« 1942 : Léon Brunschvicg lecteur de Montaigne »

Emiliano Ferrari (Univ. Lyon-3 (IRPhiL)/Univ. degli Studi, Milan)

Communication donnée au Colloque du centenaire de la S.I.A.M., le 7 juin 2012.

« Si avons nous une tres-douce medecine,
que la philosophie » (II, 25, 690)

La pierre philosophale, gravure de Theodor De Bry dans "Atalanta Fugiens" de Michael Maier (source : Wikipedia)

La pierre philosophale, gravure de Theodor De Bry dans "Atalanta Fugiens" de Michael Maier (source : Wikipedia)

Une année et une lecture sont proposées par Emiliano Ferrari, afin de dresser le portrait philosophique de Montaigne, peint par un philosophe du XXe siècle, sous l’auspice de deux autres philosophes, célèbres lecteurs de Montaigne. Le portrait ainsi prend leurs traits et leurs reflets. Quand un philosophe s’apprête à lire l’essayiste, emprunte-t-il la voie de Pascal ou celle de Descartes ? Retrouve-t-il, par l’excès de l’histoire qui se répète, les coulisses historiques similaires devant lesquelles il est nécessaire de s’exiler dans l’arrière-boutique en temps des troubles ?

Avant d’ouvrir le diptyque Descartes-Pascal, mentionnons une coïncidence et ressemblance rapprochant deux lecteurs contemporains, l’un savant, l’autre prosateur, recourant, à la veille de leur dernière heure, aux Essais. Brunschvicg (1869-1944) à Aix-les-Bains et Stephan Zweig (1881-1942) à Petrópolis, ces deux exilés d’origine juive qui tournent le dos au monde qui s’écroule, nous ont laissé leurs réflexions sur Montaigne. Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne[1] a été publié en 1942, à Neuchâtel en Suisse neutre. Montaigne. Essai biographique de Zweig été publié à titre posthume.

En suivant la structure tripartite des Essais, Brunschvicg commence son livre par un essai sur Montaigne, auquel se succèdent les études sur Descartes et Pascal. Il nous semble que Brunschvicg a déjà conçu dans son esprit la question adornienne : peut-on écrire de la philosophie après Auschwitz, en cherchant à comprendre comment Montaigne exerce sa pensée philosophique lorsque les guerres de religion font des ravages. Ce Montaigne, voisin de Brunschvicg est un Montaigne sceptique. L’auteur de l’étude Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale (1927), qui a cherché « dans la compagnie de Montaigne refuge et amitié », a trouvé le compagnon idéal pour douter de ce progrès : à la critique de la raison chez Montaigne s’ajoute celle « de l’empirisme médical aussi méthodique et profonde que celle du rationalisme métaphysique ». Donner la place au scepticisme de Montaigne dans le mouvement philosophique, c’est canoniser Montaigne philosophe et reconnaître que la pensée moderne ne peut pas se passer de l’essayiste oisif. Si la philosophie a été capable de surmonter la crise politique et spirituelle du XVIe siècle, est-ce qu’un nouveau Descartes ou Pascal accompagnerait le monde du XXe siècle après la guerre ?

Emiliano Ferrari remarque que le BSAM n’a pas eu de compte rendu du livre de Brunschvicg. Quand il s’agit de l’écho, même le plus faible, que sa pensée a produit, il a fallu attendre l’an 1960 et le Bulletin numéro 13, pour que Léon Petit dans son article « Descartes en Italie sur les pas de Montaigne » évoque le nom de Brunschvicg. Ensuite en 1972, Marcel Françon qui écrit sur Descartes et Montaigne (« I. Montaigne, Le Discours de la Méthode de Descartes et l’humanisme » et « II. Montaigne et l’humanisme ») exprimera sa dette envers Brunschvicg en se donnant la tâche de saisir les rapports de solidarité et d’opposition entre les deux philosophes. Quant à l’article d’intérêt philosophique, il n’arrive qu’en 2007 avec l’article de Denis Kambouchner, « Montaigne et le problème cartésien de l’estime de soi » (I, 1er semestre 2007). De sa lecture de Pascale, par contre, il ne reste que le silence (néanmoins, Brunschvicg est évoqué en tant que l’éditeur des Œuvres de Pascale dans les articles consacré à ce philosophe).

Lire un auteur à travers son absence et sa réception manquée peut s’avérer instructif : entre la pierre philosophale et la philosophie comme remède, la pensée (montaignienne ou autre) ne cesse de s’exercer au scepticisme : c’est pour cela qu’Emiliano Ferrari s’attache à Montaigne, philosophe de la chair et des passions qui sera toujours compagnon de nos doutes et nos plaisirs.

 

Noté et commenté par Ivana Velimirac, en juin 2012


[1] L’édition électronique réalisée le 12 juin 2008,

http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/brunschvicg_leon.html