Lopez de Gomara : un chroniqueur entre deux mondes
Louise Bénat-Tachot – Université de Paris-Est Marne-La-Vallée
Communication donnée au sein du séminaire ATECOLE (Atelier du Colonial et des Empires) organisé par l’Université-Paris I-EHESS-ULCO et dirigé pour la présente session (11 février 2014), par Gregorio Salinero.
Louise Bénat-Tachot nous livre ici une étude qui fait l’objet de deux livres à venir : l’édition critique de la Historia de Las Indias de Lopez de Gomara, et Chroniqueurs entre deux mondes, à la Casa de Velasquez. Ces deux livres sont centrés sur Oviedo et Gomara.Tant Oviedo que Gomara ont autant, voire plus, écrit sur l’Ancien monde que le Nouveau, alors qu’ils sont souvent classés comme des chroniqueurs du Nouveau Monde. Or, fondamentalement, une grande partie de leurs travaux portent sur l’Ancien Monde. Il s’agit dès lors de les mettre en tensions et de s’interroger sur les logiques qui les amènent à s’intéresser au Nouveau Monde.
L’intervention d’aujourd’hui est centrée sur Gomara et propose de s’interroger sur la personnalité de Gomara comme chroniqueur entre ces deux mondes, dans une vision très englobante de l’empire de Charles Quint. Il s’agit aussi de s’interroger sur l’intérêt de cette chronique, et enfin d’entrer dans le vif du sujet de cette chronique qui permet de comprendre les 60 années de conquête américaine. Dans cette œuvre, Gomara non seulement raconte les conquêtes mais reconfigure complètement l’Imago Mundi, par le seul fait d’avoir à y insérer le continent américain : il souligne l’importance des Moluques, de l’Asie, de la tension avec la geste des Portugais qui ont aussi pour objectif les îles Moluques par la voie du sud de l’Afrique. La course contre la montre entre Espagne et Portugal est illustrée dans cette conquête. Seule la première partie de la Chronique sera abordée aujourd’hui. La deuxième partie est centrée sur la figure de Cortès et sur la conquête du Mexique. Les deux parties constituent l’œuvre.
Deux axes sont privilégiés pour entrer dans cette chronique : d’une part, la construction de l’espace américain (penser l’Amérique, c’est penser le monde) et d’autre part, celui de l’économie-monde, de la mobilité, de la navigation, de l’enjeu du passage et des épices. Comment Gomara dresse une cartographie de cette navigation qui doit tracer les routes ? La question politique, des « justes » titres, du droit des conquérants, de l’encomienda, des guerres civiles américaines sont très développées dans l’œuvre, mais sont laissées de côté aujourd’hui.
Gomara, parmi les chroniqueurs de son temps
Les plus grands chroniqueurs de l’Amérique du début sont tous des témoins de l’Ancien monde. Pierre Martyr écrit 700 lettres qui sont un commentaire de l’actualité politique de son temps. Oviedo également, écrit de nombreuses œuvres sur l’histoire de la Castille, les lignages nobiliaires de l’Espagne, les blasons, l’historiographie médiévale espagnole. Alonso de Santa Cruz écrit aussi une histoire avec une vision globale du monde, et écrit aussi la Chronique de Charles Quint et la Chronique des rois catholiques. Sepulveda écrit une Histoire de l’Espagne qui n’est éditée qu’en 1995, parce qu’il est ostracisé très tôt et pour cela est peu édité ; mais il a aussi écrit une histoire de la conquête écourtée, appliquée essentiellement au Mexique.
Parmi ces chroniqueurs, Gomara se singularise parce qu’il a couvert au sens journalistique du terme, le règne de Charles Quint. Il écrit des Annales qui commencent à la naissance de Charles Quint et se terminent à son abdication. Année après année, il livre une sorte de radiographie de ce qu’il enregistre comme événement, dans l’ensemble des royaumes de Charles Quint. En 1528, il intègre la mort de Huayna Capac, que les Espagnols ne verront jamais, mais qui est comme pressenti dans le monde de Charles Quint. Il donne des informations qu’il distille au fil des années. Sa chronique est un ouvrage curieux, dans lequel il trace des portraits extraordinaires de François Ier, de Luther, de Soliman. Mais il ne donne pas de portrait de Charles Quint.
