Le chamanisme comme frontière : les jésuites et les Indiens Tupi du Brésil (XVIe-XVIIe siècles)

CR de l’article de Charlotte de Castelnau-L’Estoile

 

Frans Post, "un paysage brésilien", 1650, Metropolitan Museum of Art, New York (source : wga)

Frans Post, "un paysage brésilien", 1650, Metropolitan Museum of Art, New York (source : wga)

Charlotte de Castelnau-L’Estoile commence par rappeler la hiérarchie entre les peuples barbares dressée par le jésuite José de Acosta dans son traité de missiologie De procuranda Indorum Salute, publié à Salamanque en 1588. Les Indiens du Brésil, qui ne possèdent ni écriture, ni loi, sont considérés comme l’ultime frontière de l’humanité. A l’inverse, les Chinois, les Japonais et les Indiens appartiennent à la première catégorie de barbares car ils possèdent un gouvernement stable et connaissent les lois publiques. Quant aux Mexicains et aux Péruviens, ils représentent une catégorie intermédiaire, car ils n’ont pas de loi écrite, mais ils possèdent des magistrats et des villes. José de Acosta préconise différentes méthodes d’évangélisation en fonction des catégories de barbares. Pour la première catégorie, le jésuite préconise comme méthode de conversion la persuasion rationnelle fondée sur la discussion pacifique. Pour les barbares de la deuxième catégorie, la coercition doit être combinée à la persuasion et il faut qu’ils soient dirigés par un chef chrétien. Enfin, la dernière catégorie doit être instruite humainement, puis religieusement. Le recours à la force est envisagé si la persuasion ne fonctionne pas.

Pour Charlotte de Castelnau-L’Estoile, ce texte de José de Acosta est souvent mal interprété. On en a déduit qu’une adaptation aux peuples de grande culture était nécessaire à travers la mise en œuvre de la politique d’accommodation. A l’inverse, les autres expériences missionnaires reposeraient nécessairement sur la coercition et l’acculturation indigène. Les spécialistes des missions en Asie, comme Jacques Gernet (spécialiste des missions en Chine) ou Inès G. Županov (spécialiste des missions en Inde) soulignent l’importance de la politique d’accommodation, opposée à la politique de la table rase menée en Amérique.

Pour Charlotte de Castelnau-L’Estoile, la situation en Amérique est cependant plus compliquée, comme le suggère Acosta lui-même. Selon ce dernier, la méthode de persuasion peut être employée également en Amérique. Il distingue le processus de conversion qui est religieux et culturel et le rapport de domination politique qui ne se confond pas totalement avec le processus culturel de conversion. Constatant la difficulté de la conversion des Indiens, Acosta suggère une certaine tolérance à l’égard des mœurs et des coutumes des Indiens pour les amener progressivement à la conversion. Charlotte de Castelnau-L’Estoile cherche donc à mettre en question le dualisme entre les méthodes de conversion en soulignant que l’accommodation a également été utilisée au Brésil dans certaines conditions.

Charlotte de Castelnau-L’Estoile revient ensuite sur la notion de frontière qui prend de l’importance dans les sciences sociales. La notion de frontière renvoie à celle d’espace, elle est toujours construite et jamais « naturelle ». La frontière est une variété particulière de limite dont la caractéristique principale est qu’elle mérite d’être bien gardée. La notion de frontière est particulièrement opératoire pour l’histoire missionnaire. La volonté de convertir est liée à la question de l’expansion territoriale. La notion de frontière invite aussi à penser la mission dans le rapport à l’« autre », c’est-à-dire celui par rapport auquel on se définit et que l’on cherche à transformer. Quelle est la frontière par rapport à laquelle se définissent les missionnaires au Brésil ? Ils se définissent par rapport à la religion tupinamba (désignée ici sous le terme de chamanisme) qui est une donnée construite par les missionnaires. Ces derniers délimitent les frontières, mais ils les franchissent aussi. Enfin, la frontière n’est pas seulement une limite qui sépare, mais plutôt une zone de transition et d’échange entre missionnaires et Indiens.

