Voyager et commercer du Moyen Âge à la période moderne (XIIe-XVIIe siècles)

 Voyager et commercer du Moyen Âge à la période moderne (xiie-xviie siècles)

Journée d’étude

2 avril 2024, Maison de la Recherche, salle de colloque 2, 29 avenue Robert Schuman

Université Aix-Marseille, laboratoire du CIELAM

Université Bordeaux Montaigne, UR 24142 Plurielles

Date limite d’envoi : 1er février 2024

 

Jacques Savary, Le parfait négociant, frontispice de l’édition de 1675 © BnF

 

 

Présentation du projet

 

Principalement adressée aux littéraires, aux historiens ou encore aux géographes, cette manifestation scientifique proposera une réflexion sur les voyageurs marchands au cours de la période s’étendant du xiie au xviie siècle en se fondant sur un corpus de récits et journaux de voyage, de carnets de bord, de manuels pour marchands, ou encore de notations chiffrées relatives aux transactions commerciales opérées par les voyageurs[1]. Il s’agira d’analyser les récits et retours d’expériences de voyageurs marchands ainsi que la manière dont ceux-ci témoignent de leurs pratiques mais aussi de l’état des voies du commerce, de la création ou de l’évolution de réseaux d’échanges ou encore de la circulation de denrées et d’objets en tous genres.

 

Argumentaire

 

S’il existe plusieurs études pluriséculaires sur le commerce international, rares sont celles qui proposent une analyse de l’évolution des pratiques de commerce et de leur représentation sur une large période, du Moyen Âge jusqu’au xviie siècle. En effet, de nombreux travaux portent sur les impacts de l’ère industrielle et de la mondialisation aux xixe et xxe siècles. Certaines études se sont également consacrées à l’analyse de l’évolution du commerce lors de l’époque moderne. Parmi ces dernières, la plupart se sont concentrées sur une période située soit de l’extrême fin du Moyen Âge jusqu’au xviie siècle, soit du xviie ou du xviiie siècle à nos jours. Ainsi en est-il de Civilisation matérielle, économie et capitalisme, xve-xviiie siècle. Les Jeux de l’échange[2] de Fernand Braudel, ou, plus récemment, de Commerce, voyage et expérience religieuse (Europe, xvie-xviiie siècle)[3]. La question spécifique de la circulation d’objets a par ailleurs donné lieu à plusieurs ouvrages collectifs dirigés par Sylvain Venayre et Pierre Singaravélou[4], qui étudient notamment les phénomènes de transferts culturels et la mondialisation impliqués par ces déplacements. Quant à la période médiévale, elle a souvent fait l’objet d’un traitement indépendant. Ainsi, le système économique médiéval a par exemple été étudié par Jacques Le Goff, dans Le Moyen Âge et l’argent, tandis que les ouvrages Levant trade in the later Middle Ages d’Eliyahu Ashtor et De l’or et des épices. Naissance de l’homme d’affaires au Moyen Âge de Jacques Favier ont plus particulièrement analysé les échanges commerciaux entre divers territoires.

En premier lieu, l’originalité de cette journée d’étude réside dans le choix d’une approche pluridisciplinaire pour étudier cette question de l’activité commerciale, qui sera appréhendée non pas uniquement à travers le prisme de l’histoire économique, mais aussi en fonction des représentations qu’en livrent les voyageurs eux-mêmes. Cette perspective implique d’associer par exemple les apports des disciplines de l’histoire et de la littérature, à l’instar de ce qu’ont proposé Ҫınla Akdere et Christine Baron dans Economics and Literature, A Comparative and Interdisciplinary Approach[5], en invitant leurs lecteurs à considérer la complémentarité des approches économiques et littéraires et en montrant comment la littérature a pu traiter d’économie dès le Moyen Âge. Christian Biet, Yves Citton et Martial Poirson ont également interrogé les frontières entre l’économie et les textes littéraires entre le xviie et le xixe siècles[6].

En second lieu, cette journée d’étude a pour ambition d’embrasser une large période chronologique, qui s’étendra du xiie au xviie siècle, réunissant le Moyen Âge et la période moderne, généralement traités séparément. Si la majeure partie des écrits viatiques médiévaux qui nous sont parvenus proviennent de pèlerins et de missionnaires, certains marchands, à l’instar du célèbre Marco Polo, ont également pu laisser à la postérité des récits ou des traces écrites de leurs voyages. En outre, le xie et le xiie siècles sont marqués par un essor démographique et urbain important en Occident et par le développement de pôles et d’acteurs majeurs (Venise, Gênes, la ligue hanséatique…) dans le commerce international. D’un point de vue linguistique et littéraire, le tournant du xiie au xiiie siècle peut être intéressant car il mène, selon Friedrich Wolfzettel, à l’émergence d’« un discours du voyageur autonome[7] », notamment du fait de « l’appropriation intellectuelle de l’Asie[8] ».

