Encomenderos, restitution et charité chrétienne dans les Andes au XVIe siècle

Aliocha Maldavsky – Université Paris Ouest Nanterre La Défense

Communication donnée au sein du séminaire ATECOLE (Atelier du Colonial et des Empires) organisé par l’Université-Paris I-EHESS-ULCO et dirigé pour la présente session (25 février 2014), par Gregorio Salinero.

Francisco Hernández Girón, encomendero español que se rebeló en el Perú en 1553 contra la autoridad real. Según dibujo de Guamana Poma de Ayala. (source: wikipedia)

Francisco Hernández Girón, encomendero español que se rebeló en el Perú en 1553 contra la autoridad real. Según dibujo de Guamana Poma de Ayala. (source: wikipedia)

La communication d’Aliocha Maldavsky s’appuie sur une recherche en cours, un projet de recherche présenté pour l’Institut universitaire de France, intitulé Entre salut et statut, les usages sociaux de l’évangélisation dans les Andes aux XVI et XVIIe siècles.

C’est un projet plus vaste cependant, qui s’inscrit à la fois dans une réflexion sur le rôle des acteurs non religieux dans l’évangélisation – ceux que l’on appelle les « laïcs » par commodité – et dans une perspective à la fois européenne et américaine, dans le vaste mouvement de rechristianisation des campagnes, à l’œuvre dans le cadre de la réforme catholique en Europe, qui trouve sont pendant dans les missions aux « infidèles » dans les territoires américains et ailleurs.

Par là, il s’agit de proposer un décloisonnement à la fois géographique et social et d’inscrire l’histoire de l’évangélisation dans la perspective d’une histoire sociale qui tienne compte de l’ensemble des acteurs et pas seulement des « curés », des prêtres réguliers et séculiers. A ce titre, la question porte sur la place du religieux dans la légitimation sociale de part et d’autre de l’Atlantique. En travaillant de cette façon, la réflexion s’est encore élargie à la définition même des sociétés d’Ancien Régime de part et d’autre de l’Atlantique, et à celle de « société coloniale ». Qu’est-ce que signifie le colonial dans ce contexte ?

Il s’agit de comprendre dans quelle mesure l’évangélisation des « rudes » en Europe et des Indiens en Amérique du nord et du sud, s’inscrit dans l’économie du salut des laïcs, dans le moment de renouvellement de la piété que représente la Réforme catholique.

Cet axe de travail a été le point de départ de la réflexion, mais assez rapidement, le travail conjoint avec d’autres collègues a fait surgir d’autres questionnements : qu’est-ce que signifie « investir » dans le sacré, quel est le point de vue de ceux qui mettent de l’argent dans l’Eglise ? Les axes de réflexion se sont élargis, d’un point de vue chronologique, jusqu’au XIXe siècle, et abordent également le point de vue de la sécularisation des sociétés et des institutions, notamment pour l’Amérique au moment de l’indépendance.

Il s’agit donc de comprendre les rapports entre laïcs et institutions religieuses, et plus précisément, pour l’Amérique, par rapport à l’action évangélisatrice des clercs, comment les acteurs non religieux s’inscrivent dans ces problématiques.

Le récent ouvrage issu de sa thèse de doctorat, publié par Aliocha MaldavskyVocaciones inciertas. Misión y misioneros en la provincia jesuita del Perú en los siglos XVI y XVII (2012, Instituto Francés de Estudios Andinos), portait sur les jésuites aux XVIe et XVIIe siècles et sur l’institution en tant que telle, sur la façon dont les jésuites se considéraient comme missionnaires ou non, s’ils avaient une vocation véritable, jusqu’à quel point cette vocation s’étendait. L’une des conclusions de ce travail de recherches aboutissait à établir qu’être religieux ou missionnaire relevait aussi d’une stratégie sociale. A partir de là, la question des non religieux se posait en corollaire.

Faire de l’histoire des sociétés coloniales une histoire des empires. Approfondir le domaine spécifique des missions d’évangélisation.

L’approche s’inscrit à la fois dans une histoire des sociétés coloniales et dans une histoire des empires, dans une perspective comparatiste (Amérique ibérique et Amérique française) et le souci d’approfondir la question de la continuité et de la rupture entre les sociétés européennes et américaines dans le domaine spécifique des missions d’évangélisation.

Aujourd’hui seront abordées plus particulièrement les attitudes devant la mort des conquistadors et des encomenderos au XVIe au Pérou, et le sens que peuvent avoir ces attitudes dans le cadre du respect de leur devoir d’évangélisation des populations indigènes.

