« Rome à Westeros : éléments d’historiographie des religions romaines dans A Song of Ice and Fire de George R. R. Martin.»

Maureen Attali (Université Paris Sorbonne)

Couverture américaine des cinq livres (source : wikipedia)

Couverture américaine des cinq livres (source : wikipedia)

A Song of Ice and Fire peut être lu comme la chronique d’un pays déchiré, qui bascule dans un conflit religieux. Dans ce monde inventé par George R. R. Martin, Il y a une multiplicité de religions. M. Attalien reste aux religions de Westeros, excluant ainsi les religions des îles. Deux religionsy cohabitent, la Old Faith, devenue minoritaire, indigène, et la New Faith, allogène, devenue majoritaire. Il faut noter que les différences religieuses ne recoupent pas les différences culturelles. Au début, tous cohabitent en paix. Des troubles politiques entraînent une radicalisation. Une troisième religion venue de l’Est, à dieu unique (R’hllor), arrive. La politique et la religion sont mêlées dans un conflit de grande ampleur. L’idée d’un monde polythéiste et multi-religieux troublé par un monothéisme et une montée des religions n’est pas sans rappeler Rome face à l’émergence du christianisme. Peut-on identifier les différentes religions de Westeros avec ce qui s’est passé à Rome ? Quels sont les liens avec le modèle romain, et qu’est-ce que ça nous dit sur les connaissances de l’auteur sur l’histoire ? Les trois religions sont envisagées successivement pendant la communication.

I. La Old Faith

Blason de la Maison Stark (source : wikipedia)

Blason de la Maison Stark (source : wikipedia)

C’est la religion traditionnelle de la famille Stark au Nord et des Wildlings, qui sont ennemis. Dans le livre I, 2, on voit les lieux sacrés correspondant à cette foi, qui sont des bosquets d’arbres aux feuilles rouges et à l’écorce blanche, avec des sculptures. Ces lieux transcendent le temps et l’espace. Il n’y a pas de temple, le culte se fait en pleine nature. Cela rappelle la religion des Celtes dont parle Lucain dans la Pharsale, qui reprend la vulgate des Latins sur la religion des Gaulois. Mais il s’agit d’une vision erronée, car la source de cette vulgate, c’est César, que ces questions n’intéressent pas. On a longtemps cru que la religion des Celtes était ainsi faite, mais des découvertes archéologiques récentes montrent qu’en réalité, il y avait des bâtiments. Chez G. R. R. Martin, il n’y a pas de prophètes, pas de saints, pas de clergés, mais les pères de famille sont les gardiens des rites : c’est une originalité de l’auteur, car le culte public a toujours existé.

un Weirwood (Barral dans la traduction française) (source : http://www.lagardedenuit.com/)

un Weirwood (Barral dans la traduction française) (source : http://www.lagardedenuit.com/)

En tout cas, cela pose des questions de théologie. Il y a une double conception du divin. Qui sont les dieux et où sont-ils ? Weirwood, est-ce un dieu ou un lieu ? La conception de la divinité est mouvante, capable de s’adapter à différents publics (on laisse croire aux gens ce qu’ils veulent), ce qui est comparable aux pratiques romaines. Les dieux sont abstraits, c’est une sorte d’animisme panthéiste. Or, pendant longtemps, les Celtes avaient des divinités sans forme humaine, c’est venu plus tard, avec les Romains. Il y a des liens avec les lieux naturels, tout à coup il y a une irruption d’énergie surnaturelle.

L’ancienne religion romaine était conçue par les érudits du XIXe siècle comme une religion panthéiste également. On pensait que la forme qu’on connaît à la religion romaine est venue sous l’influence des Grecs. La religion originelle était censément pure, saine, sans éléments allogènes : les jugements de valeur sont très présents. Les personnages positifs sont des fidèles de la Old Faith, ils ne sont pas hypocrites, contrairement aux autres.

En fait, en reprenant l’image d’un culte celte sans sanctuaire et d’une religion romaine panthéiste, G. R. R. Martin semble se faire l’écho d’analyses datant des années 1970 et abandonnées par la culture savantes aujourd’hui.