Gomara (1511-1559) fait partie de la génération des premiers chroniqueurs de la Découverte. Il est notamment contemporain de Las Casas, d’Alonso de la Vera Cruz. Gomara coiffe l’espace-temps de Charles Quint. Il est contemporain de tous les grands événements de l’Europe de Charles Quint, de la découverte des Indes, des grandes navigations. Sa chronique est de ce point de vue un véritable observatoire.
Son expérience est particulière car, à la différence d’Oviedo, il n’a jamais été en Amérique. Son expérience testimoniale est intéressante parce qu’il écrit depuis la Cour, essentiellement depuis Valladolid, sur un très court laps de temps. La première partie de la chronique a dû être écrite en deux ans et paraît en 1552. En 220 chapitres, il raconte soixante années de conquête. C’est là que réside l’originalité de l’ouvrage. C’est une des raisons pour lesquelles il a eu un grand succès : on compte plus de vingt éditions entre 1552 et la fin du siècle. Il est traduit immédiatement en italien : onze éditions à Venise. Il y a deux éditions en français. Il est très vite traduit en anglais.
Il écrit dans un monde qui bouge très vite, sous tension et est contemporain des faits : quand il écrit, il écrit pour un public qui connaît aussi bien que lui les faits, qui les ont vécu ou dont les parents les ont vécu. Sa chronique est extrêmement libre. Il n’est pas chroniqueur officiel de Charles Quint, mais a longtemps espéré le devenir. Cette chronique lui est commandée par le fils de Cortès, Martin, et dans la première partie qui ne traite pas du Mexique, il se sent très libre ; c’est une des raisons pour lesquelles le texte a été censuré.
Le texte a une étonnante vitalité européenne et un singulier destin en Espagne. Ecrire à cette époque suppose de prendre un risque. Paez de Castro dit qu’évoquer le Nouveau Monde, c’est « marcher sur des braises encore incandescentes, que recouvre une fine couche de cendre ». L’histoire de l’Amérique dans les années 1550, est un terrain miné. Pedro de la Gasca, vice-roi du Pérou de 1546 à 1549, qui revient en péninsule après avoir mis un terme à la révolution des encomenderos du Pérou, arrive dans une ambiance où les sensibilités sont encore à vif. En 1552 a lieu la controverse de la Valladolid. On est encore dans le débat sur la question des droits, de l’encomienda, qui réactive constamment les conflits. C’est donc encore une période très polémique. C’est le moment où la couronne veut pacifier le Pérou et les zones encore mal maîtrisées.
Or, le texte de Gomara ne pacifie pas, de ce point de vue. Il dit les choses, et en les disant, le fait de manière assez corrosive. Comme Sepulveda, dont les écrits sont interdits, Las Casas ne publie plus après 1555 ; les livres ne doivent pas passer en Amérique. En 1560, officiellement, plus aucun texte ne doit être imprimé concernant l’Amérique. Gomara prend donc des risques en écrivant ce texte.
Gomara a aussi écrit des Annales de la vie Charles Quint. Il n’a pas commencé par l’Amérique, mais par l’aire méditerranéenne et les guerres maritimes, les batailles navales en Méditerranée. Cela a été son initiation à la géopolitique. Il s’est fait le biographe des corsaires, avec sa Chronique du corsaire Barberousse, qui est son premier ouvrage. Ce dernier est paru en 1545. Son oeuvre historique s’achève sur les Annales qui couvrent la totalité du monde concerné par Charles Quint, qui englobe l’empire ottoman. Entretemps, il écrit sur l’Amérique son Histoire générale des Indes (Historia general de las Indias y todo lo acaescido en ellas dende que se ganaron hasta agora y La conquista de Mexico, y de la Nueva España).
