Le Roland furieux au siècle des Lumières. L’Arioste à la folie?
CR de l’article de Marie-Anne Dupuy-Vachey
Deux siècles après la publication du Roland furieux, l’engouement pour l’œuvre de l’Arioste ne se dément pas. En témoignent la passion que lui voue Voltaire, qui lui rend hommage au moment de la rédaction de Pucelle d’Orléansqu’il entend travailler « dans le goût de l’Arioste », mais également le foisonnement de gravures illustrant les nombreuses rééditions du poème ou la frénésie musicale, lyrique, qui donne à voir en spectacle les aventures de chacun des personnages du Rolandgrâce à Vivaldi, Handel ou Haydn. Marie-Anne Dupuy-Charvey note que cette passion ne se rencontre pas autant chez les peintres et sculpteurs qui préfèrent le Tasse à l’Arioste, plus encore au XVIIIe qu’au XVIIe siècle : les Salons parisiens entre 1704 et 1799 donnent à voir 45 tableaux ou sculptures tirées de La Jérusalem délivrée contre seulement 8 tirées duRoland furieux.
En peinture et sculpture, ce sont essentiellement les épisodes galants qui sont interprétés, ce qui laisse penser que l’œuvre n’était plus très lue dans les ateliers. En France, notamment, l’œuvre doit sa renommée à son adaptation par le librettiste Philippe Quinault et le compositeur Jean-Baptiste Lully en 1685, opéra repris tout au long du XVIIIe siècle. A quelques exceptions près (Roland apprenant les Amours d’Angélique et Médor de Louis Galloche et Charles-Antoine Coypel, Roger arrivant dans l’île d’Alcine de Hyacinthe Collin de Vermont), les artistes choisissent le plus souvent de représenter le chant XIX du Roland, épisode de la rencontre entre Angélique et Médor, particulièrement le moment où les deux amants, une fois leurs noces célébrées, gravent leur nom sur un tronc d’arbre. Cette scène a donné lieu à d’infinies variations dans la première moitié du siècle en France (Hyacinthe Collin de Verdon, Benedetto Luti, Jean-François de Troy, François Boucher…) et beaucoup à Venise (Sebastiano Ricci, Antonio Pellegrini). Certains, comme Diderot déplorent que la scène ne soit devenue qu’un prétexte à représenter deux amants nus dans la nature, plutôt que l’illustration des vers de l’Arioste. Cependant « la répétition de ces compositions, souvent stéréotypées, n’entache en rien leur succès attesté par les nombreuses estampes qui en sont tirées et par le fait que toute femme représentée en train de graver sur un arbre se voit dénommée, un peu trop rapidement Angélique. » (p.241)
L’œuvre de l’Arioste semble connaître un certain regain d’intérêt parmi les artistes dans le dernier tiers du siècle, avec les tableaux de Nicolas Antoine Taunay et Benjamin West.
Marie-Anne Dupuy-Charvey nuance ce désintérêt des artistes pour l’Arioste au XVIIIe siècle en évoquant deux œuvres majeures qui en proposent une interprétation, deux cycles de fresques exécutées par les deux Tiepolo, père et fils et par Giueseppe Cadès. Le cycle de fresques de Giambattista et Giandomenica Tiepolo a été réalisé pour Giustino Valmarana dans sa villa de Vicence en 1757, parmi d’autres fresques dédiées aux poèmes épiques les plus célèbres de l’Antiquité et de la Renaissance. Les fresques de Tiepolo sont centrées sur Angélique qui fait le lien entre chacune des quatre fresques ornant les murs. Un autre cycle de fresques consacrées au Roland est réalisé par le peintre Giuseppe Cadès dans le palais du prince Sigismondo Chigi, à Ariccia, près de Rome entre 1788 et 1790. Onze fresques permettent d’appréhender les différents aspects de l’ouvrage et non plus seulement les intrigues amoureuses : l’audace de Bradamante, le surnaturel et le merveilleux de certaines scènes du poème.
Par ailleurs, le XVIIIe siècle peut s’enorgueillir d’une réinterprétation majeure du Roland furieux grâce à Jean-Honoré Fragonard. Marie-Anne Dupuy-Charvey consacre un long développement à l’interprétation de l’Arioste dans l’œuvre du peintre français qui a illustré « quasiment scène par scène » p.244) le Roland furieux. Entre 1770 et 1780, Fragonard entreprend d’illustrer le poème de l’Arioste : 179 dessins nous sont parvenus, mais Fragonard s’est semble-t-il arrêté au seizième chant. « Le terme d’ « illustration » est d’ailleurs peu approprié, voire réducteur, tant Fragonard paraît rivaliser avec le poète plutôt que le suivre » (p.244) : Marie-Anne Dupuy-Charvey met en évidence la finesse du dessin de Fragonard qui permet d’apporter toutes les nuances requises qui permettent d’illustrer l’atmosphère et la subtilité du poème de l’Arioste par diverses techniques, justesse du trait, transparence du lavis, pierre noire estompée… Selon elle, la réussite et la singularité du travail de Fragonard ne peut s’expliquer que par le fait que le peintre ait eu accès à l’œuvre dans sa langue originale, l’italien, et non par les traductions de l’époque très fautives, fades et retranscrites en prose. L’autre originalité de l’œuvre de Fragonard que pointe Marie-Anne Dupuy-Charvey est le fait que le peintre représente l’Arioste lui-même dans ses dessins : « dans sa volonté d’illustrer tous les aspects du poème, l’artiste entendait tenir compte également des exordes qui viennent en tête de chaque chant » (p.245). Fragonard n’a pas poursuivi cette entreprise au-delà des premiers chants, sans doute à cause du caractère répétitif de ces exordes. L’Arioste est représenté à quatre reprises, à chaque fois de profil, le corps tourné vers la gauche, un lutrin ou pupitre posé devant lui, sur une table imposante : « à sa manière toujours pleine d’inventivité, Fragonard poursuit subtilement le dialogue instauré par l’Arioste avec ses héros, en les convoquant à son tour à la table de l’écrivain, dans des pages qui font s’interpénétrer l’univers du poète avec celui de la fiction » (p.249). L’œuvre de Fragonard donne ainsi une dimension supplémentaire au poème de l’Arioste, le peintre donnant « aussi parfois le sentiment de participer à l’écriture du récit » (p.250).
Compte-rendu par Marie Goupil-Lucas-Fontaine (octobre 2012)