II. La New Faith

Elle est majoritaire au début de l’histoire, mais allogène. C’est une religion qui a sept dieux (3 femmes – Mother, Crone, Maiden – 3 hommes – Father, Smith, Warrior – et une divinité sans genre, Stranger). Ils ont des mythes, écrits dans des livres. Chaque livre est consacré à un dieu. Les fidèles prient l’un des dieux en fonction du contexte, quand sa fonction les concerne. Quand on part en guerre, on invoque Warrior, quand on accouche, mais aussi autrement (en tant que femmes qui ont ou auront des enfants) on prie Mother et ainsi de suite. Il y a des thématiques spécifiques : le Maidenday ne concerne que les jeunes filles. Les dieux de la New Faith ont des noms, des épiclèses, qui suffisent d’ailleurs à y faire référence.

La liturgie de la New Faith est plus proche du catholicisme du Moyen Âge, bien que les femmes puissent officier, puisqu’on y fait usage de bougies, qu’il y a un clergé unifié avec différents ordres (séculiers et réguliers), qu’il y a un système rappelant le rachat par confession et la papauté. Cependant, dans la New Faith, la pratique se distingue totalement de la foi. Il faut accomplir le rite, même si on n’y croit pas. Le point de vue des nobles est celui-ci : Davos (bien qu’il ne soit pas noble : c’est un contrebandier) dit que les dieux, ça ne veut rien dire pour lui, mais quand sa femme est enceinte, il fait une offrande à Mother (Livre II). On touche là à la définition de la religion romaine classique, où faire, c’est croire.

La théologie est double, à savoir, savante et populaire. La problème de l’unicité du divin est posé, puisque les sept dieux sont un. Dans le livre II, Catlyn disait rapidement son point de vue à ce sujet. Dans A Feast for Crows (New-York, Bantam, mass market paperback, 2006, p. 527), Meribald explique à Brienne que le concept d’unicité est trop compliqué pour les gens, c’est pourquoi on l’a divisée en sept dieux. Les nobles peuvent penser l’unicité, mais pas le peuple. Cela est à mettre en parallèle avec Platon, dans un passage de la République (II, 381b sq.) qui débat de la question de l’unicité du divin. Y a-t-il un lien avec la Trinité ?

Tout cela évolue vers une émergence du mysticisme, car c’est une religion peu satisfaisante. Quand Jaime rend visite à son cousin Lancel,il le trouve très pieu puisqu’il s’inflige par exemple des jeûnes etc. (dans A Feast for Crows, New-York, Bantam, mass market paperback, 2006, p. 649-654). Il rejette ses biens matériels et le mariage qu’il vient de contracter. Le mysticisme met en danger l’ordre social : c’est le reproche qu’on faisait aux religions orientales et au christianisme à partir du IIe siècle (M. Attali cite un passage des Actes de Paul à l’appui, sur Thècle qui refuse de se marier avec Thamirys et l’influence de Paul dans ce refus).

Mais cette idée d’un mysticisme qui vient remplir des vides est un cliché daté, car en fait, la religion païenne polythéiste a perduré jusqu’au VIe siècle au moins, alors qu’elle était interdite depuis trois siècles. Il n’y a pas eu de désaffection telle pour les religions païennes. De plus, là encore, il y a un jugement de valeur intéressant : les personnages fidèles de la New Faith sont négatifs, hypocrites. C’est le reflet d’une historiographie révolue.

III. La culte de R’hllor

Mélisandre (source : wikipédia).

Mélisandre (source : wikipédia).

C’est un culte à un dieu unique, venu d’Orient. Il se diffuse via des apôtres [cependant, elle est appelée “sorcière” et jamais “apôtre”], comme Mélisandre. L’élément décisif de l’implantation de ce culte à Westeros est la conversion d’un prétendant au trône (dans A Clash of Kings,« Davos », New-York, Bantam, mass market paperback, 2000, p. 162-164), Stannis. Dans le passage, personne ne parle de foi ni de croyance. Il en va de même dans le chapitre 27 de la Vie de Constantind’Eusèbe de Césarée, qui raconte la conversion de Constantin avant sa bataille contre Maxence. Stannis et Constantin ont en commun qu’ils sont en position de faiblesse, ils cherchent le dieu le plus fort, cherchent à se le concilier, par pragmatisme.

