Aventurières de Dieu sous le regard des clercs : la Querelle des femmes dans l’Église du XVe s. entre Angleterre, France et Pays-Bas

Juliette Dor et Marie-Élisabeth Henneau (Université de Liège)

Le contexte historique est d’abord retracé par M.-H. Henneau.

Gravure anonyme, Une béguine, tirée du Des dodes dantz, Lübeck, 1489 (source : wikipedia)

Gravure anonyme, Une béguine, tirée du Des dodes dantz, Lübeck, 1489 (source : wikipedia)

Même si les femmes sont nombreuses et occupent une place non négligeable grâce à la réforme grégorienne (on leur reconnaît une fonction éducative), peu à peu, avec l’importance croissante des clercs et le développement de l’Université, leur rôle tend à se restreindre. Des éducateurs professionnels leur succèdent. L’écart se creuse entre clercs et femmes.

Il existe un fort courant mystique comme en témoigne le diocèse de Liège. Ces femmes osaient prendre la parole dans un monde aux mains des hommes. De plus, elles suivaient une ascèse rigoureuse, comme Béatrice de Nazareth, morte en 1268, et Gertrude la Grande, morte en 1302. Ces femmes sont connues grâce à des textes écrits par des hommes, dont les intentions ne sont pas forcément malveillantes. Même quand ces femmes écrivent elles-mêmes, les frères réécrivent ensuite leurs textes.

Des projets de vie semi-religieuse ont vu le jour. C’est ainsi qu’apparaissent les Béguines, qui provoquent immédiatement une gêne, une inquiétude. On les traite même d’hypocrites (par exemple, Guibert de Tournai en 1274). Elles représentent un danger. En effet, l’esprit religieux investit tout l’espace : dès lors, le ministère sacerdotal est court-circuité, ce qui a pour conséquence que la hiérarchie ecclésiastique, masculine, ne sert plus à rien. Il y a eu des persécutions dès le XIIIe siècle contre les Béguines et certaines mystiques. Marguerite Porrete est brûlée vive en 1310. Ces mystiques sont parfois adulées, parfois conspuées par la hiérarchie : l’attitude de l’Église à leur égard est très changeante.

Ensuite, Juliette Dor en vient au cas particulier de Margery Kempe.

Margery Kempe, mystique anglaise, ne savait ni lire ni écrire, ne connaissait pas le Latin, comme le montre son ignorance de la langue lorsqu’elle a été mise à la question. Elle se fait faire la lecture et sa mémoire est bonne, ce qui fait qu’elle connaît bien l’Église.

Elle se dote de « mères mystiques » : elle dit imiter Catherine d’Alexandrie. Plusieurs femmes visionnaires l’ont marquée : Élisabeth de Hongrie, sainte Brigitte de Suède, Marie d’Oignies… Il ne s’agit pas simplement pour elle d’invoquer des témoignages féminins. Sa volonté d’identification à ses modèles est si forte qu’elle va sur les lieux où ces femmes ont été.

Miniaturiste allemand, Livre de prières de sainte Elisabeth de Hongrie, Museo Archeologico Nazionale, Cividale, c. 1220 (source : wga)

Miniaturiste allemand, Livre de prières de sainte Elisabeth de Hongrie, Museo Archeologico Nazionale, Cividale, c. 1220 (source : wga)

Comme beaucoup de femmes qui ne savent pas écrire, elle s’appuie sur la plume de son confesseur. Elle part en pélerinage sur les routes, ce qui excite la méfiance des gens qui la croisent, qu’ils soient hommes ou femmes : on la poursuit même en la menaçant de la brûler. Elle se cherche des cautions : elle multiplie les entretiens avec des conseillers spirituels. Elle multiplie également les actes d’égo, en apparaissant sur la scène publique. Elle veut s’insérer dans le cercle des lecteurs, que ses visions et sa vie soient écrites, afin de subsister comme témoin de la grâce divine.