Dans le cadre de recherches plus anciennes sur les jésuites et les missions dans les Andes, Aliocha Maldavsky avait trouvé parmi des documents d’archives jésuites, le dossier d’un marchand péruvien du XVIIe siècle, qui donnait beaucoup d’argent pour les missions jésuites. Le dossier était très fourni, parce que les jésuites ne savaient pas très bien à quelle destination missionnaire pourrait être destiné cet argent, et que cela avait créé des conflits entre eux pour savoir à quel usage le destiner. Au-delà de l’intérêt que pouvait avoir une recherche sur le financement des missions jésuites,Aliocha Maldavsky s’est aussi interrogé sur les motivations profondes des donateurs, à travers cet exemple : quelles pouvaient être les motivations de ce marchand péruvien qui donnait de l’argent pour les missions spécifiquement, et pas pour autre chose ? C’était d’abord sans doute une démarche orientée par les conseils des jésuites, mais pas seulement ; cela pouvait aussi correspondre à une volonté d’assumer un rôle, même périphérique, dans l’évangélisation des Indiens, qui en dernier ressort appartenaient au roi, mais aussi à la catégorie la plus proche de ce qu’on pourrait nommer la « noblesse américaine », l’encomendero. A partir de cet exemple, Aliocha Maldavsky s’est ensuite tournée vers l’encomendero, qui, au premier chef, est celui qui a le devoir d’évangéliser. La question se pose de savoir si l’encomendero participe de façon active à l’évangélisation, alors que dans les interprétations historiographiques traditionnelles, l’encomendero est plutôt considéré comme un obstacle à l’évangélisation. Le contexte à prendre en compte dans cette recherche, celui des guerres civiles au Pérou, n’était pas anodin non plus…

Aliocha Maldavsky a donc travaillé sur la question de la restitution des biens aux Indiens, à partir des années 1540 et sur une première approche des donations aux institutions évangélisatrices.

 Le contexte est d’abord celui du repli du pouvoir des encomenderos, pour des raisons aussi bien locales – la catastrophe démographique touche les Indiens dans les dernier tiers du XVIe siècle – que politiques, avec la volonté du monarque de contrôler la main d’œuvre et les ressources du territoire américain (dans les Andes notamment, les mines de Potosi et de Huancavelica sont très convoitées), et de réduire le pouvoir d’une potentielle noblesse féodale, en formation. Les anciens conquistadors et leurs descendants sont alors dans une recherche permanente de formes de légitimation de leur pouvoir et de leur position dominante au sein de la nouvelle société. Cette société ne cesse de se renouveler en raison des migrations de colons espagnols qui remettent en cause le monopole des encomenderos sur la main d’œuvre. L’encomienda est l’attribution à un individu d’un groupe d’indigènes, généralement à travers un lien qui se fait par le cacique. Ce n’est pas une juridiction territoriale stricto sensu, mais une juridiction sur les hommes. Ce n’est pas non plus une juridiction judiciaire et elle n’a pas les caractéristiques de la seigneurie telle qu’on peut la connaître en Europe. C’est une juridiction sur le travail et sur le tribut. Les encomenderos ont le droit de prélever le travail et le tribut des Indiens et ont le devoir d’évangéliser les Indiens, ou en tout cas de veiller à leur évangélisation, et également de défendre le territoire. De ce point de vue, ils continuent à exercer des fonctions militaires dans cette perspective. Généralement, ce sont d’anciens conquistadors qui ont eu ces titres, même si ce n’est pas toujours le cas. Les colons espagnols remettent en cause le monopole de ces « beneméritos » sur la main d’œuvre, d’autant plus avec le renouvellement des générations. Beaucoup d’entre eux se sont soumis, par  la reconnaissance de la puissance royale, notamment au moment de la fin de la rebellion de Gonzalo Pizarro (qui se termine en 1548) et la pacification par La Gasca. La légitimation de ce pouvoir et de cette position sociale, passe aussi par la mise en relief de ce qui légitime la possession d’une encomienda : le devoir d’évangélisation. Dans un article de 2011, Aliocha Maldavsky a montré que la restitution des biens relève moins d’une adhésion aux thèses de Las Casas, que d’une manière de réaffirmer les liens de dépendance.

Introduction

Le processus d’évangélisation entrepris par les Espagnols en Amérique est habituellement étudié à travers la relation de contact entre le clergé, régulier et/ou séculier, et les populations à convertir et évangéliser, indigènes, esclaves déportés d’Afrique. On l’étudie également à travers les institutions politiques et religieuses, censées la fomenter. Souvent replacée dans le contexte du baroque ibéro-américain, la religiosité des fidèles est abordée par le prisme du culte, des saints, des dévotions, des attitudes devant la mort, dans une approche plus tournée vers l’histoire culturelle que vers l’histoire sociale et à travers la recherche de permanences ou de transformations d’éventuels cultes et croyances préhispaniques.

