Nadeije Laneyrie-Dagen : Nus, corps et représentations de la femme à la Renaissance

La conférence dont on lira ici le compte-rendu a eu lieu dans le cadre des manifestations organisées autour de l’exposition Cranach et son temps (Paris, Musée du Luxembourg, février-mai 2011). Sur ce sujet, on peut également consulter le parcours numérique “Représentation du nu” proposé par le musée du Luxembourg à l’occasion de cette même exposition.

À consulter également, les autres contributions publiées sur Cornucopia autour de Cranach.

 

Nadeije Laneyrie-Dagen est professeur d’Histoire de l’art à l’Ecole Normale Supérieure. Elle est notamment l’auteur de :

Lire la peinture. Dans l’intimité des oeuvres, Paris, Larousse, (2002) rééd. 2011.

Lire la peinture. Dans le secret des ateliers, Paris, Larousse, (2004) rééd. 2011.

L’invention du corps (co-auteur : Jacques Diebold), Paris, Flammarion, (1997) rééd. 2006.

L’invention de la nature : Les quatre éléments à la Renaissance ou le peintre premier savant, Paris, Flammarion, (2008) rééd. 2010.

 

Lucas CRANACH l’Ancien, « Vénus et Cupidon » (1509), L’Ermitage, St. Petersbourg (WGA).

Lucas CRANACH l’Ancien, « Vénus et Cupidon » (1509), L’Ermitage, St. Petersbourg (WGA).

 

Dès l’ouverture de sa conférence, Nadeije Laneyrie-Dagen insiste sur la particulière longévité de Cranach, né en 1472 et mort en 1553. Le peintre naît donc à une époque d’intolérance religieuse au nu et meurt alors que les lignes de cette intolérance ont changé : après les changements induits par la Réforme, c’est pour d’autres raisons que l’on est intolérant au nu, pour d’autres raisons aussi que, dans une certaine mesure, on peut en certaines circonstances le tolérer. Cette situation intermédiaire, qui place Cranach au cœur de transformations importantes, se fait évidemment sentir dans l’évolution de ses sujets et de sa manière.

De fait, si Cranach est pour nous associé à ses nus féminins, il convient de ne pas oublier que son œuvre ne se résume pas à cette veine.

Cranach, un peintre prolifique aux thèmes variés

Lucas CRANACH l'Ancien, "La stigmatisation de St François" (vers 1502), Österreichische Galerie Belvedere, Vienne (source : Web Gallery of Arts).

Lucas CRANACH l'Ancien, "La stigmatisation de St François" (v. 1502), Österreichische Galerie Belvedere, Vienne (WGA).

Ainsi, sa peinture religieuse est-elle tout aussi importante. Le nu n’est pas toujours présent dans ces toiles, et lorsqu’il l’est il ne représente pas une nudité séduisante, mais bien plutôt une nudité souffrante. Cela peut être par exemple celle du Christ en croix. Sans aller jusqu’au nu, Cranach peint également la meurtrissure des chairs, comme dans le tableau ci-contre, qui laisse à peine deviner, au travers d’un accroc de la robe de Saint-François, les souffrances physiques de sa stigmatisation. Cette toile date du début de la carrière du peintre.

Sensiblement à la même époque (1504), Cranach peint la Sainte Famille dans un décor forestier (cf. ci-dessous). Il convient de noter que cette forêt est un élément de différenciation radicale entre la peinture du Nord et la peinture italienne. En effet, quand les Italiens représentent volontiers des villes ou des paysages de campagne, les Allemands se tournent plutôt vers des forêts et des montagnes, paysages associés à l’Europe du Nord.

Lucas CRANACH l'Ancien, "Le repos pendant la fuite en Egypte", (1504), Staatliche Museen, Berlin (WGA).

Lucas CRANACH l'Ancien, "Le repos pendant la fuite en Egypte", (1504), Staatliche Museen, Berlin (WGA).

Cranach ne déroge pas à la règle et, par l’usage récurrent de ces arrière-plans sombres et/ou escarpés, indique clairement à son spectateur qu’il est un peintre allemand, s’inscrivant dans une tradition différente de celle de la Renaissance italienne, même s’il peut parfois emprunter à ces peintres du Sud certaines techniques ou motifs.

