« Una giovane Greca a paro a paro ». La redécouverte de Sapho en Italie dans les années 1350

Franziska Meier (université Georg-August, Göttingen)

 

Résumé : Cette communication a été consacrée à la résurgence de la poétesse grecque Sappho au milieu du XIVe siècle. Avec en toile de fond le Moyen Age qui – jusqu’à Dante – l’avait ignorée, l’objectif de cette communication est de comprendre ce qui avait conduit Pétrarque et Boccace à rendre à Sappho sa place parmi les grands poètes, et plus précisément à la jonction entre les poètes romains et les poètes contemporains. Après avoir reconstruit les sources anciennes dont pourraient dériver les connaissances de Pétrarque et de Boccace, il sera question d’analyser les différents contextes dans lesquels est placée Sappho, ainsi que les caractéristiques de son personnage que mettent en évidence Pétrarque dans les Triomphes et Boccace dans le De claris mulieribus. Dans un second temps, cette communication entend retracer les changements que la figure de Sappho subit au cours du XVe siècle et qui mèneront à la représentation de son suicide sur les murs de la maison d’Arquà – un aspect qui avait été ignoré par Pétrarque et Boccace.

Sappho. Gravure issue des Carmina novem illustrium feminarum [...] de Fulvio Orsini (1568, chez Plantin) (source : A. Debrosse)

Sappho. Gravure issue des Carmina novem illustrium feminarum [...] de Fulvio Orsini (1568, chez Plantin) (source : A. Debrosse)

La décoration de la maison de Pétrarque à Arquà est refaite au milieu du XVIe siècle (1546-56) par le noble vénitien Pietro Paolo Valdezocco qui venait de l’acheter. Le décor est inspiré en grande partie par le canzoniere. En écho à l’épopée de L’Africa, Cléopâtre est sur le manteau de la cheminée d’un salon, en train de se suicider. Plus haut, sur la cheminée et à côté, sont figurées Lucrèce qui se suicide (en haut-relief, à droite de la cheminée), et Sappho qui se jette du haut du Leucade (en fresque, à droite sur le manteau de la cheminée, voir l’image). L’Africa et les Triumphi seraient ainsi reliés ? L’Africa a été un échec de Pétrarque : cette épopée est-elle ironiquement reliée à des fins tragiques ?

Mais pourquoi Sappho prend-elle cette importance, alors qu’elle n’est pas tant citée que cela par Pétrarque ? Elle est deux fois représentée sur la cheminée : elle est à droite en train de se suicider et à gauche sous forme de père de l’Église, assise à un pupitre.

L’Héroïde XV d’Ovide, lettre de Sappho à Phaon, n’était pas connue dans son intégralité à l’époque, et elle se propage seulement au XVe siècle. Pétrarque ne parle pas du Leucade. Le décor à Arquà est-il inspiré de la réception de Sapho au XVIe siècle plutôt que de la lecture de Pétrarque ? La Sappho du XVIe siècle est différente de la Sappho de Pétrarque. Pourtant, le culte de Sappho aux XVe et XVIe siècles doit beaucoup à l’intérêt de Pétrarque. Pétrarque et Boccace sont toujours cités comme les redécouvreurs de Sappho, mais en réalité ils n’écrivent rien de précis à son sujet. Il n’y a plus de textes : on dit volontiers qu’ils avaient été voués à la disparition par l’Église parce qu’ils étaient sulfureux. La Renaissance entraîne en tout cas une revalorisation de l’image de la femme. Sappho est un cas exemplaire de la valeur du beau sexe parce qu’elle a été une référence pour les Antiques. Deux références sont obligatoires : un tercet des Triumphi et le passage sur la vie de Sappho dans le De Mulieribus Claris de Boccace.

Cette image a cependant été récemment écornée par les études de genre : le prix à payer pour cette revalorisation de Sappho a été l’ablation de son homosexualité. Bien plus, on peut se poser la question de la véritable revalorisation et mise en valeur des femmes : Pétrarque était misogyne et Boccace, ambigu. Il faut donc faire le travail de sondage et d’exploration des textes de ces deux auteurs. Plusieurs questions se posent :

– à quel moment, dans quelles circonstances et pour quelles raisons mentionnent-ils Sappho ?

– Que savaient effectivement les deux poètes ?

– Que disaient-ils de Sappho ?

  • Pétrarque en parle une fois en italien dans les Triumphi (149-73), deux fois en latin : dans la 10e éclogue du Bucolicum Carmen (1360-70) et dans les lettres Familiares XXVIII (1358).
  • Boccace présente sa biographie dans le De Mulieribus Claris (1360) et la mentionne dans le Bucolicum Carmen XII.

Ainsi, Sappho est citée dans des textes latins surtout.