Avec le baptême des vaincus, on assiste à la formation d’une nouvelle société chrétienne, dont les frontières sont en constante redéfinition, et où la conversion ne suffit pas à établir une égalité entre nouveaux et vieux chrétiens. Au Pérou se met en place dans le dernier tiers du XVIe siècle, une sorte orthodoxie coloniale qui faisait que les Indiens convertis n’étaient jamais assez convertis pour les Espagnols. D’une certaine manière, la dimension religieuse  donnait du sens aux catégories juridiques – Espagnols et Indiens, auxquels s’ajoutent les esclaves et les métis – en perpétuelle conversion. Les Vieux Chrétiens espagnols dominent cette société, organisent l’exploitation de la population locale, créent les institutions, chargent le clergé de convertir et d’évangéliser. L’idée est alors de faire le lien entre le processus d’évangélisation avec la particularité de cette société nouvelle en Amérique, avec ses nouvelles hiérarchies, ses contradictions morales et les transformations que vit le christianisme à ce moment-là, puisqu’on est alors dans un moment de division et de rupture confessionnelle.

C’est pourquoi le propos doit se concentrer sur un groupe de laïcs, les encomenderos, qui aspirent à occuper un statut social au sommet de cette nouvelle société coloniale et dont la légitimité sociale dépend en théorie du respect des obligations afférentes à l’encomienda. Dans l’Europe des dévots, Louis Châtellier a étudié la naissance du dévot européen, qu’il définit comme « un chrétien qui sent une réelle vocation missionnaire envers autrui » (in L’Europe des dévots, 1987). La place qu’occupent les laïcs dans la réforme catholique dans la seconde moitié du XVIe siècle, à travers les confréries et les œuvres pieuses, dérive d’un engagement présent depuis l’époque médiévale, dont les Espagnols qui traversent l’Atlantique sont les héritiers. C’est pourquoi il est légitime de s’interroger sur la place qu’occupent la conversion et l’évangélisation des Amérindiens dans l’action des laïcs espagnols pour leur propre salut.

Il ne n’agit pas de chercher des dévots à tout prix en Amérique, mais plutôt de comprendre quels bénéfices spirituels et sociaux les laïcs et créoles ont pu obtenir en vivant dans une société considérée comme frontière de la chrétienté, marquée par un contexte de domination, de conquête. La conversion des Indiens reste un argument fondamental de justification de la conquête encore au XVIIe siècle et les changements socio-politiques – commet l’intensification de la présence de l’autorité royale, civiles et religieuses, les efforts de la Couronne pour éviter que les conquistadors et les encomenderos deviennent des seigneurs féodaux – influent sur la manière de convoquer cet argument de la conversion. La relation qu’entretiennent les Espagnols d’Amérique avec l’évangélisation, va sans doute plus loin que la seule question du salut (en Europe aussi d’ailleurs).

Les sources employées pour cette recherche sont les sources notariales, testaments, donations à des institutions religieuses, qui permettent de mettre en lumière les clauses en lien avec les Indiens : restitutions, missions, doctrines chrétiennes. Il s’agit de comprendre la chronologie et comment on passe de la restitution à la charité. Comment se transforme la notion de restitution de biens aux Indiens, en œuvre de charité ? Comment cela joue dans la légitimation d’un statut nobiliaire pour les acteurs qui entreprennent ces actions au moment essentiel de la rédaction du testament.

I – Œuvres pieuses, mauvaise conscience et restitution

Dans l’historiographie, les encomenderos sont considérés comme des obstacles à l’évangélisation et au devoir d’évangélisation. En même temps, c’est une justification de leur statut d’ « élite ». C’est un obstacle parce qu’ils ont participé aux guerres civiles, ont exploité les Indiens, vision héritée de Las Casas, très répandue dans l’historiographie contemporaine. En organisant la délégation du droit de bénéficier du tribut et du travail des Indiens, l’encomienda peut être analysée comme une délégation d’une partie du Patronage royal sur l’Eglise, comparable au patronage seigneurial qu’exerçaient les seigneurs européens dans leurs domaines. Le respect de cet engagement est rappelé par beaucoup de textes attribuant individuellement les encomiendas et par la législation royale. En attaquant cette institution, une des stratégies de Las Casas a été, dans une perspective individuelle d’attaquer les figures principales de l’encomienda à travers la question de la conscience morale. La question des confessions des Espagnols est présente chez Las Casas au tout début de sa réflexion, dès les années 1510. Il y a toujours une clause sur le bon curé qu’il faut nommer dans l’île d’Hispaniola ou ailleurs, pour pouvoir entendre les confessions des Espagnols. Un des problèmes posés par la conquête, dès le départ, est que les Espagnols ne savent pas qu’ils sont en train de faire n’importe quoi. Il faut donc de bons religieux pour les encadrer. Las Casas rédige ainsi en 1552 un manuel de confession, Aqui se contienen unos avisos y reglas para los confessores que oyeren confessiones de las Españoles que son o han sido in cargo á los Indios de las Indias del mar Oceano paru à Séville. Dans ce texte, il formalise cette offensive contre les individus à travers la question de la confession et de l’absolution des encomenderos, les obligeant à restituer les biens aux Indiens, en raison du caractère injuste des guerres qu’ils ont menées. C’est un manuel dans lequel est expliqué la façon dont doit être rédigé un testament, comment un encomendero doit rédiger son testament pour obtenir l’absolution. L’encomendero doit expliquer à quelle guerre il a participé, à quelle conquête il a pris part, pour savoir si ces conquêtes sont véritablement justes ou non et il doit déclarer si tout ce qu’il possède lui vient des Indiens. Il doit promettre de ne pas révoquer son testament et nommer en général un exécuteur testamentaire qui soit un religieux, de préférence un dominicain au Pérou, parce que les Dominicains sont porteurs des idées de Las Casas.

