“L’érotisme de la belle endormie”

CR de l’article de Virginie Leroux, p. 15-35.

 

 

Virginie Leroux commence par donner des éléments qui montrent à quel point le motif de la belle endormie était prisé à la Renaissance dans la peinture. Elle compare le Vénus de Dresde et la Vénus d'Urbino (voir ci-dessus) pour dégager les enjeux du sommeil : il rend l'invitation moins directe, mais libère les fantasmes du spectateur "qui n'est pas confronté à un regard inhibiteur". "La femme endormie devient, à la fin du XVe s., une figure de l'inspiration artistique, mais aussi le vecteur privilégié d'une réflexion sur la réception de l'image". "La passivité et l'irrationalité du sommeil l'assimilent aux modèles privilégiés de l'inspiration que sont la vacatio et le furor", tandis que "la stimulation érotique produite par la vision d'une belle femme inaccessible rend compte de la jouissance produite par la contemplation d'une oeuvre d'art". La belle endormie suscite des mouvements ambivalents : vulnérable et offerte, elle provoque un désir exacerbé parfois assouvi par force ; lointaine et absente, elle invite à l'idéalisation, à un érotisme désincarné qui peut devenir dévotion mystique, comme lorsque Béatrice apparaît à Dante, nue dans un drap sanglant (Vita Nuova). Virginie Leroux s'intéresse plus particulièrement à la tradition élégiaque néo-latine, initiée par Properce. Elle s'intéresse successivement au modèle latin puis aux variations néo-latines proposées par Pontano, Angeriano et Second.

La matrice : Properce 1, 3

Cynthie endormie, comparée à Ariane, à Andromède et à une Bacchante épuisée, excite le désir et la frustration du poète à la fois : ce double sentiment n'est pas loin de celui qu'éprouve la victime d'unparaklausithuron, puisque Cynthie est à la fois tout près et absente, retranchée derrière la paroi du sommeil. Poussé par l'amour et par Bacchus à jouir de son aimée, le poète ne manque pas de craindre la colère de cette nouvelle bacchante, furieuse d'être arrachée au doux sommeil. Properce s'inscrit dans une tradition comique, comme en témoigne l'Eunuque de Térence, où Chéréa s'introduit chez sa bien-aimée assoupie et la viole : le sommeil est obstacle mais aussi le seul moment où la possession est possible. Le poète arrange les cheveux de Cynthie, la modèle tel un nouveau Pygmalion, jusqu'au moment où elle se réveille et apostrophe son amant qui l'a délaissée pour aller boire. Cynthie endormie, silencieuse, fait référence à une oeuvre d'art, elle se donne comme une ekphrasis : "le sommeil met en valeur le caractère paradigmatique de l'art visuel pour la création poétique" (p. 19). Cependant, l'amante n'est pas qu'une belle image érotique, elle est également une maîtresse exigeante, momentanément adoucie par le sommeil. Cependant, l'amant ne perd rien pour attendre, car l'érotisme élégiaque est toujours tumultueux et contrarié !

Faunus ou Cimon ? Pontano en nouveau Pygmalion (Eridanus, 1, 17)

Pontano imite l'élégie 1, 3 de Properce dans Eridanus 1, 17, recueil écrit après la mort de sa femme et dans lequel il chante son amour pour Stella. Les belles endormies sont légions dans ce texte. Pontano substitue à la frustration ironique et inquiète de Properce une relation sereine : Stella s'endort, nue, dans les bras de son amant qui, pour l'aider à dormir paisiblement, lui chante les propos amoureux de la nymphe Sarnis à l'égard de Faunus, auquel le poète s'assimile plaisamment. Le cadre pastoral fait référence à un "univers dans lequel l'amour se consomme en liberté et dans lequel la femme est offerte et consentante" : il n'y a pas de péché dans ce contexte. Le poète contemple son amie endormie, alliant plaisir érotique et plaisir esthétique. Comme Properce, il arrange ses cheveux et se présente comme un nouveau Pygmalion, capable de transfigurer sa maîtresse. Virginie Leroux rapproche le texte de Pontano du Décaméron, où Cimon, un jeune noble, est éveillé par la vision d'Iphigénie endormie : cette vision catalyse les heureuses dispositions du jeune homme, qu'il avait laissées en friche, et permet une sublimation esthétique grâce à l'amour : Stella "devient l'idée même de la beauté" car elle subsume les grâces des plus belles déesses grâce au génie artificieux de son ami. Bien plus, la description de Stella à ce moment ressemble beaucoup à celle de l'Élégie personnifiée proposée par Pontano au début du De Amore coniugali : "Stella est ainsi façonnée sur le modèle d'Élégie pour constituer un remarquable concentré de beauté et de sensualité propre à séduire les dieux" (p. 24). Stella est finalement réveillée par la morsure érotique de son amant, qui joue "de façon plus coquine" (dum ludo improbius), ce qui donne libre cours ensuite à un "Éros joyeux et ludique". Pontano distingue ainsi l'érotisme de la sexualité primitive représentée par Faunus et Sarnis, tout en offrant l'image d'une volupté paisible aiguillonnée par la contemplation.

