Mirages, mixages, blocages, passages. Les Japonais face aux apports de l’Occident chrétien (XVIe-XVIIIe siècles)

CR de l’article de Jacques Proust,  p. 207-220.

 

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Les mots du titre correspondent à autant de questions qui se sont posées à un moment ou à un autre dans les relations intellectuelles entre le Japon et l’Europe occidentale. Proust précise que ces questions sont envisagées dans leurs aspects réciproques, et jamais comme des influences européennes en Asie. Les aspects politiques sont laissés de côté parce qu’ils ne touchent pas au fond des questions posées en matière religieuse.

A leur arrivée au Japon en 1549, les missionnaires ignorent tout de la culture et de la langue japonaises et ils s’imaginent que le christianisme va facilement s’implanter dans l’archipel nippon. Plusieurs éléments expliquent cette erreur de jugement d’après l’auteur : François Xavier, premier missionnaire à parvenir au Japon, tient ses informations d’Anjirô, un Japonais rencontré en Inde et qui lui assure que ses compatriotes se convertiront en masse au christianisme. Or Anjirô connaît très mal la religion de son pays et il n’est pas un lettré. Il assure ainsi au jésuite que Dainichi, dieu à trois têtes, renvoie à la Trinité catholique. Les auditeurs des premiers missionnaires s’imaginent ainsi que les jésuites qui viennent de l’Ouest sont des prédicateurs comme ceux qui vinrent de Chine ou de Corée pour prêcher une nouvelle voie d’accès à la sagesse. Ils adhèrent au christianisme sans se rendre compte que celui-ci est très différent de leurs religions traditionnelles. Par la suite, à mesure que les missionnaires connaissaient mieux la langue et la culture locale, ils changent de stratégie, notamment dans le domaine linguistique.

Sous l’impulsion de Baltasar Gago, ils cessent d’emprunter au japonais une terminologie inadaptée à l’enseignement chrétien et ils importent dans les prières des mots latins ou portugais. Cette stratégie n’est pas propre au Japon, puisqu’on la retrouve également en Europe à la même époque à l’intention des fidèles germanophones. Symétriquement, en Europe, sous l’effet d’une intense propagande alimentée par les lettres de missionnaires, se diffuse l’idée que le Japon est naturellement prédisposé à recevoir le christianisme. Nicolò Lancillotto contribue particulièrement à la diffusion de cette image très positive de l’archipel nippon en Europe : arrivé à Goa en 1545, il est recteur du collège jésuite de la ville. Le mythe forgé par Lancillotto est ensuite repris par Guillaume Postel (1510-1581), professeur d’hébreu et d’arabe au Collège royal dans son ouvrage intitulé Des merveilles du monde. Pour Postel, ce qu’on raconte du Bouddha au Japon n’est que la paraphrase déformée du message évangélique, les concubines d’Abraham ayant été envoyées en Orient par ce dernier. La vraie religion, c’est-à-dire le catholicisme romain, a ensuite été mélangée à des spéculations magiques et astrologiques. Le mirage qui éblouit les Européens est donc celui-ci : l’idée que la révélation chrétienne a nécessairement été connue de tout temps, partout dans le monde, et qu’elle a laissé des traces. La vérité peut donc ressurgir à tout instant.

Au début du XVIIe siècle, les autorités japonaises interdisent le christianisme. Seuls les Hollandais sont autorisés à se rendre au Japon dans des conditions très strictes. Après le départ des derniers missionnaires, il reste cependant au Japon une poignée de catholiques qui sont voués à la clandestinité. Comme ils sont sans prêtre, ils se fient à la parole des Anciens qui ont mémorisé l’enseignement des missionnaires pour se le transmettre de génération en génération. Les chrétiens cachés ont en outre un sentiment très fort de culpabilité, comme survivants d’un véritable génocide. Ce sentiment s’est aggravé après la généralisation de l’épreuve du fumi-e. Il s’agit d’une cérémonie au cours de laquelle les habitants d’un village, suspectés d’être chrétiens, doivent fouler aux pieds une image sainte. Les chrétiens commettent ce sacrilège mais sans abjurer, récitant in petto un acte de contrition et comptant sur la grâce divine pour être pardonnés. Les premières générations de chrétiens cachés se sont transmises jusqu’à la fin du XVIIIe siècle une légende intitulée Les Commencements du Ciel et de la Terre. Le conte paraphrase plus ou moins fidèlement l’histoire sainte mémorisée par les anciens. Le tout est mêlé de récits qu’on dirait tirés de La Légende dorée de Jacques de Voragines.