Au niveau de la théologie, il s’agit d’une religion révélée par des livres saints, on attend la deuxième parousie d’un Messie, Azor Ahai qui a sauvé le monde déjà une fois, en trempant une épée dans le sang d’un lion et dans celui de sa femme (dans A Clash of Kings, « Davos », New-York, Bantam,mass market paperback, 2000, p. 154-155). Dans le culte de Mythra, c’est le sang du taureau répandu qui sauve le monde. L’idée de salut est importante (la religion mythriaque est très débattue aujourd’hui). Deux Red Priests présentent leurs candidats comme Azor Ahai reborn.R’hllor est un dieu de lumière, de feu, thèmes qui sont très importants dans le christianisme et dans le mythraïsme. L’existence de Satan est à mettre en parallèle avec celle de Zombies.

Le culte àun dieu unique de lumière s’incarne dans des pratiques cultuelles avec du feu, qui font intervenir des sacrifices humains. Dans A Dance with Dragons, des soldats de Stannis sont brûlés vifs en l’honneur de R’hllor parce qu’ils ont consommé de la chair humaine à bout de faim. L’accusation de sacrifices humains a souvent été utilisée contre les religions étrangères. Les chrétiens s’en défendent. L’immolation par le feu a des précédents anciens : Pérégrinus, polythéiste puis chrétien puis philosophe cynique, s’est jeté dans un feu à Olympie pour prouver qu’il était un dieu. Mais c’était un sacrifice volontaire, alors qu’ici ça n’est pas le cas. Mais dans les deux cas, c’est spectaculaire au sens propre, on assiste au supplice (dans A Dance with Dragons). Cela rappelle les martyres chrétiens, liés à la civilisation du spectacle à Rome. C’est aussi mettre en avant l’idée que la religion se diffuse par le spectacle. Le pouvoir de réaliser un miracle y participe. Il y a des miracles dans le cycle : par exemple, Thoros ramène Lord Beric à la vie (dans A Storm of Swords, « Arya », New-York, Bantam,mass market paperback, 2003, p. 535-537). Le rôle de Mélisandre est important aussi. Il est à rapprocher du rôle qu’on prêtait aux prêtresses dans les cultes à mystères dans les années 1990, rôle qui est nuancé à présent.

L’opposition au culte de R’hllor s’incarne dans la fidélité aux coutumes des ancêtres. Pourmettre fin aux coutumes des ancêtres, inversement, les fidèles de R’hllor mettent en scène des événements chocs, comme la destruction des idoles (dans A Clash of Kings, « Davos », New-York, Bantam, mass market paperback, 2000, p. 145-146), ce qui a été fait par les Chrétiens contre les idoles païennes (M. Attali met un passage de Ruffin d’Aquilée, tiré d’Histoire ecclésiastique, II, 23, en parallèle).

Conclusion : pourquoi ce modèle d’Empire romain chez G. R. R. Martin ? La référence à l’univers médiévaltendait à s’épuiser, d’où le besoin de la renouveler. En plus, le lien entre religion et culture n’existait pas au MoyenÂge (que ce lien montre une adéquation ou une inadéquation entre appartenance religieuse et culturelle). Il s’agit de crédibiliser l’histoire en ayant des modèles anciens. Le roman prend ses sources dans une histoire des idées et de la diffusion des idées.

L’une des questions posées porte sur la vision datée dont parlait M. Attali. Cette vision datée, doit-on dire qu’elle est assumée, que l’auteur connaissait une historiographie plus récente qu’il aurait délibérément écartée, ou pas ? La réponse n’est pas évidente. Le Trône de Fer étant une production déjà ancienne, les découvertes ont pu avoir lieu entre-temps.

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Voici plusieurs liens pour mieux comprendre le monde du Trône de Fer : sur les Anciens dieux et leur religion, sur la religion des Sept, sur R’hllor et sa religion, sur les personnages, sur la flore et les Weirwoods.

 

Compte-rendu par Anne Debrosse, 18 juin 2012