Dans un premier temps, Charlotte de Castelnau-L’Estoilerevient sur la définition d’une frontière, à savoir la religion des Tupinamba.

Les premières descriptions des Indiens du Brésil insistent sur l’absence de religion des Tupinamba, ce qui apparaît d’abord comme un avantage, car les missionnaires n’auront pas à procéder à l’extirpation des idolâtries. Mais rapidement, cette absence est ressentie comme un manque, car les Indiens ne croient en rien et n’adorent rien. L’absence de frontière devient un obstacle, car les missionnaires ne parviennent pas à bâtir une vraie stratégie d’évangélisation.

Les missionnaires cherchent tout de même à repérer des traces de la vraie religion ou du diable. En août 1549, Manoel de Nobrega fournit une description du Brésil aux pères de Coimbra : il évoque le tonnerre, appelé Tupan par les Indiens, et qui correspond selon lui à une chose divine ; il décrit aussi des cérémonies auxquelles participent des sorciers. Nobrega décrit donc une religion fausse, inspirée par le diable, mais une sorte de religion avec ses croyances, ses cérémonies, ses prêtres. Les missionnaires cherchent à rencontrer ces sorciers, souvent itinérants et non rattachés à une communauté. Le chamanisme ou prophétisme tupi renvoie à des chamanes qui soignent, prophétisent, parlent de vie édénique, d’absence de travail, de guerre et de cannibalisme localisé dans le temps et l’espace (désigné sous le nom de « terre sans mal » par les anthropologues).

La fausse religion inspirée du diable que décrivent les jésuites marque la frontière religieuse du brésil du XVIe siècle au sens d’objectif à franchir. Il faut retirer les superstitions, démontrer la fausseté des sorciers et se substituer à eux auprès des Indiens. C’est une frontière religieuse construite par les missionnaires en fonction de leurs propres critères de définition d’une religion.

Charlotte de Castelnau-L’Estoile souligne dans un second temps que la construction d’une frontière a souvent pour objectif son franchissement. Les missionnaires mettent alors en œuvre la stratégie d’accommodation. Il s’agit d’adopter les coutumes des autres dans une stratégie ambivalente de transformation de soi-même. Il faut pouvoir convaincre l’autre de l’intérieur. Cette stratégie est explicitement suivie dans le cas de l’Inde ou de la Chine. Dans le cas du Brésil, on en a peu de traces : sa mise en œuvre est d’ordre pragmatique, mais elle n’est pas théorisée.

Un conflit oppose ainsi l’évêque Dom Pedro Fernandes et le supérieur jésuite de la mission, Manoel de Nobrega en 1552. L’évêque reproche aux jésuites d’adopter des coutumes indiennes, comme les chants, les danses, de costumer les auxiliaires, qui sont des enfants portugais, en enfants indiens. L’’évêque craint un franchissement de frontière, c’est-à-dire un ensauvagement des blancs. Mais pour les jésuites, ces coutumes ne sont pas des rites païens et elles n’ont pas de dimension religieuse. Adopter les coutumes indiennes, c’est se faire aimer des Indiens pour les amener ensuite à la foi. Cependant, cette querelle entre l’évêque et les jésuites ne produit pas d’intense correspondance, tandis que les expériences d’accommodation sont assez vite interrompues en raison des résistances indiennes à l’ordre colonial et de la dispersion démographique des Indiens. Les jésuites suivent à partir de 1577 une autre stratégie, fondée sur la coercition et le changement de coutumes, dont lesaldeamentos sont un symbole. Ce sont des villages missionnaires où les Indiens sont regroupés, sédentarisés et obligés de travailler sous le contrôle des missionnaires.