Il y a aussi plusieurs sortes de blocages entre l’Occident et l’Orient à cette période. Il existe un tabou de la croix au Japon qui est lié au fait que les coupables de crimes les plus graves sont crucifiés. Les missionnaires décident donc d’importer dans la langue japonaise le mot portugais cruz. Ils représentent rarement le Christ en croix et ils donnent plutôt à voir des représentations de la Vierge. Certaines images représentent cependant un Christ aux outrages au moment de la flagellation.

Plus tard, au temps des Hollandais calvinistes, parviennent au Japon des anatomies moralisées. Ce sont des planches anatomiques, séparées ou en recueils, mais mises en scène dans des positions ou dans des cadres véhiculant des messages allégoriques, de nature morale ou spirituelle. L’exemple classique est celui de ce qu’on appelle le « squelette laboureur » de Vésale (1543). Il s’agit en réalité d’un fossoyeur, la face suppliante levée vers le ciel. Le message n’est pas ouvertement chrétien et il est donc acceptable par les censeurs japonais. Le copiste japonais qui reproduit la planche de Vésale en 1798 fait disparaître le paysage italien et la fosse.

Les jésuites, comme les Hollandais, comprennent l’intérêt qu’ils ont d’introduire des instruments astronomiques au Japon ou en Chine, pays où la fixation du calendrier revêt une grande importance pour asseoir l’autorité de la personne impériale. Le premier ouvrage d’astronomie occidentale traduit en japonais est le fait d’un ancien jésuite converti au zen, Cristovão Ferreira. La traduction est achevée en 1659 par un savant japonais confucianiste il s’agit d’un traité à l’ancienne, fondé sur les théories d’Aristote et de Ptolémée et destiné, dans le cursus scolaire des jésuites, à les préparer à l’étude de la théologie par la démonstration « philosophique » préalable des perfections du Créateur. Les jésuites pensaient convertir les Chinois ou les Japonais par l’astronomie. Mais il y a un blocage du côté japonais : les observations des Occidentaux et les instruments d’observation ne les intéressent que pour affiner la connaissance du calendrier. Les découvertes de Kepler ou de Galilée ne les intéressent pas. Les raisons de malentendu ne tiennent pas seulement à la différence de langue, mais aussi à la différence entre les modes de pensée.

Il existe néanmoins des échanges féconds entre le Japon et l’Occident chrétien, malgré la fermeture de l’archipel. Les Occidentaux apprennent qu’une société qui semble fonctionner à l’inverse de leurs principes peut être civilisée et ordonnée. C’est l’expérience que font le jésuite Fróis et Alessandro Valignano, visiteur jésuite des Indes orientales. Les Occidentaux ont également appris que la chronologie sacrée, considérée comme incontournable par l’Eglise, est très courte à côté des temps longs révélés par les Annales des grands pays d’Asie. Les conséquences de cette découverte permettent une évolution des mentalités en Europe au XVIIIe siècle.

Les Japonais, après avoir adapté ou traduit des livres d’anatomie débarrassés des références allégoriques, accèdent au noyau scientifique des ouvrages et les confrontent avec leur propre savoir. La science expérimentale européenne s’acclimate ainsi progressivement dans une culture médicale dominée jusque là par les traditions chinoises.

Proust avance alors quatre conclusions :

1) Le malentendu est dans la nature même des échanges culturels.

2) Ni la volonté des émetteurs ni celle des récepteurs ne peuvent rien pour éviter ces malentendus.

3) C’est le hasard des circonstances qui fait qu’ils bloquent la communication ou lui permettent de se faire.

4) Pour que la frontière s’efface, il faut que l’émetteur admette que ce qu’il considère comme essentiel dans le message ne l’est pas nécessairement pour le destinataire et que le récepteur peut prendre des libertés avec le contenu ou la forme du message qui lui est adressé.

On a donc là un bel article de synthèse, portant peut-être davantage sur les échanges culturels entre le Japon et l’Occident que sur les relations religieuses.

 

Compte-rendu par Hélène Vu Thanh, février 2014