Le repos pendant la fuite d’Égypte est un bon exemple de ce mélange d’influences : si le décor est sans conteste allemand, les nus – ceux des putti – sont tout aussi indubitablement italiens. En effet, depuis 1450 la sculpture italienne représentait abondamment de telles figures.

L’on peut noter qu’ici, la nudité n’est pas souffrante, mais que nous sommes pourtant encore bien loin de ce “Cranach toute nudité dehors” qui s’est imposé à l’imaginaire contemporain, de façon obsédante mais simplificatrice.

Notons par ailleurs qu’en dehors des sujets religieux, Cranach traite au début de sa carrière certains thèmes qui peuvent paraître médiévaux. Ainsi en va-t-il du tournoi, que Cranach représente dans plusieurs gravures. On peut considérer que sur ce point Cranach s’inscrit dans la ligne des analyses que Johan Huizinga, développe dans L’Automne du Moyen Âge, (1919) : remettant en cause l’idée d’une véritable frontière qui séparerait Moyen âge et Renaissance.

Lucas CRANACH l'Ancien, "Le tournoi", (1509), Städelsches Kunstinstitut, Francfort (WGA).

Lucas CRANACH l'Ancien, "Le tournoi", (1509), Städelsches Kunstinstitut, Francfort (WGA).

Il est possible de consulter cet ouvrage en ligne ; il a été numérisé par l’Université du Québec. 

Il faut enfin évoquer les portraits de Cranach. Dès le début de sa carrière (ici en 1502), il représente ses amis humanistes réformés. Johannes Cuspinian, qui enseigne à l’Université de Vienne, est l’un d’entre eux.

On le voit ici chaudement habillé : nous sommes en Allemagne, comme l’indique là encore le paysage, et le climat est rigoureux. De nouveau, si les coloris évoquent la peinture italienne, le fond renvoie plus fondamentalement à la “germanitude” dans laquelle Cranach veille à s’inscrire. Cuspinian tient un livre dans ses mains et a le regard tourné vers les Cieux. Pour un humaniste tel que lui, ces cieux représentent sans doute à la fois la dimension religieuse (réformée) et le royaume des Idées néo-platonicien.

Lucas CRANACH l'Ancien, "Portrait du Dr. Johannes Cuspinian", (vers 1502), Collection Oskar Reinhart, Winterthur (WGA).

Lucas CRANACH l'Ancien, "Portrait du Dr. Johannes Cuspinian", (vers 1502), Collection Oskar Reinhart, Winterthur (WGA).

Pour en revenir à l’influence de la Réforme sur Cranach, signalons qu’en 1517, date officielle du début de la Réforme (voir sur ce point l’article de J. Cottin, “Cranach et le protestantisme“) la crise religieuse est particulièrement aiguë en Allemagne. C’est en effet cette année-là que les 95 thèses de Luther sont placardées sur les portes de l’église du château de Wittenberg. À cette même période, les étudiants de Luther traduisent ses thèses du latin en allemand et les diffusent. La situation est donc très tendue.

Luther et Cranach sont des amis très proches. De nombreux portraits des membres de la famille Luther sont peints par Cranach. En outre, en 1525 le peintre et sa femme sont témoins du mariage de Luther ; en 1541 ce dernier est témoin au baptême de la fille aînée de Cranach. Or le protestantisme de Luther (contrairement à celui de Calvin) n’est pas iconoclaste. Cranach continue donc à peindre, même si ce n’est plus tout à fait sur les mêmes sujets. Nous avons conservé entre 150 et 200 œuvres – tableaux ou gravures – de Cranach ou de son atelier. Sachant qu’en général 5 à 10 % seulement des œuvres de ateliers célèbres de l’époque sont parvenus jusqu’à nous (les historiens ont montré que dans les années 1570-1580, sous la pression de l’iconoclasme calviniste, 80% des tableaux ont été détruits), on peut même considérer cette production comme prolifique.