G. Lohmann Villena, dans deux articles de 1965 et de 2005 développe l’idée que la restitution des biens est le résultat du Lascasisme en Amérique. Il y a eu un vrai phénomène de restitution des biens qui s’est mis en place. Les gens ont vraiment restitué des biens aux Indiens dans les années 1550. Aliocha Maldavsky a compilé 80 documents, rédigés entre 1536 et 1600 dans différentes villes de la vice-royauté péruvienne. Il s’agit surtout de testaments, mais aussi de donations, pouvoirs pour tester et codicilles, qui contiennent les volontés de 76 encomenderos et encomenderas. L’étude de ces documents montre qu’avant 1549, sur 23 documents concernant 22 personnes,  il y a trois références à la restitution et à l’évangélisation seulement. Trois individus font allusion à la conversion des Indiens en laissant de l’argent pour des messes en faveur de l’évangélisation (Maria Martel, 1547), ou de l’argent pour financer un curé de doctrine (Gomez de Leon y Trodrigo de Mazuelas, 1548). Une restitution est le fait de décharger la conscience d’un individu, en rendant les « biens mal acquis ». Dans n’importe quel testament, on « rend » les biens mal acquis. C’est la question du vol qui se pose et c’est une façon de se mettre en règle avec Dieu.

Les clauses de restitution et de donation aux Indiens font leur apparition dans les documents à partir de la décennie 1550 et jusqu’en 1569, 28 documents, que signent 26 individus, font apparaître des clauses de restitution ou de donations au Indiens du Pérou. Ces clauses prennent des formes très diverses : restitution d’argent ou de rentes, exemption du tribut, messes pour la conversion des Indiens, dons aux hôpitaux d’Indiens dans divers villes ou villages, dons de vêtements aux Indiens pauvres de l’encomienda, financement des cloches, dons de bétail et même donation universelle aux Indiens. Certains ruinent leur famille pour ces donations, comme Francisco de Fuentes en 1560, d’autres limitent leurs donations ou laissent la gestion de l’argent entre les mains de religieux, avec des clauses précisant leurs volontés, souvent des veuves qui viennent reprendre la main sur la restitution. La restitution est alors aussi une forme de domination, qui relève aussi de la notion de domination, et crée un lien avec les Indiens.

La théorie de la guerre juste, défendue par Vitoria et l’Ecole de Salamanque, conclut que la conquête ne pouvait se justifier par l’infidélité des Indiens ou leur paganisme, ni par leur désobéissance à la loi naturelle et encore moins par les bulles pontificales des XVe et XVIe siècles. Les encomenderos qui restituent des biens aux Indiens mettent l’accent sur leur bonne foi au moment de la conquête. L’argument de la « bonne foi » est ce qui permet à l’Ecole de Salamanque d’excuser les Rois catholiques, qui pensaient vraiment qu’ils avaient le droit d’exercer la souveraineté sur les Indes en vertu des bulles pontificales. Les encomenderos justifient leurs actes de guerre à travers la défense de la foi. Le combat par la foi justifie le fait d’avoir fait la conquête et justifie le fait d’être légitime en étant encomendero et en ayant un statut proche de la noblesse, avec la mise en évidence d’un lien entre le fait de combattre, d’être soldat, et la justification d’un statut « nobiliaire ».