L’élargissement du territoire des échanges consécutif de la découverte du Nouveau Monde – où se développent par exemple la traite du bois de brésil, de morue et de queues de castors au début du xvie siècle – et l’inflation constante de la production de la littérature viatique tout au long du xviie siècle[9] justifient la prise en compte de la première modernité dans le champ de notre étude. Nous retiendrons la fin du xviie siècle comme borne chronologique finale, la liquidation de la Compagnie des Indes orientales marquant l’avènement d’une nouvelle ère. En effet, la multiplication de compagnies de commerce privées va de pair avec une accélération et une systématisation des échanges qui marquent le développement de ce que d’aucuns ont qualifié de « protomondialisation[10] » ou de « protocapitalisme[11] ».

 

 

Axes de recherche

 

Axe 1 – Les routes terrestres et maritimes

 

Cet axe est centré autour de l’émergence ou de l’évolution de voies commerciales compte tenu de divers événements historiques, politiques voire religieux. Par exemple, après la prise de Saint-Jean d’Acre, certains voyageurs occidentaux, contraints de traverser des pays musulmans, ont dû avoir recours à des pratiques de dissimulation, comme le fait de prendre l’habit étranger. Juste Lipse, dans sa lettre à Philippe de Lannoy, érigera d’ailleurs en principe fondamental du voyage le fait de masquer son identité pour se déplacer en dehors de son pays[12]. Le développement de voies maritimes a également pu être considéré comme une solution de contournement des voies terrestres. Il s’agira donc d’envisager ces deux types de voies (terrestres et maritimes) et de voir ce qu’elles impliquent en termes de choix stratégiques et d’enjeux. Il conviendra aussi d’analyser les propos des marchands sur la praticabilité des différentes voies et sur les dimensions concrètes liées aux trajets empruntés : conditions de passage des frontières, droits de douane, passeports et laissez-passer, ou encore nécessité de déguisements, voire de réinvention de soi. Les voies maritimes nous permettront aussi d’inclure dans l’analyse le commerce avec l’Amérique.

 

Axe 2 – La circulation de denrées et d’objets

 

Des études pourront être menées sur la circulation des objets entre les différentes aires géographiques. Il s’agira alors de s’intéresser à la nature des produits acheminés et vendus (pierres précieuses, soies, épices, drogues, aliments…) et d’analyser les spécificités du commerce lié à la vente de tel ou tel objet. Le commerce de matières ou de denrées particulières sous-tend en outre le développement de toute une économie locale (la recherche de diamants en Inde orientale, la culture du sucre aux Antilles…), qu’il sera intéressant d’étudier. Des analyses pourront également être consacrées à la manne économique qu’a pu représenter le commerce international pour les marchands voyageurs et pour les personnes avec qui ils ont fait affaire. L’adoption de nouvelles habitudes de consommation ou le développement de nouveaux métiers impliqués par les circulations de denrées et d’objets pourront aussi être abordés.

 

Axe 3 – Les réseaux et comptoirs commerciaux

 

En lien avec les axes 1 et 2, cet axe envisage la création et l’évolution de réseaux commerciaux, plus ou moins spécifiques : réseaux pour la vente d’épices, de soieries, d’animaux. Ainsi, dans le Devisement du monde, Marco Polo évoque par exemple l’export de chevaux arabes depuis la Perse vers l’Inde ou l’océan Indien. De même, Jacques Cartier et, plus tard, Marc Lescarbot font référence à un réseau établi pour la traite du castor et de la morue en Amérique dès le début du xvie siècle. La mise en place du réseau de la traite d’esclaves pourra également faire l’objet d’une étude. Enfin, l’intégration de comptoirs commerciaux au sein des réseaux et la pérennité de ces derniers pourront être analysés.

 

Axe 4 – Les négociations, échanges et monnaies

 

Les voyageurs marchands ont nécessairement été confrontés à la question de la conversion et de la monétisation. Dans le Devisement du monde, par exemple, Marco Polo indique plusieurs fois la valeur d’un objet dans une monnaie italienne (le besan d’or, le florin d’or, le marc d’argent…) afin d’offrir à son lecteur la possibilité d’évaluer le marché en Orient. Il explique également à ce dernier le fonctionnement de la monnaie de papier dans l’Empire du Grand Khan ou encore un système de monnaie locale à base de coquillages blancs, dans le Yunnan. Jean-Baptiste Tavernier, quant à lui, insère dans son récit de très nombreuses planches représentant les monnaies des pays d’Orient dans lesquels il commerce. Une attention toute particulière peut ainsi être portée par les commerçants aux monnaies locales et aux pratiques d’échanges et de négociations.