Annexe 1 / Pour aller plus loin

Pour aller plus loin sur la question de la position de Luther sur la peinture, on peut se reporter à l’article en ligne de : 

– Marion Deschamp, “Luther et ses conjoints : de quelques portraits peints du couple luthérien“, Europa moderna, revue d’histoire et d’iconologie, Pouvoirs et confessions, N°1/2010.

Nous reproduisons ici un extrait de ce texte :

“Mais on peut supposer que l’effervescence des portraits luthériens, remarquable dès le début des années 1520, est certainement la marque d’un manquement à la règle, non théorisée, mais fortement inculquée, de l’Andachtsbild luthérienne. Luther en effet, sans développer de véritable théologie de l’image unifiée et systématisée, eut plus d’une fois l’occasion de s’exprimer au sujet de sa licéité. Contre les iconoclastes de Wittenberg, auxquels il s’opposa en 1522, il postula le statut indifférent de l’image (« sie ist weder gut noch böse ») et focalisa le débat sur les usages de cette dernière : usages dévoyés, pervertis par les pratiques sacralisantes et idolâtriques catholiques. Mais « la véritable idole est dans le cœur », non dans l’image (« vera idola est in corde »). En convertissant la critique des images de leur nature à leur usage, Luther imposa donc la neutralité statutaire de celles-ci ; l’une des conséquences est la caducité de distinction entre images religieuses et profanes. Soit, par exemple, entre le portrait du Christ et celui d’un quidam. L’un comme l’autre restent des images « muettes et sourdes » comme l’écrira plus tard Calvin. Seule la pratique qui est faite de ces objets inertes est capable, en définitive, de les condamner ou de les justifier. Au cours de ses réflexions plus praxéologiques que doctrinales, le réformateur finira par donner une idée de ce qu’il comprend comme bon usage de l’image : elle doit servir « pour le regard, comme témoignage, comme souvenir, comme signe ». C’est insister sur les vertus triadiques déjà connues de l’option visuelle : mémorative, exemplaire, anagogique. Or, il semble que ce discours normatif élaboré en contexte parénétique, dépasse les réalités concrètes attachées aux portraits luthériens. Leur abondance est bien un indice de sanctification du réformateur par certains de ses partisans, comme tend aussi à le prouver l’existence de nombreuses gravures protestantes de l’époque (mais non wittenbergeoises) promptes à représenter Luther en prophète, en saint, voire en nouveau messie. Les portraits de Cranach gardent cependant leur spécificité luthérienne : Luther peut être abusivement sanctifié par ses pairs, son image, elle, ne sera jamais sainte. C’est bien dans ces espaces interstitiels entre norme (non théorisée), intention (non formulée) et pratiques (suggérées) que se meuvent les images et portraits luthériens.”

Ces éléments de contextualisation étant posés, venons-en à présent aux nus de Cranach. L’image-type de ces représentations se trouve sans doute dans l’Allégorie de la Justice, d’ailleurs utilisée pour l’affiche de l’exposition “Cranach et son temps“.

Cranach et le nu

Lucas CRANACH "L'allégorie de la Justice", (1537), Amsterdam

Lucas CRANACH "L'allégorie de la Justice", (1537), Amsterdam

Dans cette toile de 1537, on voit une très jeune femme représentée à mi-corps sur un fond noir. Ce fond, au même titre que les paysages de montagne et de forêt – sombres eux aussi – que nous avons précédemment rencontrés, constitue un blason de germanité. On reconnaît à coup sûr un tableau allemand de cette époque dans cet à-plat abstrait, qui contraste à dessein avec les décors aux couleurs claires de l’Italie, mais aussi, encore que de façon moins marquée, avec les décors flamands représentant fréquemment des végétaux.

Cette jeune femme n’est pas à proprement parler nue : d’une façon plus impudique, elle est couverte d’un voile arachnéen. Ce jeu sensuel avec la nudité sera repris quelques années plus tard par le maniérisme, autrement dit l’art bellifontain, qui représentera volontiers des femmes à leur toilette. Nadeije Laneyrie-Dagen appelle ce procédé “complexe de Poppée”.  En effet la femme de Néron, d’ailleurs représentée par les maniéristes, était réputée pour sa parure transparente.