Gomara connaît un certain succès en dépit de la censure qui le frappe. En Espagne, la première édition de son Histoire des Indes date de 1552 et paraît à Saragosse, seulement grâce à une licence donnée par un évêque, mais pas par le prince Philippe. Elle lui est facilement accordée en Aragon pour des écrits ecclésiastiques, alors que c’est un écrit politique. La deuxième édition de 1553 est la même. Une autre édition est publiée en Castille en 1553, qui est aussitôt interdite, pour des raisons politiques, pas inquisitoriales. En 1554, il publie une édition amendée. Le livre est mis sous séquestre, et est interdit de passer en Amérique. L’interdiction est renouvelée en 1566, sans doute à l’occasion de la tentative de rébellion de Cortès à Mexico, ce qui a de nouveau levé les armes contre la chronique de Gomara.
Gomara : itinéraire et formation
Comment expliquer l’itinéraire de Gomara, qui passe par Barberousse, l’histoire de la Méditerranée (le Turc, les Barbaresques, Venise, le siège d’Alger de 1541, les grandes batailles des Espagnols ; il y décrit les alliances, les contre-alliance, les renversements d’alliance, l’attitude de François Ier, etc.) et qui n’a été édité que très récemment en 2005 ?
L’itinéraire de Gomara personnel permet de comprendre cela : c’est un humaniste, castillan, né près du village de Gomara, dans la province de Soria. Il reçoit une solide formation de latiniste, auprès d’un humaniste Pedro de Rhua, très rigoureux, qui avait une haute conception de l’histoire et de la rigueur intellectuelle.
Il part ensuite en Italie, pendant dix ans : il va à Rome, Bologne et Venise.
A Rome, il accompagne le cortège du cardinal de Loaysa.
A Bologne, ville qui appartenait à la papauté, il fréquente l’un des plus brillants collège du temps, le Colegio San Clemente dit des albornoces. Gomara n’est pas un aristocrate Il ne se dit que clerigo et devient par la suite capellan. Il est à Bologne probablement en tant que bibliothécaire. Bologne a une grande bibliothèque, à laquelle il a accès, et les études sur l’Antiquité et le droit romain, les romanae antiquitates sont étudiées indépendamment d’un enseignement théologique. A Bologne, il se constitue un réseau et rencontre Sepulveda, qui a été visitador du collège de Bologne.
A Venise, il accompagne Diego Hurtado de Mendoza, ambassadeur d’Espagne, féru d’érudition, de manuscrits anciens, très généreux sur l’accès à ses fonds et ses livres. Gomara a sans doute pu se former et compléter ses lectures, rencontrer d’autres savants. Venise est aussi le centre de l’édition, notamment cartographique. Il est donc dans un lieu de haute concentration de l’information. Surtout, Venise lui permet d’observer la politique de l’empire ottoman. C’est alors un observatoire de l’Orient et de la Méditerranée. C’est là qu’il apprend la politique, mesure l’enjeu de l’ère méditerranéenne, mesure ce que signifie la présence du Turc. Il observe la politique de la République vénitienne qui parfois est attentiste, parfois passe à l’offensive. C’est un espace qui lui permet d’observer la question du monopole du commerce. Venise essaie alors de garder le monopole du commerce en Méditerranée, en dépit de la prise de Constantinople par les Tucs et cherche de nouvelles voies pour acheminer des épices par l’Egypte. Il commence, à Venise, à écrire ses Guerras de mar de nuestro tiempo, dont la rédaction va jusqu’aux années 1550.
Gomara est témoin de l’action des corsaires de Barberousse et de tout ce qui est associé à la capture des esclaves, au rachat des captifs… Ce n’est pas un monde étanche. Il rend compte de toutes ces tentatives de rachat… A partir de cette matière, il écrit la chronique de Barberousse et commence probablement en même temps l’ouvrage dont il est question aujourd’hui.
