Une débauche de noir : la couleur noire à la Renaissance.

  • End date:
    15/11/2022, 00:00

Numéro XXVII du Verger sous la direction de Charles-Yvan Elissèche, Estelle Leutrat et Adeline Lionetto.

 

Jean de Court, plat en émail peint de Limoges, vers 1560-1580 (source : British Museum).

Jean de Court, plat en émail peint de Limoges, vers 1560-1580 (source : British Museum).

La couleur noire prend, au fil des siècles, de multiples significations. Associée au deuil, elle symbolise aussi, depuis le début du XVIe siècle, une forme de sobre élégance. Ainsi, Castiglione en fait la couleur préférée du courtisan pour ses vêtements : « Il me plaît que toujours ils tendent un peu vers le grave et le sérieux que vers le vain : c’est pourquoi il me semble que la couleur noire a meilleure grâce dans les vêtements que toute autre ; et si toutefois elle n’est pas noire, au moins qu’elle tire vers le sombre » (II, 27)[1]. Ses connotations sont en effet multiples, comme le rappelle Michel Pastoureau dans l’ouvrage qu’il consacre à cette couleur[2].

Le terme « noir », quant à lui, vient du mot « neir ». Depuis le XIIe siècle, il décrit un phénomène physique (« se dit d’un corps qui ne réfléchit aucun rayon lumineux ») et renvoie à des objets de couleur noire mais aussi bleu foncé. Dès le milieu du XVIe siècle, il désigne en outre les personnes à la peau noire[3]. Si le terme se charge très vite d’une connotation morale négative (« mauvais, méchant »)[4], il est parfois aussi associé à la fermeté d’âme (songeons au dizain de fermeté de Marot dans L’Adolescence clémentine).

Lorsqu’il dresse l’histoire de la perception de cette couleur, Michel Pastoureau met en évidence le rôle déterminant de l’apparition de l’imprimerie :

“A partir de la fin du XVe siècle, le noir entre dans une nouvelle phase de son histoire. […] Les XVIe et XVIIe siècles voient progressivement se mettre en place une sorte de monde en noir et blanc, d’abord situé sur les marges de l’univers des couleurs, puis hors de cet univers, et même à son exact opposé[5].”

La masse documentaire diffusée par le biais de cette technique est en effet gravée et imprimée en noir et blanc. La polychromie des supports médiévaux laisse donc place aux images de l’époque moderne tracées à l’encre noire sur du papier blanc. Ces deux couleurs gagnent alors un statut tout particulier. Michel Pastoureau évoque « une révolution culturelle d’une ampleur considérable, non seulement dans le domaine des savoirs mais aussi dans celui des sensibilités »[6].

Ce n’est qu’à partir du troisième tiers du XVIIe siècle, avec les expériences d’Isaac Newton, que le spectre initie un nouvel ordre des couleurs duquel le noir et le blanc sont exclus. Nous entendons donc nous concentrer sur la période allant de l’essor du noir, avec l’apparition de l’imprimerie dans les années 1450, aux années 1665, marquées par le développement de ce sceptre chromatique newtonien toujours utilisé aujourd’hui pour classer les couleurs. Cette période constitue en effet, pour Michel Pastoureau, une « nouvelle phase de [l’]histoire[7] » du noir.

 

Nous voudrions, dans ce numéro, enquêter tout particulièrement sur la manière dont a pu se traduire cette « nouvelle phase », cette « révolution » dans toutes les disciplines et tous les savoirs de la Renaissance (art, littérature, sciences…) mais aussi au sein de documents pouvant refléter les sensibilités des femmes et des hommes de l’époque.

 

Voici quelques pistes de réflexion (non-exhaustives) :

  • Le noir et le corps

Le corps humain produit des sécrétions noires dont les épisodes de peste sont les plus marquants dans la culture médiévale et renaissante. Cette couleur, produite par le corps humain, est rarement signe de bonne santé, qu’elle soit physique ou morale. De même, c’est parfois à partir d’une pilosité ou d’une peau noire que se déploient des exégèses psycho-physiologiques définissant parfois un trait de caractère, une nation ou une race. Dans la médecine des humeurs, la bile « noire » domine au sein du tempérament mélancolique et détermine une forme d’introspection tantôt mortifère et stérile, tantôt créative.