Annexe 2 / Textes complémentaires

Maître anonyme de l'école de Fontainebleau, "Sabina Poppaea", vers 1550.

Maître anonyme de l'école de Fontainebleau, "Sabina Poppaea", vers 1550.

Sur ce sujet, voir notamment :

Jean Starobinski, “Le voile de Poppée”, in L’Oeil critique, Paris, 1961, p. 9-27.

“Obstacle et signe interposé, le voile de Poppée engendre une perfection dérobée qui, par la fuite même, exige d’être ressaisie par notre désir. Apparaît ainsi, en vertu d’interdiction opposée par l’obstacle, toute une profondeur qui se fait passer pour essentielle. La fascination émane d’une présence réelle qui nous oblige à lui préférer ce qu’elle dissimule (…). Notre regard est entraîné par le vide vertigineux qui se forme dans l’objet fascinant : un infini se creuse, dévorant l’objet réel par lequel il s’est rendu sensible.”

 

– et Montaigne, Essais, II, 15.

“Nous defendre quelque chose, c’est nous en donner envie :

nisi tu servare puellam

Incipis, incipiet desinere esse mea.

Nous l’abandonner tout à faict, c’est nous en engendrer mespris. La faute et l’abondance retombent en mesme inconvenient,

Tibi quod superest, mihi quod defit, dolet:

Le desir et la jouyssance nous mettent pareillement en peine. La rigueur des maistresses est ennuyeuse, mais l’aisance et la facilité l’est, à dire verité, encores plus: d’autant que le mescontentement et la cholere naissent de l’estimation en quoy nous avons la chose desirée, éguisent l’amour et le reschauffent; mais la satieté engendre le dégoust: c’est une passion mousse, hebetée, lasse et endormie.

Si qua volet regnare diu, contemnat amantem:

contemnite, amantes,

Sic hodie veniet si qua negavit heri.

Pourquoy inventa Poppaea de masquer les beautez de son visage, que pour les rencherir à ses amans? Pourquoy a l’on voylé jusques au dessoubs des talons ces beautez que chacune desire montrer, que chacun desire voir? Pourquoy couvrent elles de tant d’empeschemens les uns sur les autres les parties où loge principallement nostre desir et le leur? Et à quoy servent ces gros bastions, dequoy les nostres viennent d’armer leurs flancs, qu’à lurrer nostre appetit et nous attirer à elles en nous esloignant?

Et fugit ad salices, et se cupit ante videri.

Interdum tunica duxit operta moram.

A quoy sert l’art de cette honte virginalle? cette froideur rassise, cette contenance severe, cette profession d’ignorance des choses qu’elles sçavent mieux que nous qui les en instruisons, qu’à nous accroistre le desir de vaincre, gourmander et fouler à nostre appetit toute cette ceremonie et ces obstacles? Car il y a non seulement du plaisir, mais de la gloire encore, d’affolir et desbaucher cette molle douceur et cette pudeur enfantine, et de ranger à la mercy de nostre ardeur une gravité fiere et magistrale: C’est gloire, disent-ils, de triompher de la rigueur, de la modestie, de la chasteté et de la temperance; et qui desconseille aux Dames ces parties là, il les trahit et soy-mesmes. Il faut croire que le coeur leur fremit d’effroy, que le son de nos mots blesse la pureté de leurs oreilles, qu’elles nous en haissent et s’accordent à nostre importunité d’une force forcée. La beauté, toute puissante qu’elle est, n’a pas dequoy se faire savourer sans cette entremise.”