Dans les Triumphi, les poètes bucoliques grecs sont placés sous le signe de l’amour puisqu’ils sont énumérés dans le Triomphe de l’Amour : ce choix a été fait à la fin de sa vie par Pétrarque, vers les années 1370. Les Familiares : en 1358, flatté par la lettre de l’impératrice Anne qui venait de lui annoncer la naissance de sa fille, Pétrarque lui écrit une consolatoria : il s’agit de consoler l’impératrice. À un prélude misérable – la naissance d’une fille – correspondra une bonne fin – la naissance d’un fils. Pétrarque dresse une liste de femmes savantes pour consoler l’impératrice  : Sappho et Proba y figurent. C’est ici que Sappho fait sa première apparition dans la littérature humaniste sans doute. Il n’en est pas dit grand chose, sinon que, greca puella, elle rivalise avec les plus grands. Pétrarque n’en savait-il pas plus ? Ou ne voulait pas en dire plus ?

Dans le De Mulieribus Claris de Boccace. Le livre est conçu comme un complément féminin des hommes illustres de Pétrarque, il aurait été commencé en 1361. Boccace s’inspire peut-être aussi de la liste des femmes que Pétrarque envoie à l’impératrice Anne (selon Stephen Kolsky). Pétrarque avait dû montrer la lettre à Boccace lors de son long séjour à Padoue chez Pétrarque en 1359. Certes, l’existence de Sappho était connue par Pétrarque mais les informations de Boccace vont plus loin que celles de Pétrarque. Boccace se montre fier d’avoir lu les sources grecques en grec (selon Elsa Filosa). Mais quel rôle a joué Léonce Pilate ? En tout cas, en raison de l’enthousiasme de Boccace, Sappho prend forme et trouve sa place dans la Querelle des femmes.

Les sources sont restreintes. Les commentateurs citent Horace et Ovide. Mais il y a des différences significatives avec ce que dit Pétrarque de Sappho : notamment Pétrarque parle d’une jeune fille/femme grecque dans les Triumphi, « giovane Greca » (chapitre IV), et, dans un tercet finalement éliminé, il la dit belle. D’où Pétrarque déduit la jeunesse de Sappho ? Est-ce tout simplement une mauvaise compréhension des Tristes (Tristes 2.365-6) où Sappho enseigne à des puellas ? Dans les Remèdes à l’amour, Ovide affirme que la lecture de Sappho l’a rendu meilleur amant. Que Pétrarque en déduit-il de la thématique des poèmes de Sappho ? Dans la lettre à l’impératrice, rien n’est dit. Mais dans le reste des évocations de Sappho, il est bien question de poésie de l’amour. Dans le Bucolicum carmen la jeunesse est liée à l’érudition, Sappho est une puella docta (thématique qui se trouve chez Properce, mais qui parlait de son amante et non de Sappho). Pétrarque voulait-il faire de cette femme une image extraordinaire ? Voulait-il effacer son homosexualité ?

Chez Boccace, il est question des origines sociales de la poétesse, alors que rien n’est su dans les sources antiques qu’il pouvait connaître. Il est évident pour Boccace qu’elle n’est pas plébéienne. Il met en relief le studium de Sappho, qui lui a fait gravir le Parnasse. Selon Boccace, elle jouait de plusieurs instruments et elle maîtrisait des formes et des modules, que même ses collègues avaient des difficultés à maîtriser. Chez Pétrarque, Sappho est à égalité avec les poètes ; chez Boccace, elle leur est supérieure. Boccace parle de sources anciennes. Par exemple, d’Isidore de Séville qui, dans sa Grammaire, parle de Sappho pour sa « strophe sapphique », et d’Aristote, à propos de la statue érigée par ses compatriotes à Sappho.

Selon Virginia Brown, Boccace a pu exploiter l’Héroïde XV. Mais c’est peu probable et Boccace l’aurait mal comprise car Sappho se plaint d’un amour asymétrique dans le De Mulieribus Claris et non du silence de Phaon comme chez Ovide. Il fait un parallèle avec les poètes d’amour modernes peut-être : Boccace suppose-t-il le ton élégiaque de la poésie de Sappho, donc que l’amour n’était pas partagé ? Poussé par le genre biographique, il apporte de nouvelles informations, tirées partiellement des sources, partiellement de ses dons d’affabulateur. Il promeut en tout cas l’idée que la poésie restitue une expérience personnelle. Boccace émet l’hypothèse que le versus flebilis serait un équivalent de l’élégie moderne, mais il rejette cette hypothèse au nom de l’originalité bien connue de Sappho. En tout cas, le rapprochement avec la modernité marque son grand intérêt pour la poétesse antique.

Christine de Pizan invente aussi. Comme chez Boccace, elle rapproche Sappho de l’époque moderne (elle serait aux origines du lai). Elle éprouve une fascination pour Sappho, qui devient l’incarnation de la poétesse. Elle gravit le Parnasse : c’est une invention de la Renaissance qu’elle gravisse le Parnasse.

Dernière question d’une communication qui en pose beaucoup puisque la Sappho médiévale est très mystérieuse : Dante est-il derrière tout, Sappho est-elle la Matelda qu’on trouve dans le Purgatoire ? En tout cas, dans les années 1360, la lecture du grec s’accentue.

 Compte-rendu par Anne Debrosse 10/08/2018