Le chroniqueur de Barberousse
Il faut mettre en rapport ce qu’il observe en Méditerranée, comme exercice de la politique, avec la thèse de Sepulveda qui écrit en 1535 De la juste guerre contre le Turc et de la conformité de la doctrine militaire avec la religion. Il n’y a rien de discordant entre la guerre et la religion. Cette thèse ne fait pas scandale, parce que tout le monde la partage alors. Gomara est dans une position théorique qu’il fait sienne, et qui est sans doute partagée par beaucoup de monde, sauf par Erasme. Gomara ne cite jamais Erasme, parce qu’il n’est pas d’accord avec ses théories sur le Turc. Erasme ne voit pas dans le Turc un ennemi du genre humain, un infidèle, mais un souverain puissant et monothéiste. Erasme disait « votre triomphe sera très agréable au Christ si nous accomplissons l’exploit, non tant de les massacrer que de les faire entrer dans la communauté de notre religion et de notre foi. » L’idée est d’attirer l’autre civilisation monothéiste, la pacifier. De même, Juan Luis Vivès déclarait : « il faut aimer les Turcs ». Ces positions ne sont pas partagées par Gomara et Sepulveda. Gomara voit la stratégie de François Ier qui s’allie à Soliman le Magnifique, l’échec de la Sainte Ligue en 1538, le port français de Toulon laissé en escale pour les Turcs en 1543. Tout cela montre qu’il faut faire la guerre au Turc et faire de Charles Quint le leader et le garant de la chrétienté, parce que la politique révèle des accommodements douteux avec l’infidèle.
Il peut paraître paradoxal que Gomara soit entré dans la chronique américaine par l’histoire des rapports entre l’Europe et l’activité maritime.
La Méditerranée est un espace commercial et militaire qui éduque la pensée politique de Gomara. C’est en Italie qu’il mesure aussi la tâche de l’historien, qui est celle de prendre en charge et d’ennoblir le royaume par l’écriture de l’histoire, laquelle anoblit aussi le prince.
Il part de Venise en 1541, avec l’expédition pour le siège d’Alger. Il y rencontre Cortès, qui est, lui, parti d’Espagne. Il l’avait déjà croisé en Espagne, mais c’est à Alger qu’il noue une relation avec lui. C’est une relation d’intérêt. Gomara n’est pas dans une relation d’allégeance aveugle à l’égard de Cortès, malgré les portraits élogieux qu’il peut en faire, qui sont aussi teintés d’humour et de sarcasmes. Cortès est, chez Gomara, l’expression paradigmatique du capitaine victorieux, aguerri, qui mène son entreprise de conquête à son terme, à la romaine. Il y a une modélisation qui est aussi une vision très proche de celle qu’avait Salluste : c’est unhomo novus, sorti du rang, qui n’a pas une éducation très approfondie. C’est la fulgurance du parcours de Cortès qui séduit Gomara, en plus de sa personnalité. Cortès a ainsi déjà séduit Sepulveda, Cervantès de Salazar à la cour, et même Charles Quint.
A Valladolid, il se lie à Cortès et surtout à la famille de Cortès. Il n’y a aucune trace de document pour soutenir le fait qu’il aurait été le « chapelain » de Cortès. L’idée que Cortès aurait dicté à Gomara son texte, est fausse. Gomara reste à Valladolid quand Cortès part à Séville en 1547. En revanche, on sait aujourd’hui qu’il a été, à maintes reprises, sollicité dans des procès, des témoignages, pour la famille Cortès, à Valladolid, où il est en rapport avec Martin Cortès, le fils d’Hernan.
Gomara rédige la chronique de Barberousse, qu’il dédie au marquis d’Astorga, parce qu’il y avait un projet de mariage entre Maria, fille Cortès et le fils du marquis d’Astorga. Ce mariage ne se réalise pas. Gomara écrit, alors qu’il est aux côtés de Cortès, deux biographies, l’une dédiée à Barberousse, l’autre à Cortès, « pour lui tenir compagnie » dit-il. Il écrit ces biographies sur le mode des Vies parallèles de Plutarque. Il compare Cortès et Barberousse, en tant que deux personnalités qui sont des grands marins, des grands navigateurs, qui tous les deux conquièrent des empires, pour les offrir à leur prince. L’un, Barberousse, est honoré par son prince, et l’autre, Cortès, ne l’est pas. Les méthodes du prince sont ainsi mises en perspectives, autant que les deux personnages. Deux espaces sont interconnectés à travers deux hommes. Au lieu d’avoir un Grec et un romain, il y a un Barbaresque et un Chrétien et la grandeur de leur geste est équivalente.