 

Lucas CRANACH l'Ancien, "Vénus debout dans un paysage", (1529), Musée du Louvre, Paris (WGA)

Lucas CRANACH l'Ancien, "Vénus debout dans un paysage", (1529), Musée du Louvre, Paris (WGA)

On note que les nus féminins de Cranach sont caractérisés non seulement par le port récurrent de ce voile transparent et le fond sombre marqueur de germanité (également utilisés dans la Vénus ci-contre) mais aussi par une carnation parfaite assez peu réaliste. Il faut d’abord penser que les maladies de peau étaient fréquentes à une époque où l’on craignait, non sans raison d’ailleurs, l’eau. Dans ses essais Le propre et le sale (Seuil, 1985) et Le sain et le malsain (Seuil, 1993) Georges Vigarello a bien mis en évidence la façon dont on envisageait l’hygiène corporelle à la Renaissance. On pourrait toutefois comprendre que Cranach embellisse sur ce point d’éventuels modèles et gomme les défauts dermatologiques patents. Toutefois, il convient de remarquer que la peau de ces jeunes femmes ne porte pas le moindre grain de beauté susceptible de les particulariser. Leur peau parfaite fait donc d’elles des types plus que de véritables femmes.

Le blanc et le rouge pour des figures érotiques

En outre, la carnation diaphane est mise en valeur par la façon dont les corps féminins sont apprêtés. Il ne s’agit nullement d’une nudité brute ou “naturiste”, mais tout au contraire de celle d’une femme qui veut séduire. Ainsi les femmes nues de Cranach portent-elles, de façon assez surprenante, de grands chapeaux ou encore de riches bijoux. Souvent les tons de ces accessoires sont rouges et or.

Lucas CRANACH "L'allégorie de la Justice", (1537), Amsterdam

Lucas CRANACH "L'allégorie de la Justice", (1537), Amsterdam

En effet ces couleurs chaudes mettent en valeur la chair pâle de corps à peine incarnés : certes, aucune veine n’est montrée, mais le rouge de la parure qui se relète sur la peau permet de créer l’illusion de la vie à partir d’une carnation qui ne donnerait pas cette impression par elle-même. Dans l’Allégorie de la Justice précédemment évoquée, les colliers, la résille tenant la chevelure, le pommeau de l’épée et la balance sont tous dans ces mêmes tons et font bien cet office. La redondance des formes circulaires – celles de la joue, plus largement du visage et des colliers – renforce également l’impression d’unité harmonieuse dégagée par la combinaison du corps et de la parure : l’un ne semble pas devoir aller sans l’autre.

On est en outre frappé par l’absence de gestes déplacés de ces femmes, aussi bien de gestes impudiques que de gestes trop pudiques – dissimuler par exemple la poitrine ou le sexe d’une main, procédé qui en réalité souligne la nudité. Ces femmes paraissent libres. On peut se demander ce qu’elles font ainsi, nues dans un espace irréel (comme La Justice) ou la nature (comme Vénus).

Lucas CRANACH l'Ancien, "Vénus debout dans un paysage", (détail), 1529 (WGA)

Lucas CRANACH l'Ancien, "Vénus debout dans un paysage", (détail), 1529 (WGA)

Sur un plan pictural, le fond noir ou sylvestre permet de mettre encore plus en valeur la pâleur des corps féminins. Or la pâleur est un véritable objet de désir à la Renaissance. On sait en effet, notamment grâce aux travaux de Pascal Ory, (cf. L’Invention du bronzage. Essai d’une histoire culturelle, éd. Complexes, 2008) que la clarté du teint est un signe de beauté lorsqu’elle est, comme au XVIe siècle, l’apanage des catégories les plus élevées de la société. Le hâle était le propre des paysannes, exposées au soleil pendant leur travaux aux champs, tandis que les dames de la bourgeoisie ou de la noblesse pouvaient préserver leur peau. À l’inverse, à l’époque contemporaine où les travailleuses se tiennent la majeure partie du temps dans des bureaux, le bronzage est associé aux catégories aisées qui peuvent par exemple se permettre de voyager vers des destinations ensoleillées quand les autres travaillent.

Que nous dit donc cette pâleur si frappante dans les toiles de Cranach,  contrastant avec les fonds sombres et renforcée par l’emploi du rouge (rousseur des cheveux, or intense des accessoires), couleur qui est restée sulfureuse bien au-delà du XVIe siècle (que l’on pense à Nana de Zola ou au Lys dans la vallée de Balzac par exemple) ?