Ainsi, Nicolas de Ribera el Viejo déclare, dans une écriture de donation du 13 mai 1556 : « J’étais de bonne foi lorsque je pensais qu’on pouvait justement et légitimement faire la guerre aux naturels de ce royaume parce qu’ils étaient infidèles, pour qu’ils laissassent la gentilité dans laquelle ils vivaient et qu’on leur prêchât le sacré évangile de notre rédempteur Jésus-Christ et pour qu’ils fussent instruits dans notre sainte foi catholique. » Selon ce modèle, qui trouve ses racines dans la Reconquista péninsulaire, la défense et la propagation de la foi catholique justifiaient la guerre. Les conquistadors étaient imprégnés de millénarisme et la conviction que l’Espagne avait un rôle à jouer dans la propagation de la foi chrétienne dans le monde. La conséquence socio-politique de sa participation à ce processus pour un encomendero comme Nicolas de Ribera était que sa noblesse et son statut social se justifiaient par son action militaire au service de Dieu et de la couronne.

Les historiens expliquent les clauses de restitution principalement par la référence aux écrits de Las Casas et au rôle des dominicains au Pérou, comme l’attestent d’ailleurs la présence de Domingo de Santo Tom’as ou de Jeronimo de Loaysa, comme témoins et exécuteurs testamentaires dans les documents. Les testaments démontrent surtout que les encomenderos étaient encore convaincus de leur bonne foi, même 20 ou 30 ans après la conquête. Ils adhèrent à la justification lascasienne, mais vraiment à tout hasard. Ils ne sont donc sans doute pas vraiment convaincus que la restitution soit si juste, mais ils ont peur de l’enfer. Cette génération de conquistadors approche en effet de la fin de son existence et ils doivent faire le nécessaire pour ne pas aller en enfer. Il faut aussi mettre l’accent sur la dimension politique de ces restitutions, puisque dans la mesure où ils restituent, les encomenderos agissent conformément à la législation royale. Ils se mettent ainsi à l’abri de persécutions pénales pour manque de doctrines : il y a en effet des procès où sont compté les mois pendant lesquels il n’y a pas eu de curé dans les villages.

Les mutations qu’on constate dans ces restitutions à partir des années 1560 démontrent qu’elles pouvaient aussi être le fruit de l’adhésion de la Réforme catholique qui arrivait alors au Pérou, à travers le discours sur les « œuvres » valorisées par le concile de Trente. On constate alors que la charité se substitue au combat pour la foi, au moment de donner une justification religieuse au statut social.

Dans les testaments de la période suivante, on passe à la charité, de façon plus ouverte, et on n’est plus dans une logique de la restitution directe aux Indiens, mais dans une logique de passage par les institutions religieuses.

II – Encomenderos, charité et statut nobiliaire

Cette mutation de la restitution en charité intervient dans les documents à partir des années 1570. 29 documents étudiés entre 1570 et 1600 signés par 28 individus montrent encore des restitutions en argent, mais ces restitutions sont substituées souvent par des donations d’argent ou des rentes données à des ordres religieux, ou des hôpitaux d’Indiens. C’est ce que montre l’étude de quelques donations à des jésuites, alors nouvel ordre religieux dans les Andes, puisqu’ils arrivent au Pérou en 1568. C’est un ordre religieux tridentin, qui permet aussi aux conquistadors de financer une proposition missionnaire et une proposition éducative, en finançant des collèges jésuites. C’est aussi un moyen d’œuvrer pour la mise en place de ces institutions d’éducation en Amérique. Donner aux jésuites, c’est aussi devenir un bienfaiteur ou un fondateur  de l’ordre, véritable statut reconnu par la compagnie. A cela s’ajoute aussi un bénéfice social, spirituel (le salut) ; cela permet d’avoir une sépulture dans la chapelle principale de l’église, un banc dans l’église, le statut est transmis aux héritiers et permet de préserver la mémoire. La question de la mémoire est fondamentale pour les encomenderos, parce qu’ils ne savent pas encore s’ils vont pouvoir conserver leurs encomienda de façon perpétuelle. Il faut donc trouver des moyens de préserver la mémoire autrement que par le statut d’encomenderos. C’est donc une forme de légitimation du statut social.

Quelques exemples permettent d’étayer ces hypothèses :

Antonio de Llanos d’Arequipa, encomendero de la province de Condesuyos, par son mariage avec Maria Cermeño, veuve de l’encomendero Tomas Faler, s’engage en 1579, à donner à la Compagnie de Jésus 1500 pesos de rente annuelle pour la fondation d’un collège à Arequipa. La donation officielle du couple est vraiment effective en 1582. Antonio de Llanos devient co-adjuteur temporel des jésuites, leur donne tout son argent et finit dans la compagnie comme frère. La condition est que les jésuites disent des messes pour le salut de l’âme des époux et leur attribuent une sépulture dans la chapelle principale de leur future église. Ils donnent également une estancia et son bétail, ainsi que 500 pesos pour l’ornement de l’église. Antonio de Llanos était un marchand et a acquis cette encomienda par son mariage avec Maria Cermeõ. Cela a donc signifié une ascension sociale pour le commerçant, ancien associé de Tomas Faler, puisqu’il prend sa suite comme encomendero et s’allie à la famille de conquistadors à laquelle appartient son épouse.