Cependant, les jésuites continuent parallèlement de pratiquer une politique d’adaptation, notamment sur les territoires d’expansion sur lesquels vivent des Indiens qui ne sont pas encore intégrés à l’ordre colonial. C’est le cas de Francisco Pinto en 1600, un missionnaire jésuite du collège de Pernambouc, assimilé à un caraiba, un « maître de la parole ». Il reçoit des Indiens le titre de Seigneur de la Pluie. Dans quelques lettres, Pinto justifie sa méthode et il la décrypte à l’intention de ses interlocuteurs jésuites. En ce sens, il est un traducteur entre le monde jésuite et le monde indien. Pour Pinto, il faut procéder par étapes et amener les Indiens progressivement vers Dieu. Il faut d’abord séduire les Indiens. C’est son exceptionnelle maîtrise de la langue indienne qui permet à Pinto d’élaborer sa méthode : le but de la prédication n’est pas de convertir les Indiens, mais de les impressionner par sa maîtrise de l’art oratoire tupi. Cette assimilation à la catégorie indigène de maître de la parole est évidente lorsque Pinto est transformé en seigneur de la pluie. Le jésuite raconte qu’un vieil homme lui demande de faire pleuvoir car, dit le jésuite, « il imaginait que j’étais une sorte de saint ». Pinto lui déclare qu’il n’est qu’un intercesseur auprès de Dieu mais, à ce moment, une pluie abondante tombe. Le missionnaire donne du miracle la version jésuite (Dieu comme créateur de toutes choses et les hommes comme intercesseurs) et la version indienne (des maîtres de la parole sont aussi maîtres de la pluie). Pinto conclut sur le fait que les Indiens doivent adorer le véritable créateur et se détourner des sorciers, mais lui-même ne renonce pas à son titre de maître de la pluie. Pour Charlotte de Castelnau-L’Estoile, cet épisode montre que la frontière du chamanisme a pu être franchie par des missionnaires pour tenter d’attirer des Indiens. Ce franchissement de frontière reste néanmoins exceptionnel au Brésil où évangélisation et colonisation avancent de concert.

Dans une troisième partie, Charlotte de Castelnau-L’Estoile souligne que la frontière n’est pas seulement une ligne à transgresser par les Blancs, mais aussi par les Indiens. Ceux-ci détournent, réadaptent, refusent des éléments proposés par les missionnaires. Il y a une reconstitution de la frontière non plus perçue comme une limite infranchissable, mais comme un processus de construction culturelle.

Dans les récits de Pinto, les Indiens ont souvent l’initiative. C’est sous leur pression qu’il devient chamane. Mais il faut comprendre ce que signifie cette transformation pour les Indiens. Ceci est possible car les Indiens qui ont connu Pinto ont été des informateurs des capucins français Claude d’Abbeville et Yves d’Evreux qui sont au Maragnan à partir de 1612. On peut également se référer, avec précaution, aux analyses de l’anthropologue Carlos Fausto sur l’attitude des Parakana, groupe tupinophone d’Amazonie, face à leurs découvreurs dans les années 1970. Dans les deux cas, il y a une période d’incertitude et de méconnaissance des uns et des autres. D’après Fausto, durant cette période, il est fréquent que les Blancs soient assimilés à des êtres aux pouvoirs surnaturels. Cette assimilation vient aussi du pouvoir créatif des Blancs et des objets qu’ils possèdent, comme les objets en fer, d’après Yves d’Evreux. Tout Blanc est un chamane potentiel, mais qui demande à être testé, comme lorsqu’un Indien demande à Pinto de faire pleuvoir. Dans le cas de Pinto, le jésuite est prêt à jouer le jeu et à endosser le rôle de chamane pour séduire les Indiens. Il y a une sorte d’adéquation entre la demande indienne et l’offre missionnaire pour faire de Pinto un chamane exceptionnel. Ce rôle ambigu est le résultat d’une très bonne connaissance des Indiens par le jésuite et d’une capacité à digérer et à intégrer des éléments exogènes de la part des Indiens.

Charlotte de Castelnau-L’Estoile conclut sur le fait que le chamanisme a joué le rôle de frontière religieuse dans le Brésil colonial, frontière construite aussi bien par les Indiens que par les missionnaires.

On a donc là un bel article sur l’évangélisation du Brésil qui a le mérite de nuancer l’opposition parfois binaire entre les méthodes de conversion mises en œuvre en Asie et en Amérique et de souligner le rôle joué par les populations indigènes, loin d’être passives face aux missionnaires.

Compte-rendu par Hélène Vu Thanh, avril 2014.