Traduire au XVIe siècle : introduction

Simon BENING, "St Jérôme pénitent", 1515-20, Monasterio de San Lorenzo, El Escorial (source : WGA)

Simon BENING, "St Jérôme pénitent", 1515-20, Monasterio de San Lorenzo, El Escorial (source : WGA)

Le premier thème retenu cette année, « traduire au XVIe siècle », occupera les trois premières séances du séminaire. La traduction avait déjà été rapidement évoquée l’an dernier, dans le thème des « marges », lorsque Ivana Velimirac avait abordé la question de la marginalité paradoxale du traducteur par rapport à l’œuvre originale (voir le compte rendu de la séance du 4 février 2012). La perspective sera très différente cette année puisque ce premier thème va s’attacher spécifiquement à la question de la traduction ; toutefois, Ivana avait déjà dit un mot des théories modernes de la traduction (Walter Benjamin, Antoine Berman) qui vont pouvoir à nouveau éclairer nos réflexions lors de ces séances. Les ouvrages de références concernant la traduction sont nombreux : plutôt que de tenter l’impossible exercice d’une bibliographie exhaustive, nous proposons de constituer peu à peu une bibliographie sélective à partir des références qui seront citées et discutées lors du séminaire, et qui seront plus spécifiquement utiles à notre champ d’étude, comme la thèse de Roger Zuber, Les « Belles Infidèles » et la formation du goût classique ((Pour les références bibliographiques précises, se reporter à notre bibliographie sélective.)) (1968), ou les nombreux travaux de Jean Balsamo concernant les échanges entre France et Italie au XVIe siècle.

 

Le thème choisi, « traduire au XVIe siècle », synthétise le projet ambitieux d’une réflexion double : tenter de comprendre ce qu’a pu être la conception et la pratique de la traduction au XVIe siècle mais également voir en quoi les théories modernes et contemporaines de la traduction (notamment les approches de la traductologie) peuvent élargir et enrichir notre regard sur la manière d’appréhender aujourd’hui une traduction du XVIe siècle. Quoique la plupart des interventions vont être issues de littéraires, nous pensons que ce thème devrait intéresser toutes les disciplines puisque toute personne travaillant sur le XVIe siècle peut être confrontée à une traduction, et qu’il semble essentiel pour aborder un tel texte de comprendre dans quel contexte intellectuel et dans quel but il a été rédigé.

Il semble essentiel de commencer par dire qu’au XVIe siècle, on ne traduit pas de la même façon qu’aujourd’hui, ni surtout pour les mêmes raisons. La question des enjeux théoriques des traductions du XVIe siècle est donc centrale, même si, comme bien souvent, la réalité des pratiques fait apparaître une grande diversité : chaque traducteur a sa propre manière d’envisager son travail de traduction, et les nombreux cas particuliers qui seront examinés par les intervenants de ces séances permettront de s’en rendre compte. Cette introduction se propose donc de lancer quelques pistes de réflexion afin d’entrevoir ces fameux « enjeux théoriques » ; puis, en guise d’illustration, nous nous livrerons à une étude rapide de la dédicace d’Antoine Le Maçon adressée à Marguerite de Navarre à l’occasion de sa traduction du Décaméron.

Les questions posées par la traduction sont multiples, mais peuvent être réduites à quatre enjeux principaux : que traduit-on ? Pour qui ? Dans quel but ? De quelle façon ?

La question des destinataires (pour qui ?) semble poser le moins problème : comme aujourd’hui, on traduit au XVIe siècle pour les locuteurs de la langue-cible, en particulier pour ceux qui n’ont pas accès à la langue-source. Toutefois, il faut également penser qu’à l’époque, les traductions font fréquemment l’objet de commandes, auquel cas le destinataire principal du texte est le commanditaire (ce qu’on verra avec la traduction d’Antoine Le Maçon) ; à l’opposé, la pratique de la traduction peut être conçue comme un simple exercice, et dans ce cas la question de la destination du texte est sans doute secondaire (cette pratique scolaire de la traduction sera développée par l’intervention de Mathieu Ferrand).

"Le Décaméron de Messire Jehan Bocace, florentin, nouvellement traduict d'italien en françoys par Maistre Anthoine Le Maçon...", pour Estienne Roffet, Paris, 1545. Page 1 de la dédicace. (BNF/Gallica)

"Le Décaméron de Messire Jehan Bocace, florentin, nouvellement traduict d'italien en françoys par Maistre Anthoine Le Maçon...", pour Estienne Roffet, Paris, 1545. Page 1 de la dédicace. (BNF/Gallica)

