Introduction “Viol et ravissement” (4 juin 2013)
L’équipe du Verger IV vous propose une petite introduction qui vous permettra d’embrasser d’un coup d’œil les fleurs qui composent ce quatrième bouquet.
A l’heure, quant il veit toutes ses inventions et effortz estre tournés en riens, comme ung homme furieux et non seullement hors de conscience, mais de raison naturelle, luy meit la main soubz la robbe, et tout ce qu’il peut toucher des ongles esgratina en telle fureur, que la pauvre fille, en cryant bien fort, de tout son hault tumba à terre, toute esvanouye.
Marguerite de Navarre, Heptameron [1]
Il finit par trouver la chambre où Thalie reposait toujours ensorcelée, et, croyant qu’elle dormait, il la héla ; mais il eut beau secouer et appeler, elle ne se réveillait pas, et soudain embrasé par les beautés de la dormeuse, il se saisit de cette proie légère et la porta sur un lit où il cueillit les doux fruits de l’amour. Sur quoi, l’abandonnant à son sommeil, il s’en retourna dans son royaume, où il enfouit pour un long temps son aventure dans les profondeurs de sa mémoire.
Giambattista Basile, Lo Conto de li cunti [2]
Poétisé et sublimé ou violemment réaliste, le viol, tel qu’il est représenté à la Renaissance dans les œuvres littéraires ou plastiques, fait l’objet de traitements contrastés. Ce quatrième numéro du Verger se propose donc d’engager une réflexion sur le thème « Viol et ravissement », titre-double dont la polysémie permet d’embrasser les nombreux paradoxes de la notion.
En effet, la Renaissance voit apparaître les prémices d’une réflexion juridique sur le viol, qui sera par la suite défini sans ambiguïté comme un crime. Toutefois, cet acte violent reste alors largement impuni et les victimes, surtout lorsqu’elles sont de basse extraction, prennent rarement la peine de le dénoncer, comme en témoigne la pauvreté des sources légales sur le sujet.
L’époque constitue une période charnière où le viol est tantôt encore considéré comme un loisir aristocratique, tantôt comme un crime à condamner. L’absence de définition juridique précise ne doit cependant pas masquer l’existence et même l’omniprésence du viol dans la société de la Renaissance. Ce type d’agression est tristement courant et s’inscrit dans un contexte de violences accrues, en particulier au moment des affrontements religieux.
Les arts, qui n’ont pas attendu la Renaissance pour s’emparer de ce motif, sont marqués par un foisonnement des représentations de viols, que ce soit dans la poésie de la Pléiade, le théâtre élisabéthain, les histoires tragiques, les tableaux et les sculptures de rapts mythologiques. Néanmoins, ces évocations artistiques du viol prennent des formes extrêmement variées, tout-à-fait différentes de la perception que nous pouvons aujourd’hui avoir de ce crime. Aussi avons nous choisi d’attirer plus précisément l’attention sur le viol dans son rapport au ravissement. Rappelons que les deux termes sont étymologiquement liés à partir du verbe latin rapere (« saisir ») : ainsi, le terme anglais rape se rapportait autrefois à un enlèvement et désigne aujourd’hui un viol. La notion de ravissement est elle-même convoquée dans sa polysémie, du rapt à la jouissance mystique, en passant par la sublimation esthétique de la violence sexuelle. La confrontation de ces deux notions nous a semblé être un moyen efficace de prendre la mesure de ces nombreuses représentations du viol à la Renaissance et des interprétations diverses que nous pouvons leur donner. Afin de saisir la pluralité de ces notions de viol et de ravissement, nous avons encouragé des études diachroniques larges, ainsi que les articles qui se proposaient de mettre en rapport les représentations artistiques avec la réalité des violences subies par les sociétés.