Antonio Gomez de Butron, fils d’un des fondateurs d’Arequipa, Francisco Gomez de Leon. Il avait l’encomienda de Camana. En 1582, il donne un terrain en ville, pour respecter le vœu qu’avait fait son père, d’édifier des maisons sur ce terrain, dont le loyer devait servir à entretenir un curé,doctrinero, des Indiens, pour éviter de prélever dans le tribut l’argent nécessaire au paiement du curé. Il a donc établi une sorte de chapellenie. Son testament est posthume, de 1548, alors qu’il meurt en 1547. En fait, le vœu du père n’a jamais été exaucé, et son fils donne le terrain aux jésuites, qui sont spécialistes de l’évangélisation, ce qui permettra de respecter le vœu de son père. C’est une sorte de transfert aux Jésuites de ce qui était une chapellenie. Comme cela pouvait être mal perçu par les curés qui devaient récupérer cet argent, une enquête est diligentée qui conclut qu’il n’y a finalement jamais eu de maison, ni de loyers. Un des témoins dit qu’Antonio Gomez Butron est trop pauvre pour financer une construction de ce type.

Dans ces clauses de donation, les mêmes arguments sont donnés que pour les restitutions dans les années 1550. Ces clauses permettent de comprendre comment les restitutions se transforment en charité à travers le recours aux institutions religieuses que sont les ordres réguliers, et les hôpitaux. Les ordres religieux comportent des avantages en termes de stratégie nobiliaire, à travers les bénéfices concrets qu’ils proposent aux fondateurs. Plusieurs fois le terme « patron » apparaît dans les documents de fondation. Dans certains, il y a une vraie insistance sur ce terme. Les fondateurs demandent aussi que la sépulture qui les accueillera dans les églises de la compagnie de Jésus contienne les restes de leurs parents et descendants, ce qui donne lieu à des translations de restes vers ces églises. Ils nomment des héritiers dans le statut de fondateur. Ces exigences sont typiques des attitudes devant la mort des nobles espagnols de l’époque et démontrent que les riches encomenderos des Andes partagent les mêmes normes. Jean-Paul Zuñiga a bien montré pour le contexte colonial chilien qu’il s’agit d’une « société habitée par l’illusion nobiliaire, dont le modèle est celui de l’aristocratie castillane » ( in Espagnols d’Outre-mer). En définissant l’honneur comme un des « axes de la société traditionnelle », José Antonio Maravall explique que les distinctions dans la société d’ordre dépendent des « différences d’estime sociale, de prestige, de dignité, d’honneur, de rang, entre les individus et les groupes, ainsi que de la reconnaissance mutuelle de ces différences » (in Maravall, Poder, honor y élites en el siglo XVII, 1984). L’argent vient maintenir ces différences et les renforce. L’historiographie espagnole sur la noblesse a démontré qu’il s’agissait d’une société mobile, malgré l’impression de fermeture qui caractérisait les sociétés ibériques. Elle a montré aussi le rôle important du monarque dans la définition de la place de chacun dans ce jeu social.

On trouve en Amérique aussi les valeurs qui fondent la société péninsulaire, avec des perspectives de mobilité sans doute plus importantes, alors que le roi possède aussi un pouvoir fondamental dans la définition des élites, en contrôlant l’accès à la terre, aux honneurs, comme le montrent les relations de meritos. En matière religieuse, les pratiques des nobles castillans cherchent à construire du prestige et de la mémoire familiale, en donnant aux couvents, aux églises, aux chapelles, avec des sépultures spectaculaires, avec leurs écus d’armes… Les fondateurs et les bienfaiteurs des Andes comptent sur la réputation des jésuites pour s’approprier une culture et un ethos nobiliaire castillan, alors qu’ils ne possèdent pas ce statut à la base. James Lockhart a ainsi montré qu’un quart des hommes de Cajamarca relevaient vraiment de l’hidalgia. Dans la mesure où la catégorie de « pecheros » (roturier) n’existe pas en Amérique, la distinction sociale entre les Espagnols dépendait en grande partie des liens avec les conquistadors et les encomenderos. L’importance de la réputation dans la définition du statut des individus implique la recherche de tous les moyens capables de valoriser un mode de vie noble. Le statut de fondateur jésuite en est un.

Toutefois, avec les collèges jésuites, il s’agit sans doute d’une forme de patronage laïc, qui, alors qu’il procure du prestige social et des attributs dignes de la noblesse, permet également de mettre en œuvre une stratégie vis–à–vis des Indiens de l’encomienda qui relèvent du pouvoir seigneurial.