 

Axe 5 – La condition et l’éthos du voyageur marchand

 

Cet axe propose d’étudier plus spécifiquement la figure du voyageur marchand, ses pratiques et ses valeurs, en s’attachant à la spécificité de l’expérience marchande en voyage, qui nécessite par exemple le recours à des truchements ou l’apprentissage de langues étrangères. Par ailleurs, en tant que personnes intermédiaires entre plusieurs civilisations, les marchands voyageurs bénéficient parfois de régimes d’exception pour franchir des barrières géographiques, mais aussi civilisationnelles et sociales. En outre, il pourra être intéressant de questionner la représentation que le voyageur fait de son expérience marchande, en restituant notamment certaines scènes de négociation, élaborant dans le récit un éthos de marchand. Ce récit d’activité marchande peut également prendre des allures d’art de marchander dans lequel le voyageur dispense aux futurs voyageurs des conseils pratiques à mettre en œuvre. Enfin, pourront être interrogées les valeurs associées à cette activité marchande, comme celle du profit, et leur compatibilité avec les axiologies catholiques et protestantes.

 

D’autres réflexions pourront venir étayer les axes de recherche de cette problématique.

 

 

Modalités de participation

 

Les propositions de communication d’environ 300 mots accompagnées d’une brève biobibliographie sont à envoyer aux organisatrices avant le 1er février 2024.

Mathilde MOUGIN, mathilde.mougin@univ-amu.fr

Priscilla MOURGUES, priscilla.mourgues@gmail.com

 

Modalités de prise en charge

 

Le logement et le repas du midi seront financés par l’organisation, les frais de transport seront laissés à la charge des équipes de recherche des participant.e.s.

 

Comité scientifique

 

Christine Gadrat-Ouerfelli (CNRS)

Danièle James-Raoul (Université Bordeaux Montaigne)

Olivier Raveux (CNRS)

Sylvie Requemora (Aix Marseille université)

 

Télécharger la version pdf de l’appel.

[1] Voir par exemple le manuscrit du récit du voyage que Tavernier fait à Berlin : « Récit succint du voyage que moy Tavernier ay fait partant de Paris le 19 avril 1684. Pour aller aupres de son Altesse Electorale de Brandebourg A Berlin », Aix-en Provence, Bibliothèque Méjanes, Ms. 1045.

[2] Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, xve-xviiie siècle. Tome 2, Les Jeux de l’échange, Paris, Armand Colin, 1980.

[3] Albrecht Burkardt, Gilles Bertrand et Yves Krumenacker (dir.), Commerce, voyage et expérience religieuse : xvie-xviiie siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.

[4] Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre, L’Épicerie du monde, Paris, Fayard, 2022 ; Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre, Le Magasin du monde, Paris, Fayard, 2020. Voir également Christophe Bouneau et Michel Figeac (dir..), Circulation, métissage et culture matérielle (xvie-xxe siècles), Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2017 ou encore Ariane Fennetaux, Anne Marie Miller Blaise et Nancy Oddo (dir.), Objets nomades, Turnhout, Brepols, 2021.

[5] Ҫınla Akdere et Christine Baron, Economics and Literature, A Comparative and Interdisciplinary Approach, London, Routledge, 2018.

[6] Voir par exemple Christian Biet, Yves Citton et Martial Poirson, Les Frontières littéraires de l’économie (xviie-xixe siècles), Paris, Éditions Desjonquères, 2008.

[7] Friedrich Wolfzettel, Le Discours du voyageur, Paris, PUF, 1996, p. 121.

[8] Ibid, p. 121.

[9] Pierre Martino explique qu’« aux environs de 1660, le nombre des relations de voyage doubla tout à coup, et que la faveur du public pour ce genre de livres ne fit que croître ensuite », Pierre Martino, L’Orient dans la littérature française au 17e siècle et au 18e siècle, Genève, Slatkine, [1906] 1970, p. 53.

[10] François Chaubet, « Histoire des mondialisations avant 1820-1840 : mondialisation archaïque et protomondialisation », François Chaubet (éd.), La mondialisation culturelle, Presses Universitaires de France, 2018, p. 9-31.

[11] Roland Pfefferkorn, « Une remontée dans le temps aux sources du capitalisme. Sur Le Premier Âge du capitalisme (1415-1763) d’Alain Bihr », La Pensée, vol. 400, n. 4, 2019, p. 113-121.

[12] « Fay moy le Cretois parmi les Cretois »,art Juste Lipse, « Lettre de Juste Lipse à Philippe de Lannoy du 3 avril 1578 (De Ratione cum fructu peregrinandi), traduite par Anthoine Brun à Lyon (1619) », dans Normand Doiron (éd.), L’art de voyager : le déplacement à l’époque classique, art. cit., p. 215.