La Muse endormie : variation d'Angeriano sur le motif de la nymphe à la fontaine

Le thème de la nymphe à la fontaine, popularisé par le Songe de Poliphile, devient le support d'une tradition épigrammatique : une statue de femme endormie, exposée dans la cour du Belvédère au Vatican (cf. diaporama ci-dessus) après sa découverte en 1512, est rapprochée d'une épigramme attribuée aux Anciens mais sans doute écrite par un humaniste qui donne la parole à une nymphe gardienne d'une source sacrée. Angeriano remplace la nymphe anonyme par le nom de sa maîtresse, Célia, dans le poème 81. Ce faisant, Angeriano fait preuve d'un goût certain pour l'ekphrasis. Il joue également sur le motif de l'eau, motif de la source d'inspiration : dans le troisième poème de l'Erotopaegnion, le poète ne peut boire à la source d'Aonie. Vénus l'invite, en compensation, à boire les eaux paphiennes : le poète tirera son inspiration non pas d'une divinité transcendante, "mais de la contemplation de sa maîtresse, source de ses larmes et de ses chants" (p. 28). Dans le poème, Angeriano met en scène le viol de Célia par le Sommeil : Hypnos et Éros, tous deux ailés, sont étroitement associés. Mais l'immoralité du viol n'intéresse pas Angeriano : le Sommeil craint d'être enchaîné, comme Mars surpris avec Vénus. La toute puissance de l'amour est ainsi soulignée. Sommeil apparaît en outre comme un praeceptor Amoris, puisqu'il conseille à Célia d'aimer : le rapt, comme chez Martial (7, 47), devient un modèle du carpe diem. Le texte est "une invite érotique [à Célia], priée de s'abandonner au plaisir des sens omme elle s'abandonne au sommeil".

La lutte de Jean Second contre le sommeil de Venerilla

Jean Second se définit comme un poète sculpteur : il renouvelle après Properce et Pontano le mythe de Pygmalion dans l'élégie 2, 9. Le poète se plaint du sommeil de Vénérilla (Vénus et venire ?), qui la rend indisponible. Sommeil est synonyme de frustration, il devient le rival du poète. L'invective au sommeil n'est pas rare dans la poésie élégiaque : il sépare les amants, c'est un dieu cruel. Le poète chante pour éveiller sa maîtresse et l'arracher à sa léthargie, tel un nouvel Ophée. Le poète n'arrange pas les cheveux de son amante : c'est elle-même qui s'en charge. Elle est plus belle que jamais au réveil, le regard brouillé par les vestiges du sommeil, transcription textuelle du sfumato. Le recueil s'achève sur la victoire du poète sur le sommeil de sa maîtresse, "figure de son inaccessibilité".

Les poètes rivalisent ainsi sur le motif de la belle endormie, propice à une réflexion sur la création et la réception de l'image érotique. Le baiser chez Pontano, le chant chez Second, symbolisent le pouvoir d'animation de ces nouveaux Pygmalion. Le motif de la belle endormie, subversif, pâtira ensuite de la Contre-Réforme.   Que dire de cet article pour conclure, sinon qu'il a tout de la belle endormie : plus on le découvre, plus de richesses et de beautés se manifestent au lecteur séduit.

Compte rendu fait par Anne Debrosse.