« “Et ta Muse sera sapée comme une vamp” : des Muses aux allures de puellae dans l’oeuvre poétique de Giovanni Pontano »

Mélanie BOST-FIÉVET (EPHE)

Vous trouverez ci-dessous le compte-rendu d’une communication de Mélanie Bost-Fiévet qui a eu lieu dans le cadre de la journée d’étude “La Muse s’amuse : figures insolites de la Muse à la Renaissance” organisée à Paris le 22 novembre 2012 par Anne-Pascale Pouey-Mounou et Perrine Galand.

Le texte de Pontano, lorsqu’il est cité, a bien sûr été établi et traduit par Mélanie Bost-Fiévet.

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Raphaël, Le Parnasse (détail), 1509-1510 Vatican, chambre de la Signature (source wga)

L’oeuvre de Pontano est d’une ampleur considérable : elle comprend en effet des traités théoriques, des épopées didactiques et scientifiques et cinq recueils de poèmes brefs. La question de la datation de ces œuvres s’avère extrêmement délicate puisque l’œuvre intégrale du poète a été publiée après sa mort.

Dans les cinq recueils de poèmes brefs de Pontano, les Muses sont mentionnées 150 fois. Dans le Parthenopeus à la veine catulléenne revendiquée, les invocations aux muses sont traditionnelles. Dans l’Eridanus et le De Amore conjugali, les compagnes d’Apollon  se font au contraire rares, tandis qu’elles sont très présentes dans les Hendécasyllabes et le De tumulis.

La Muse plurielle

Contrairement au modèle homérique, Pontano utilise peu le singulier lorsqu’il invoque les Muses qu’il se plaît à présenter en cortège. Dans lesHendécasyllabes (11, 1, 1-10), Camènes et Muses se dédoublent au sein d’un texte où les répétitions semblent prendre une valeur magique :

Et fontis calidos amant Camoenae,
Et Musae calidis aquis lavantur,
Et Musae placidos colunt recessus,
Et dulcis numeros amant Camoenae,
Et Musae choreis, choris Camoenae
Traducunt rapidos per antra soles ;
Et soles rapidi tepent per antra,
Dum Musae placidas agunt choreas,
Dum mollis agitant choros Camoenae.

Et les Camènes aiment la chaleur des sources,
Et les Muses se baignent dans la chaleur des eaux,
Et les Muses habitent les recoins tranquilles,
Et les Camènes aiment les rythmes paisibles,
Et les Muses en choeur, en choeur les Camènes
Font passer par leurs grottes les soleils dévorants,
Et les dévorants soleils par leurs grottes s’attiédissent
Quand les Muses ébranlent leurs choeurs paisibles,
Quand les Camènes mettent en branle leurs doux choeurs.

La magie de l’inspiration réclame en effet chez Pontano la multiplicité de ces figures féminines, compagnes de la création.

De même, dans Urania, s’il commence par appeler Uranie c’est pour bien vite invoquer autour d’elle d’autres divinités.

… Dic, dea, quae nomen coelo deducis ab ipso
Uranie, dic, Musa, Iovis clarissima proles,
Et tecum castae veniant ad vota sorores.

… Dis-le, déesse, qui as fait descendre ton nom du ciel même,
Uranie, dis-le, Muse, enfant la plus éclatante de Jupiter,
Et qu’avec toi à mes voeux viennent tes chastes soeurs.

De la Muse à la puella

GIORGIONE, "Concert champêtre" (détail), Paris, Musée du Louvre (source : WGA).

GIORGIONE, "Concert champêtre" (détail), Paris, Musée du Louvre (source : WGA).

Dans d’autres extraits, la Muse prend des allures de nymphe désirable bien plus que de divinité hiératique. Le poème « Ad Musas » (Parthenopeus, I, 8) commence par exemple par « Nymphae » et tous les toponymes évoqués dans cette pièce rattachent les Muses à des éléments du paysage, comme s’il s’agissait en effet d’autant de nymphes.

Non sans humour, le poète s’adresse insolemment à la Muse dans un autre extrait du Parthenopeus (II, 14, 1-10) :

O nec docta nimis nec dum satis apta cothurno
Musa, sed ad teneros ingeniosa sales,
Digna amarantheis crines intexere sertis,
Et madidam assyrio tingere rore comam,
Ac gelidos circum fontes, per gramina laeta
Virginibus mistos ducere nata choros,
Dum licet, et virides suadet decedere in umbras
Phoebus, et argutum concitat aura nemus,
Huc placidum ad fontem ripae subeamus opacae,
Qua sua Sebeto candidus arva rigat…

O toi qui n’est ni trop savante, ni bien douée du cothurne,
Muse, mais ingénieuse dans les riantes saillies,
Digne de tresser tes cheveux de couronnes d’amarante,
De baigner ta chevelure humide  de rosée assyrienne
Et, au bord des sources glacées, à travers les herbes souriantes,
Née pour mener tes choeurs métissés de vierges ;
Tant qu’il est permis, tant qu’il nous pousse à nous égailler dans les ombres
[verdoyantes,
Phébus, et que la brise fait frissonner le bois babillard,
Là, descendons à la source paisible, sur la berge ombragée
Dont le blanc Sébéthos arrose ses champs…

Giovanni BELLINI, "Femme nue au miroir" (détail), (1515), Vienne, Kunsthistorisches Museum (source : WGA).

Giovanni BELLINI, "Femme nue au miroir" (détail), (1515), Vienne, Kunsthistorisches Museum (source : WGA).

Incarnée, la Muse devient une véritable femme qui prend soin de sa « chevelure humide ». Créature à la sensualité exacerbée, elle n’est plus seulement partenaire poétique mais devient compagne d’un jeu érotique.

Au début des Hendécasyllabes, la Muse dite « Piéride aux séduisants yeux noirs », troublante beauté latine, a pour vocation de séduire, ce qui s’oppose nettement à la représentation traditionnelle de la chaste Muse. Fille des bords de la Méditerranée, son charme semble tout droit inspiré de celui despuellae de la baie de Naples. Mise en scène dans un mouvement de fuite (« Ne tu, Pieri, ne benigna desis », « Bienveillante Muse, ne t’en va pas »), elle est celle qui, non sans coquetterie, s’échappe ou fait croire qu’elle s’échappe. La distinction entre la Muse, la nymphe et la puella s’estompe ainsi sous la plume de Pontano.

A la fois sensuelle et mystérieuse, la Muse du poète napolitain n’est plus présentée comme l’origine de la parole mais bien comme la destinataire ou encore l’objet de ces vers masculins.

 

Compte rendu par Adeline Lionetto-Hesters, le 29 novembre 2012.