Elle est une épouse et la mère de 14 enfants. Mais progressivement, elle s’affranchit de toute tutelle. Elle trouve dans le langage du corps un moyen d’expression propre, une syntaxe nouvelle : elle pleure, hurle, s’agite. Le corps frissonne avec les mots. Elle apparaît comme une femme contemplative, pénitente et mystique. Elle se crée un autre espace d’expression que celui accordé par les clercs. Elle obtient le vœu de chasteté de son mari, s’habille tout de blanc (ce qui est la couleur de la virginité, chose qu’on lui a amplement reproché). Elle se déclare « secrétaire de Dieu ». Elle se fait accepter par son scribe, qui s’incline devant son altérité, qu’il voit comme issue de Dieu et comme une marque de Sa volonté. Cela ne veut pas dire que le scribe ne l’a pas testée auparavant. Il a besoin d’être rassuré : il l’est notamment par l’antécédant que constitue l’appui que Jacques de Vitry apporte à Marie d’Oignies. Margery, comme Marie d’Oignies, sanglote bruyamment en voyant la croix et en écoutant le récit de la Passion, ce qui conduit à son expulsion hors de l’église par un prêtre qui ne s’entend plus. Ce qui prime dans le discours du scribe, c’est la caution divine : selon le scribe, Margery participera au rapprochement des créatures avec leur Créateur. Beaucoup d’hommes seront attirés vers Dieu grâce à Margery. Ses pleurs assureront le salut de beaucoup.

La réaction du clergé est somme toute globalement négative. Margery, « aventurière de la foi », s’oppose souvent à eux en disant que c’est Dieu qui lui enjoint de faire ce qu’elle fait. Par exemple, elle s’abstient de manger de la viande quand c’est permis, mais il lui arrive d’en manger quand c’est interdit. Margery représente un danger parce qu’elle est une femme atypique et provocante. Elle part sur les routes, en pélerinage, avec mari et enfants. Elle désobéit à l’Église.

Il faut replacer ce cas dans le contexte anglais du début du XVe siècle. Les Lollards posent problème alors. Par exemple, ils demandent et prônent un accès direct au texte de la Bible pour tous, en traduction, et le mariage sans prêtre. Leur attitude envers les sexes est très égalitariste : dans les traductions qu’ils offrent de la Bible, il est toujours question des hommes et des femmes, ce qui s’oppose à l’usage du neutre habituel (les hommes). Les Lollards1 demandent la parole pour tous, hommes et femmes. Ils s’attachent au contenu de la Bible (certains la traduisent), de même qu’à appliquer une forme d’égalité entre les sexes. Les prêcheresses  lollardes connaissent bien la Bible et se querellent avec les clercs, ce qui ressemble à ce que fait Margery.

C’est dans ce contexte et à cause de lui que l’orthodoxie de Margery Kempe est mise en doute. On veut la mettre aux fers, on la soupçonne d’être une lollarde. À ce soupçon s’ajoute celui de la légèreté de mœurs, qui va bien souvent avec. Margery craint donc d’être brûlée et violée à maintes reprises. Elle se défend de transgresser les interdits : elle se défend d’enseigner, puisque c’était interdit aux femmes. Néanmoins, elle pousse l’audace jusqu’à s’attaquer aux vices du clergé. Elle se pose en censeur de l’establishment clérical. En réponse, les clercs s’en prennent à elle : lors d’un prêche, l’un d’entre eux dit du mal de Margery devant une assemblée de fidèles, dont certains, amis de Margery, sont désolés. Elle subit vexations et souffrances avec joie, pourtant : grâce à elles, elle évite le Purgatoire, pense-t-elle. Elle prophétise et affirme que le Christ la guide. Elle se bat pour assurer la même liberté de parole et la même indépendance aux femmes qu’aux hommes. Le dernier témoignage que l’on a sur elle date de 1438.

 Compte-rendu par Anne Debrosse, 29/11/2011


  1. Les Lollards : mouvement religieux dissident qui naît en Angleterre au XIVe siècle. Ils sont persécutés et réduits à la clandestinité dès les années 1400.