Un premier groupe d’article s’est intéressé à la figure emblématique de Lucrèce, et aux nouvelles discussions et interprétations de son viol par le fils de Tarquin qui se font jour à la Renaissance. Nadège Fadili Leclerc analyse la remise en cause du statut d’exemplum virtutis que le personnage subit à la Renaissance : la question du plaisir que la matrone aurait peut-être éprouvé durant son viol invite à une démythification du modèle, chez les lettrés comme chez les peintres. Audrey Gilles-Chikhaoui poursuit cette réflexion en s’appuyant sur trois textes de Lorenzo Valla, Castiglione et Marguerite de Navarre, qui dialoguent avec l’idée d’un souvenir à conter ou à effacer, replaçant alors l’écriture du viol et la considération de la volupté féminine dans le cadre de la « Querelle des femmes ».
Les auteurs de la Renaissance vont également chercher leurs modèles antiques de viol dans la mythologie : l’œuvre poétique d’Amadis Jamyn, secrétaire de Ronsard, est ainsi évoquée par Annick MacAskill à travers la figure de Philomèle, deux fois convoquée de manière contrastée par le poète qui rapproche ainsi la notion de viol de deux situations distinctes, le mariage sous contrainte et le ravissement amoureux. Dans « Psyché alanguie : promesses de ravissement et menaces de viol dans le sommeil à la Renaissance », Marina Seretti s’intéresse quant à elle aux différentes représentations du mythe de Psyché à travers un vaste corpus littéraire et plastique.
Deux articles développent une réflexion sur les paradoxes de la représentation du viol et du ravissement sur la scène de théâtre : Céline Fournial étudie la variété des traitements de ces deux notions, dans les différents genres (tragi-comédie et tragédie) et dans une perspective diachronique qui envisage les limites de la représentation dramatique du « théâtre de la cruauté ». Heather Kirk nous propose une analyse de détail du thème du viol dans deux pièces d’Alexandre Hardy, la tragédie Scédase, ou l’Hospitalité violée et la tragi-comédie La Force du sang.
Les rapports entre représentations artistiques et réflexions judiciaires sont au centre de l’article de Danielle Haase-Dubosc, qui analyse la manière dont l’Armide de la Jérusalem libérée de Torquato Tasso a pu toucher et influencer les juges français du dix-septième siècle lorsqu’ils avaient à décider du sort de femmes accusées du rapt de séduction.
Enfin, deux articles se sont intéressés à la notion particulière du viol démoniaque : Guillaume Garnier se propose d’analyser le viol onirique par des incubes et succubes aux XVIe et XVIIe siècles comme un crime sexuel « classique », puisque c’est ainsi qu’il est perçu par les inquisiteurs de l’époque. Partant du constat que le rituel du sabbat des sorcières devient ouvertement sadique à la fin du XVIe siècle, « Violée par le diable » de Marianne Closson clôt notre numéro par l’analyse du motif du coït forcé avec le démon, qui permet de mettre à jour certains fantasmes révélateurs de l’image de la femme à cette époque.
Nous vous souhaitons une bonne lecture.
Aurélia Tamburini, pour l’équipe du Verger IV.
[1] Marguerite de Navarre, Heptameron [ms 1512], éd. Michel François, Paris, Classiques Garnier, 1943, III, 22, p. 178-179.
[2] Giambattista Basile, Lo Cunto de li cunti [1634-36], traduction Françoise Decroisette, Le Conte des contes, Belval, Circé, 1995, V, 5 : « Soleil, Lune et Thalie », p. 430. Le texte original est en napolitain : “All’utemo arrivaie a la cammara dove steva Talia comme ‘ncantata, che vista da lo re, credennose che dormesse, la chiammaie; ma, non revenenno pe quanto facesse e gridasse e pigliato de caudo de chelle bellezze, portatola de pesole a no lietto ne couze li frutte d’ammore e, lassatola corcata, se ne tornaie a lo regno suio, dove non se allecordaie pe no piezzo de chesto che l’era socciesso.” (éd. Michele Rak, Milano, Garzanti, [1986] 1999, p. 946).
Pour consulter le sommaire du bouquet du Verger consacré à “Viol et ravissement”, on peut se reporter ici.