Elle nous rappelle que ces toiles, que nous avons pris l’habitude de voir dans des musées, sont avant tout des œuvres intensément érotiques. Pour en prendre la juste mesure, souvenons-nous qu’à cette même époque Philippe II détenait dans ses appartements privés des nus de Titien qu’il faisait couvrir lorsqu’il recevait sa femme.

Annexe 3 / Textes complémentaires suggérés par Nadeije Laneyrie-Dagen

Extrait de Nana :

“Nana avait gardé son rire, qui éclairait sa petite bouche rouge et luisait dans ses grands yeux, d’un bleu très clair. A certains vers un peu vifs, une friandise retroussait son nez dont les ailes roses battaient, pendant qu’une flamme passait sur ses joues. Elle continuait à se balancer, ne sachant faire que ça. Et on ne trouvait plus ça vilain du tout, au contraire; les hommes braquaient leurs jumelles. Comme elle terminait le couplet, la voix lui manqua complètement, elle comprit qu’elle n’irait jamais au bout. Alors, sans s’inquiéter, elle donna un coup de hanche qui dessina une rondeur sous la mince tunique, tandis que, la taille pliée, la gorge renversée, elle tendait les bras. Des applaudissements éclatèrent. Tout de suite, elle s’était tournée, remontant, faisant voir sa nuque où des cheveux roux mettaient comme une toison de bête; et les applaudissements devinrent furieux.”

 

Extrait du Lys dans la vallée : 

“Du sein de ce prolixe torrent d’amour qui déborde, s’élance un magnifique double pavot rouge accompagné de ses glands prêts à s’ouvrir, déployant les flammèches de son incendie au-dessus des jasmins étoilés et dominant la pluie incessante du pollen, beau nuage qui papillote dans l’air en reflétant le jour dans ses mille parcelles luisantes ! Quelle femme enivrée par la senteur d’Aphrodise cachée dans la flouve, ne comprendra ce luxe d’idées soumises, cette blanche tendresse troublée par des mouvements indomptés, et ce rouge désir de l’amour qui demande un bonheur refusé dans les luttes cent fois recommencées de la passion contenue, infatigable, éternelle ?”

 

Voir aussi sur ce roman balzacien : Jean Gaudon, « Le Rouge et le blanc : Notes sur Le Lys dans la vallée », Balzac and the Nineteenth Century: Studies in French Literature Presented to Herbert J. Huntp. 71-78, Leicester, Leicester U.P., 1972.

Lucas CRANACH l’Ancien, « La pénitence de Saint Jean Chrysostome », (détail), 1509, Museum Purchase (WGA).

Lucas CRANACH l’Ancien, « La pénitence de Saint Jean Chrysostome », (détail), 1509, Museum Purchase (WGA).

 

Toutefois, il faut bien se garder de considérer que tous les nus de Cranach dénotent de façon équivalente érotisme et séduction. Ainsi dans une gravure représentant Marcus Curtius sombrant avec son cheval dans l’abîme et sauvant par son sacrifice la civilisation romaine, les nus renvoient seulement à l’héritage romain, tandis qu’un château en arrière-plan fait office de marqueur germanique : ainsi l’image nous engage-t-elle à voir dans l’Allemagne moderne une Rome germanique.

Au sein même des nus érotiques, tous ne sont pas interchangeables. Si Judith, dans sa rousseur, dénote le désir, Dalila évoque plutôt une castration symbolique et Lucrèce associe Eros et Thanatos. Dans le cas de la gravure ci-dessus, représentant Saint-Jean Chrysosthome réduit à l’état sauvage, la nudité prend une valeur bestiale : Jean a séduit une femme, ici au premier plan, et lui a fait un enfant que l’on voit entre ses jambes. Son désir l’ayant animalisé, il est quant à lui représenté en arrière-plan de la gravure (voir l’encart), nu et à quatre pattes.

 

 

 

Des femmes individualisées – et charnelles – aux femmes types – et éthérées

Lucas CRANACH l’Ancien, « Vénus et Cupidon » (1509), L’Ermitage, St. Petersbourg (WGA).