III – Œuvres pieuses, identité nobiliaire et stratégie seigneuriale

En 1575, un encomendero de la Paz, Juan de Ribas, demande aux Jésuites de faire des missions pour l’encomienda de Viacha. Il demande aussi qu’ils fassent des missions pour l’encomienda de la fille de son épouse, sans leur imposer des obligations spécifiques. Il sollicite également les jésuites comme curés d’Indiens de son encomienda, si un jour ils décident d’assumer ce type de fonction, ce que la Compagnie de Jésus considérait comme contraire à ses constitutions. Les jésuites refusent en général d’être curés de paroisse. Cependant si un jour ils veulent bien assumer cette fonction, Ribas leur donne la cure de son encomienda. Ribas et son épouse avaient fait la même chose avec l’ordre de Saint Augustin, dont ils avaient participé au financement de la fondation du couvent de La Paz en 1563, et à qui ils avaient attribué la cure d’âme de leur encomienda d’Anco Anco, agissant ainsi comme de véritables patrons laïcs de leur encomienda.

Les devoirs et les droits afférents à l’encomienda étaient intimement liés au patronage royale sur l’église américaine et à sa délégation par le roi à l’encomendero. Il lève le tribut pour le roi et doit financer avec une partie de ce tribut, l’évangélisation des Indiens, en finançant la conversion et l’évangélisation des Indiens, en payant le curé, en finançant les frais du culte, de l’église et des ornements. Ce devoir est réitéré dans tous les documents d’attribution de l’encomienda et il est prévu de les leur confisquer s’ils ne les respectent pas. Antonio de la Calencha, chroniqueur augustin du XVIIe siècle, dit que les encomenderos n’ont même pas essayé de leur faire dire des prières, parce qu’il avait l’impression qu’un seigneur de vassaux aurait ressemblé à un sacristain et parce qu’ils étaient tous dans les guerres civiles. Cela expliquerait les procès qu’on trouve dans les archives pour manque de doctrine et les clauses de restitution des testaments dans les années 1550, de même que la charité dans les années suivantes. Il faut néanmoins prendre en considération le rôle religieux des encomenderos, à travers sa dimension politique, car le dernier tiers du XVIe siècle est le moment de la mise en place des doctrines d’Indiens, des « réductions » (regroupements d’Indiens) au Pérou, dont le contrôle était revendiqué par la couronne et par les évêques, désormais plus présents dans le paysage institutionnel colonial. L’encomienda en principe n’est pas un système seigneurial. Les Indiens ne sont pas les vassaux formels des encomenderos et ceux-ci n’exercent pas de pouvoir de justice sur eux, même s’ils emploient des termes tels que « vecino feudatario » ou « mes Indiens ». Toutefois, le devoir religieux contribue à maintenir la confusion entre l’encomienda et le fief. Dans sa chronique, Antonio de la Calancha explique que les encomenderos prirent, dans un premier temps, la responsabilité de nommer eux-mêmes les curés des encomiendas, exerçant ainsi un patronage de facto, comparable à celui exercé par les seigneurs laïcs européens, véritables propriétaires des lieux de culte disposant du droit de présenter et de nommer les curés.

Dans le droit canonique, le jus patronatus est la somme des privilèges qu’on donne au fondateur d’une église, une chapelle ou un bénéfice, parmi eux le droit de présenter un candidat à l’office ecclésiastique. L’Eglise lutte en permanence pour limiter le plus possible ces droits hérités de l’époque carolingienne, qui avaient permis à l’Europe de se couvrir d’un « banc manteau d’églises ». Mais les conciles successifs limitèrent peut à peu ces droits. Au XVIe siècle, en Espagne, le patronage seigneurial coexiste avec le patronage royal qui l’exerce dans les terres de « realengo » et nomme aux charges les plus hautes de la hiérarchie ecclésiastique.