  • Porter le noir

Le vêtement définit aussi la place d’une personne dans une société, et donc son rapport aux autres. Le noir reste un signe distinctif notoire. Couleur de certains vêtements d’apparat, notamment à la cour d’Espagne, elle est encore celle du deuil de certains monarques. En outre, le noir est aussi la couleur de certains vêtements ecclésiastiques, liturgiques, ou même de confréries. Cette signification change aussi, en fonction des sociétés étudiées et des genres. En effet, le vêtement noir d’un pasteur réformé n’a pas la même signification que celui d’une bénédictine, qu’un habit liturgique de funérailles ou que celui d’un confrère. Le vêtement noir permet, à celui qui le porte, de revendiquer son appartenance sociale ou son état d’esprit. L’on songe évidemment aux Réformés et à leur « chromoclasme[8] » : il faut faire la guerre à la couleur tant dans les lieux de culte que dans les vêtements des pasteurs et des fidèles.

  • Fabriquer le noir

Une approche technique quant à la manière de fabriquer des peintures, des encres, des émaux ou des pigments noirs, permettra de déterminer la perception de la couleur et sa reproduction. Le noir, notamment en gravure, consiste à jouer avec le blanc du papier et à créer, aussi paradoxal que cela puisse paraître, des effets de polychromie. Les traités et les manuels techniques, l’étude des gestes et des savoir-faire permettent de mieux saisir les infinies nuances du noir. L’ampélite, autrement appelée pierre noire, connaît un usage particulièrement développé durant la Renaissance tandis que le marbre noir est couramment utilisé pour l’épigraphie ou pour la sculpture funéraire, tel le monumental tombeau de Maximilien Ier à Innsbruck. Parfois, le noir peut se faire clarté. L’accroissement de la dévotion mariale au cours du XVIe siècle conduit à multiplier les représentations de Vierges miraculeuses dont certaines sont réputées noires. C’est précisément à cette époque que leur « noirceur » est valorisée. Incontestablement, le noir se propage : cadres des tableaux, cabinets d’ébènes, bronze patiné foncé…

  • Le noir à l’œuvre

En lien avec la question des traités évoquant la fabrication des couleurs sur le plan technique, le cas spécifique de l’alchimie pourra être abordé, tant les textes spécifiquement alchimiques ou mettant en œuvre ces thèmes (Jacques Gohory, Béroalde de Verville) sollicitent un symbolisme des couleurs spécifique et riche. Le noir peut être associé à la mort, à la terre, mais aussi, paradoxalement à une forme de lumière (Traité du feu et du sel de Blaise de Vigenère). On peut aussi sonder la réception ultérieure de ce thème du « noir » alchimique dans une comparaison attentive avec les textes-sources de la Renaissance.

  • Le noir en poésie

Y-a-t-il un traitement différent de cette couleur selon les poètes ? Si Du Bellay oppose par exemple dans ses recueils romains les couleurs vives de l’Anjou au gris cendre d’une Rome où il ne voit que poussière et délabrement, qu’en est-il du noir ? S’il a une place de choix dans le portrait misogyne de la vieille femme, suggérant non seulement sa décrépitude mais aussi son manque d’hygiène et ses accointances avec le démon[9], il peut être associé à la profondeur d’un regard mystérieux ou d’une chevelure merveilleuse. Sous la plume de Shakespeare, il devient le motif récurrent de l’évocation de la beauté troublante et ténébreuse de la « dark lady ». Le paradigme chromatique pétrarquiste évolue alors définitivement vers plus de noirceur. C’est le cas par exemple chez un poète comme Philippe Desportes, dont le néo-pétrarquisme paraît développer abondamment ce thème. Il faudrait s’interroger sur les éventuels échos entre ces textes et une esthétique macabre à l’œuvre dans d’autres arts. Par ailleurs, hors des corpus amoureux, le noir a-t-il un statut particulier dans les textes mis en musique ? Au théâtre ?

 

Les propositions d’article sont à envoyer à site.cornucopia@gmail.com avant le 15 novembre 2022. Réponse le 15 décembre 2022. Remise des articles le 15 mai 2023 pour une publication en septembre 2023.

 

La proposition doit comprendre un titre et un résumé (avec ou sans bibliographie) d’au moins 500 mots.

 

 

[1] Voir l’introduction d’Alain Pons à son édition du Courtisan de Castiglione, Paris, Editions Ivrea, 2009, p. III.

[2] Michel Pastoureau, Noir. Ouvrage réédité chez Point, Paris, 2014, 288 p. C’est à cette seconde édition qu’il sera fait référence par la suite.

[3] Voir NOIR : Définition de NOIR (cnrtl.fr). Le site donne 1556 comme date d’une des premières occurrences du substantif en ce sens.

[4] https://www.cnrtl.fr/etymologie/noir

[5] Michel Pastoureau, Noir, op. cit., p. 131.

[6] Ibid., p. 132.

[7] Ibid.

[8] Michel Pastoureau, Op. cit., p. 146.

[9] Voir par exemple « Le Blason du laid tétin » de Clément Marot.