Lucas CRANACH l’Ancien, « Vénus et Cupidon » (1509), L’Ermitage, St. Petersbourg (WGA).

 

Parmi les nus féminins à valeur érotique de Cranach, on observe une évolution au cours de sa carrière. A ses débuts, il semble peindre des modèles réels, bien caractérisés, pour peu à peu se diriger vers la représentation de femmes moins individuées. Ainsi, en 1509, la Vénus reproduite ci-contre a-t-elle un corps de femme épanoui (qui contraste avec le corps juvénile de l’allégorie de la Justice) et un visage aux traits marqués. Seul le cadre est abstrait, avec son fond noir et son sol qui semble n’aboutir sur rien. Vénus se dresse dans toute son intensité physique sur ce socle qui n’en est pas un. Cranach peint là le premier nu grandeur nature de l’histoire de la peinture du Nord. Cette femme regarde le spectateur dans tout son poids de chair, ce qui la rend provocante. Elle semble gardée par Cupidon, “sale petit enfant” qui, selon N. Laneyrie-Dagen, paraît interdire aux hommes l’accès à sa mère.

Si l’on compare cette femme à une autre Vénus célèbre, celle de Botticelli en 1483, on peut en tirer des enseignements intéressants. Tout d’abord, on remarque qu’au début de sa carrière Cranach respecte encore le traité d’Alberti (De pictura, 1435), prescrivant que la chevelure des personnages féminins soit en mouvement. C’est plus tard seulement qu’il adoptera les coiffures très rangées qui le caractérise.

À gauche : CRANACH, "Vénus et Cupidon" (détail) ; à droite : BOTTICELLI, "La Naissance de Vénus" (vers 1485), Galerie des Offices, Florence (WGA).

À gauche : CRANACH, "Vénus et Cupidon" (détail) ; à droite : BOTTICELLI, "La Naissance de Vénus" (vers 1485), Galerie des Offices, Florence (WGA).

 

Mais, surtout, ces deux Vénus n’ont pas la même valeur. Celle de Botticelli est anadyomène, c’est-à-dire qu’elle est représentée au moment de sa naissance, dans sa pureté virginale. Les tons clairs et l’expression de son visage soulignent cet aspect. En revanche la Vénus de Cranach, avec ses paupières lourdes, son regard cerné et ses traits de femme mûre, paraît plus dangereuse : c’est bien là une femme dans toute la puissance charnelle de son érotisme.

Lucas CRANACH l'Ancien, "Nymphe allongée" (1530-34), Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid (WGA).

Lucas CRANACH l'Ancien, "Nymphe allongée" (1530-34), Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid (WGA).

Si l’on s’intéresse à présent aux nymphes allongées qu’a peintes Cranach, et notamment à celle qui est reproduite ci-contre, on perçoit à la fois ce que le peintre doit à ses modèles et les transformations qu’il opère. Tout d’abord, c’est une nymphe et non pas Vénus qu’il peint ainsi. Or les perdrix qui sont près d’elle renvoient pourtant à la déesse (cf. sur ce point les analyses d’Yves Hersant) et Giorgione (un peu plus tôt) ou Titien (sensiblement à la même époque que Cranach) peignent quant à eux des Vénus dans cette même posture.

LE TITIEN, "La Vénus d'Urbino", (avant 1538), Galerie des offices, Florence (WGA).

LE TITIEN, "La Vénus d'Urbino", (avant 1538), Galerie des offices, Florence (WGA).

En outre, alors que Le Titien place sa Vénus sur un lit, dans un intérieur, ou que Giorgione l’installe dans un paysage italien, Cranach opte pour un de ses décors allemands. Il conserve toutefois le coussin rouge que l’on retrouve systématiquement associé à ces femmes allongées et nues.

Pourquoi Cranach préfère-t-il la figure de la nymphe à celle de Vénus ? C’est sans doute parce que les nymphes, pour les Allemands, représentent des esprits des forêts.

GIORGIONE, "Vénus endormie", (vers 1510), Gemäldegalerie, Dresde (WGA.