En Amérique, il n’existe pas de patronage laïque seigneurial comme en Espagne, puisqu’il n’y a théoriquement pas de seigneuries, mais les encomenderos assument le devoir, par délégation, de veiller à la conversion des Indiens, et ils se considèrent comme des patrons, en choisissant des curés amis ou des parents, afin de renforcer leur domination, suscitant la dénonciation de ce type de complicité entre curés et exploiteurs. Déjà, en 1552, une cédule royale désigne clairement les évêques comme les seuls responsables de la nomination des curés de doctrines, alors que Philippe II exigeait, en 1567, puis en 1574, le monopole de la présentation. Il y a donc une offensive pour la réduction du pouvoir religieux des encomenderos en leur laissant seulement un rôle financier, la part du tribut qu’ils doivent utiliser pour payer le curé. Cette offensive contre le pouvoir religieux s’ajoute à l’opposition d’une partie du clergé à la perpétuité des encomiendas, avec un intense débat dans les années 1550 et 1560. D’une manière générale, la Couronne entend restreindre le pouvoir des encomenderos en faveur de l’administration royale, puisque ce sont désormais les coregidores qui prennent la responsabilité de proposer des curés, à travers les recensements destinés à fixer les tributs par exemple. La réduction de son pouvoir de patron direct des églises des doctrines d’Indiens explique les efforts des encomenderos pour financer les ordres religieux, comme un moyen alternatif de préserver leur pouvoir seigneurial, en dehors des circuits contrôlés par la Couronne. Ceci expliquerait aussi qu’ils demandent aux jésuites de faire des missions dans les doctrines de leurs encomiendas, et qu’ils exigent parfois d’être appelés « patrons » dans les documents notariés. Il s’agit de préserver un lien avec les Indiens. Ils exigent aussi d’être appelés patrons. Il y a donc une forme de cohérence. Les jésuites détestent ce type de clauses qui les engage à une activité précise, car elles avaient un caractère légal. Les clauses apparaissent dans les documents quand même. La pression des donateurs était donc suffisamment forte pour que sur place, le recteur, les jésuites en charge de ces missions acceptent que ces clauses apparaissent. Cela invite à considérer le contexte de fragilité de la situation des encomenderos. Ce n’est pas un hasard si le « mécénat » vis-à-vis des jésuites coïncide pour certains donateurs avec la rédaction de relations de mérites. Antonio de Llanos donne comme argument, dans sa relation de mérite, pour continuer à avoir son encomienda, qu’il a financé le collège jésuite et qu’il finance les missions pour les Indiens à travers le collège jésuite.

La situation des encomenderos, sans qu’on puisse les considérer comme « pauvres », alla en se détériorant à partir des Lois Nouvelles de 1542, avec la chute de la population indigène dans le dernier tiers du XVIe siècle. Il n’y a plus de tributaires, puisqu’il n’y a plus de populations pour verser le tribut. Le sentiment de fragilité est à mettre en relation avec l’amertume des créoles de l’époque, dont le sentiment de déclassement était renforcé par la perte de la bataille pour la perpétuité des encomiendas, ce qui empêchait la mise en place d’un véritable système seigneurial aux Indes. Il était donc utile et nécessaire de trouver des voies alternatives, à travers les ordres religieux

Conclusion

Ce parcours permet de saisir l’évolution des stratégies des encomenderos pour maintenir leur statut social à travers l’obligation d’évangélisation : depuis la restitution jusqu’à la charité. La recherche d’une reconnaissance sociale avec le mécénat vis-à-vis des institutions religieuses était un comportement typique de la noblesse castillane et un modèle pour les encomenderos. Cependant, dans le contexte andin, il s’agissait aussi de démontrer le respect du devoir d’évangélisation et de construire une mémoire associée à la dévotion dans un moment de fragilité des encomiendas elles-mêmes, qui n’étaient plus à vie et dépendaient de la grâce royale. Par la même occasion, ces Espagnols construisaient un lien pérenne avec les Indiens de leur encomienda, en dehors de l’intervention royale.

La mémoire du lien avec les Indiens se maintient au-delà du statut d’encomendero.

On passe d’une noblesse justifiée par le combat par le droit et la foi, à une noblesse fondée sur la dévotion, dans une société pacifiée, où se construisent des institutions qui relèvent d’une solidarité de corps, qui participent tous de façon complémentaire à construire la paix. De ce point de vue, cela a un rapport très étroit avec e qui se passe en France, avec la construction d’une société pacifiée, à la sortie des guerres de Religion. D’anciens Ligueurs deviennent ainsi des dévots, un peu de la même façon que les encomenderos. Ce sont des questions qui ne sont pas seulement coloniales de ce point de vue. L’encomienda est une grâce du patronage royale, alors que le rôle de fondateur d’un ordre religieux ne périt pas dans le temps, et a vocation à se maintenir. Ainsi, on trouve encore au XVIIe siècle, des documents dans lesquels des gens de Cuzco explique que les jésuites sont en train de démolir une église pour la reconstruire. Ils veulent absolument que le rôle de patron, de fondateur dont ils ont hérité d’un ancêtre du XVIe siècle, soit préservé. Les jésuites ne doivent pas réattribuer cette fonction à d’autres élites de la ville. Ils écrivent pour revendiquer leur place et la sépulture dans la chapelle de la nouvelle église reconstruite. Ces lettres montrent bien qu’il y a un risque de rupture de cette continuité, mais il y a en même temps un espoir de vivre dans la mémoire, à travers ce rôle de fondateur.

Compte rendu par MGLF, Février 2014.