La question de l’objet traduit (que traduit-on ?) est à lier à la question des buts (pourquoi traduire ?) : comme aujourd’hui, de multiples textes de nature très différente sont traduits, mais ils n’ont pas tous la même valeur et les mêmes enjeux. Les textes antiques sont par exemple considérés comme des modèles et ont font figure d’autorité à la fois du point de vue de leur contenu et de leur forme. La traduction de tels textes recontre alors les problématiques de l’illustration des langues vulgaires, et de l’imitation : la mise en vulgaire d’une autorité antique doit certes permettre sa diffusion auprès d’un public plus large, mais elle doit surtout démontrer que telle ou telle langue vulgaire est capable de reproduire la forme et les effets du texte original. Ce défi premier de la traduction, qui peut aujourd’hui nous sembler incongru dans la mesure où l’équivalence et l’égale valeur des langues est généralement admise (encore que la question reprenne tout son sens dans le cas de langues considérées comme « dialectales », ou « variantes » d’une langue jugée « principale »), est à inscrire dans le contexte de la « questione della lingua » du début du XVIesiècle italien : pendant ce débat, la question est très sérieusement posée de savoir si une quelconque langue vulgaire italienne est capable de se substituer au latin, et d’en rendre toutes les subtilités. L’enjeu principal pour les traducteurs du XVIe siècle confrontés à un texte dont la valeur d’exemplarité est reconnue de tous est donc de prouver que la langue dans laquelle ils traduisent est capable, d’un point de vue grammatical, lexical et stylistique, de reproduire les admirables effets du latin ou, dans une moindre mesure peut-être, du grec ancien. Cette rivalité et cet effet d’émulation entre les langues se retrouvent également dans les traductions de textes plus modernes ou même contemporains des traducteurs, et ce point est très souvent abordé par ces derniers dans leurs dédicaces ou avis au lecteur : dès lors qu’un texte est jugé digne d’être traduit, cela signifie que sa langue et son style sont jugés dignes d’être imités, et il va donc falloir montrer que la langue de la traduction ne fallit pas à cette tâche. Enfin, l’illustration et l’enrichissement de la langue-cible sont bien souvent au centre des traductions d’ouvrages scientifiques ou techniques : outre l’intérêt de transmettre un savoir ou une technique, il s’agit pour le traducteur de rassembler ou d’établir dans sa langue tout le vocabulaire technique développé par le texte-source.

La grande question de l’imitation permet d’aborder un autre problème posé par la traduction au XVIe siècle : alors qu’aujourd’hui la traduction est clairement distincte d’autres pratiques littéraires telles que l’adaptation, le plagiat ou le pastiche (encore qu’Antoine Berman, fervent défenseur de la traduction littérale, estime que de nombreuses « traductions », en particulier poétiques, devraient en fait être considérées comme des adaptations), les frontières sont plus floues au XVIe siècle : ainsi, Pierre de Larivey, traducteur des Piacevoli Notti, recueil de nouvelles de Straparola, n’hésite pas à remplacer certaines nouvelles de l’auteur italien par d’autres ; à l’inverse, Joachim du Bellay, auteur du fameux traité La Deffence, et Illustration de la Langue Francoyse (1549), traduit de larges passages du Dialogo delle lingue (1542) de Sperone Speroni. De nombreuses interventions de ce séminaire, à commencer par celle de Marie Saint Martin, permettront de prendre la mesure de ce continuum très souple entre traduction et adaptation.

Notre dernière question, « de quelle manière traduit-on ? », demeure à la Renaissance comme aujourd’hui sans doute la plus complexe. Les réflexions précédentes offrent certes un aperçu des enjeux intellectuels qui encadrent la pratique de la traduction de l’époque, mais face à sa page blanche, chaque traducteur apporte sans doute des réponses très personnelles. Nous espérons donc que les nombreuses études de cas concrets qui seront proposées lors de ces trois séances permettront d’illustrer et d’analyser la manière de faire des traducteurs.

Pour finir, nous rappellerons que la question de notre regard du XXIe siècle sur les traductions du XVIe siècle devra nécessairement être au centre de notre démarche réflexive : la manière dont nous analysons aujourd’hui ces textes n’est pas, et ne peut pas être, identique à la perception que pouvaient en avoir leurs contemporains. Convoquons par exemple cette citation de Jean Balsamo au sujet de la traduction française de textes italiens : « loin de se plier au style, de chercher à rendre les textes avec fidélité, elle adapte, elle joue de l’écart, elle modifie le texte d’origine pour en faire un texte français (…). À la différence de notre époque la traduction n’est pas le simple moyen d’un truchement, ni a fortiori la promotion du texte d’origine et de son auteur, elle n’a pas pour critère son propre effacement dans une idéale fidélité (…). Elle a, au contraire, une ambition plus impérieuse : pour les Français l’Italie ne pouvait être que « traduite », c’est à dire assimilée, utilisée à de nouvelles fins, comme une contribution à l’édification de la langue française. La traduction ne se dévouait pas à l’œuvre étrangère, elle en était la conquête.1 » Si l’on rapproche cette analyse des déclaration d’Antoine Berman, il est frappant de constater à quel point les mots de Balsamo correspondent à ce que Berman appelle la tradition de la traduction ethnocentriquehypertextuelle et platonicienne, qu’il souhaite remplacer par la traduction littérale. Ainsi, il apparaît que comprendre la traduction au XVIe siècle peut nous permettre d’appréhender toute la tradition européenne de la traduction, afin de saisir les débats qui animent la traductologie contemporaine.

 

Aurélia Tamburini


  1. Jean Balsamo, Vito Castiglione Minischetti, Giovanni Dotoli, Les traductions de l’italien en français au XVIe siècle, Fasano/Paris : Schena/Hermann, 2009, introduction, p. 17-18.