GIORGIONE, "Vénus endormie", (vers 1510), Gemäldegalerie, Dresde (WGA.

Alors que chez Giorgione, par exemple, la Vénus endormie semble innocente et inoffensive, la nymphe de Cranach est dans le même temps séduisante et inquiétante. Un cartouche, au-dessus d’elle intime l’ordre au spectateur de ne pas la réveiller. Or, précisément, elle est en train d’ouvrir les yeux et ce réveil peut être lourd de menaces.

Lucas CRANACH l'Ancien, "Nymphe allongée", 1530-34, (détail), Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid.

Lucas CRANACH l'Ancien, "Nymphe allongée", 1530-34, (détail), Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid.

Ainsi, Cranach s’inscrit-il dans un véritable trajet de l’évolution de la valeur des nus féminins de la Renaissance. Si l’on replace ces tableaux dans leur ordre chronologique (cf. la galerie d’images ci-dessous. Il faut cliquer sur le triangle pour voir se succéder ces différentes étapes), on constate en effet que Giorgione représente une femme endormie très douce, alors que Cranach introduit l’ombre du danger, et que Le Titien propose une femme qui nous regarde de façon provocante. Sa Vénus, déjà, tient plus de la courtisane que de la déesse. Jean Cousin, en 1550, peint quant à lui une Eva prima pandora libre de son corps qui repose orgueilleusement entre la boîte de Pandore et un crâne. Elle est celle par qui la mort arrive. Au XIXe siècle, Claude Manet représente pour sa part une Olympia provocante, qui n’a plus rien de divin mais qui, allongée sur un divan et regardant le spectateur, est l’héritière directe de ces Vénus et nymphes attirantes mais de plus en plus dangereuses.

Cette ambivalence du corps féminin peut être mise en relation avec celle de l’amour, que représente notamment Le Titien dans son tableau allégorique Amour sacré, amour profane. Contre toute attente, l’amour sacré est représenté, à droite, par la femme nue, et l’amour profane à gauche par celle qui est vêtue. Ce dernier personnage signale que l’amour peut-être et profane et digne. C’est en réalité au centre du tableau, sur le puits, qu’est évoqué l’amour ferox, qui doit être flagellé. La complexité du désir se trouve ainsi soulignée.

LE TITIEN, "Amour sacré, amour profane", (1514), Galleria Borghese, Rome (WGA).

LE TITIEN, "Amour sacré, amour profane", (1514), Galleria Borghese, Rome (WGA).

Pour revenir à Cranach, on constate donc qu’il oscille, dans ses représentations de nus féminins, entre innocence juvénile et féminité dangereuse, entre lourdeur et grâce.

Lucas CRANACH l'Ancien, "Vénus et Cupidon", (1506), Staatliche Museen, Berlin (WGA).

Lucas CRANACH l'Ancien, "Vénus et Cupidon", (1506), Staatliche Museen, Berlin (WGA).

 

Dans la gravure colorée reproduite ci-contre (gravure à deux plaques, procédé que Cranach invente peut-être ou tout au moins popularise), nous sommes bien loin des corps graciles à peine pubères des nus que nous avons tendance à associer à la manière du peintre allemand. Sans doute cette Vénus a-t-elle, comme celle de 1509 conservée à Saint-Pétersbourg, une “vraie” femme pour modèle. Au fil des années, on constate dans le même temps un allègement des formes et une perte d’individuation des figures féminines, tant dans leur silhouette que dans les traits de leurs visages, comme le montrent les détails reproduits ci-dessous.

Dans cette évolution du peintre, la tension entre les deux pôles représentés par la femme – dangerosité, péché, tentation ouvrant sur la crainte de la damnation d’une part et grâce infinie, pureté, légèreté d’autre part – demeure perceptible.

Claire Sicard.

À gauche : CRANACH, "Vénus et Cupidon", 1509 (détail) ; à droite : CRANACH, "L'Allégorie de la Justice", 1537 (WGA).

À gauche : CRANACH, "Vénus et Cupidon", 1509 (détail) ; à droite : CRANACH, "L'Allégorie de la Justice", 1537 (WGA).