre », Comité Français de Cartographie, n°213, septembre 2012, p. 33-37.

JOLIVEAU Thierry et MAZAGOL Pierre-Olivier, « Les géodispositifs cinématographiques : l’espace mis en action », Mappemonde [en ligne], n°118, 2016, consulté le 29 septembre 2023. URL : http://mappemonde.mgm.fr/118as4/.

MILON Alain, Cartes incertaines : regard critique sur l’espace, Paris, Les Belles Lettres, 2013.

MONMONIER Mark, Comment faire mentir les cartes ?, Paris, Autrement, 2019 (1ère éd. 1991).

OST Isabelle (dir.), Cartographier : Regards croisés sur les pratiques littéraires et philosophiques contemporaines [en ligne], Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis, 2018, consulté le 29 septembre 2023. URL : https://books.openedition.org/pusl/4415.

POISSON Mathias et THOMAS Virginie, Comment se perdre sur un GR ?, Marseille, Wildproject, 2013.

SCHMIDT DI FRIEDBERG Marcella, Geographies of Disorientation, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2018.

TIBERGHIEN A. Gilles, « Poétique et rhétorique de la carte dans l’art contemporain », L’Espace géographique, vol. 39, n°3, Paris, Belin, 2010, p. 197-210.

Notes

[1]Christian Jacob, L’empire des cartes, Paris, Albin Michel, 1992, p. 50.

[2]Michel Collot, « Usages littéraires de la carte », dans Isabelle Ost (dir.), Cartographier : Regards croisés sur les pratiques littéraires et philosophiques contemporaines [en ligne], Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis, 2018, consulté le 26 septembre 2023. URL : http://books.openedition.org/pusl/4484.

[3]Thierry Joliveau et Pierre-Olivier Mazagol, « Les géodispositifs cinématographiques : l’espace mis en action », Mappemonde [en ligne], n°118, 2016, consulté le 29 septembre 2023. URL : http://mappemonde.mgm.fr/118as4/.

[4]Mathias Poisson, Virginie Thomas, Comment se perdre sur un GR ?, Marseille, Wildproject, 2013, quatrième de couverture.

[5]Marcella Schmidt di Friedberg, Geographies of Disorientation, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2018, p. 40. « Les cartes sont avant tout un langage, la traduction d’un monde extraordinairement complexe et dynamique sur une feuille de papier, une traduction qui implique distorsion, erreur et fantaisie » [Nous traduisons].

[6]Michel Collot, « Usages littéraires de la carte », op. cit.

[7]Nathalie Roelens, « L’incartographiable », dans Isabelle Ost (dir.), Cartographier : Regards croisés sur les pratiques littéraires et philosophiques contemporaines [en ligne], op. cit., URL : http://books.openedition.org/pusl/4496.

[8]Cet exemple est donné par Stéphanie Jamet-Chavigny dans « Délocaliser, désorienter. La cartographie vue par les artistes contemporains ou l’art de se perdre », Comité Français de Cartographie, n°213, septembre 2012, p. 36.[9]Nathalie Roelens, « L’incartographiable », op. cit.

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