Langue et modèles historiques
Gomara est un humaniste dont l’écriture est élégante, un personnage central dans l’écriture de la chronistique de l’époque, mais il n’a été ni seulement un chroniqueur du Nouveau Monde, ni le chapelain de Cortès. Sa chronique est intéressante parce que Gomara la fait en Romance, à un moment où la langue espagnole devient une langue qui est préférée au latin. Cela peut paraître paradoxal, par rapport à Sepulveda qui écrit en latin par exemple. Mais Alonso Santa Cruz et Oviedo écrivent en espagnol. Gomara fervent latiniste, aurait pu écrire en latin, mais il écrit en espagnol, parce qu’il pèse chacun de ses mots. C’est une langue très sophistiquée et élaborée. Il met en garde d’ailleurs contre la traduction, qui doit être faite avec une grande rigueur.
Il dit dans sa chronique qu’il a deux grands modèles, qui lui servent pour écrire l’histoire : Salluste et Polybe. Salluste est l’historien de Scipion, le modèle de la biographie. Salluste lui sert de modèle pour la geste de Cortès. Salluste est un historien latin fondamental avec Quinte-Curce. Salluste a un style très concis, qui inspire beaucoup Gomara. La scansion de sa pensée est très inspirée du style de Salluste.
D’autre part, Polybe est pour lui ce Grec qui fait l’histoire de Rome et qui se demande comment en 53 ans, Rome a conquis un empire. Polybe est celui qui trace le développement de l’expansion romaine, qui est similaire à l’expansion des Espagnols en Amérique selon Gomara.
Ces deux modèles sont à l’œuvre, parce que lorsqu’on observe la partie européenne et la partie américaine de sa chronique, il y a à chaque fois des œuvres doubles : la biographie de Barberousse, et la chronique de l’empire. C’est le cas également dans son histoire des Indes : la première partie est dédiée à la conquête des Indes, la deuxième partie raconte l’histoire de Cortès. Les Annales sont une sorte de tapis qu’il déroule à la fin de sa vie et qui s’inscrivent dans la tradition médiévale.
Un succès d’édition
La Chronique des Indes est un best-seller, qui a connu de très nombreuses éditions, plus d’une vingtaine : en 18 mois, 6 éditions en Espagne, 5 à Saragosse et 2 à Anvers. On sait qu’il y a eu de nombreux tirages, parce que lors de la mise sous séquestre de l’ouvrage, les inspecteurs désignés pour cela ont noté le nom de ceux qui ont acheté ces livres (notamment des ecclésiastiques). La chronique a sans doute circulé très vite et dans toute l’Europe, parce que c’est une œuvre brève et très complète. La chronique est imprimée en Flandre, édition anversoise de 1554 chez deux éditeurs rivaux. A partir d’Anvers, c’est la plateforme de lancement.
Les Anglais traduisent Gomara en 1555. Dans Decades of a New World, Richard Eden sélectionne des chapitres de Gomara qui portent sur la guerre entre Portugais et Espagnols au sujet des Moluques et de l’emplacement de l’antiméridien. C’est une guerre de carte et une guerre réelle. Il sélectionne tous les chapitres qui portent sur le commerce des épices (notamment le chapitre « del paso para ir a las indias », où l’on voit à l’œuvre le projet « global » du commerce des épices)et sur l’antiméridien, ceux sur la cosmographie, sur la boussole, et le chapitre XII, El sitio de las Indias, le padron real, sur toute la cartographie américaine mise en mots.
La chronique est internationalement connue. Benzoni qui a écrit une Histoire du Nouveau Monde, pille Gomara. Louise Bénat-Tachot a ainsi relevé 100 occurrences de Gomara chez Montaigne. Les ex libris sont très commentés en marge. La référence à Gomara est presque un passage obligé, alors que c’est une chronique interdite, mais son esprit aiguisé, son élégance en font une référence. C’est un texte tendu.
Cosmographie et géographie
La Chronique commence par une quinzaine de chapitres de cosmographie et de géographie. Gomara, en disant l’Amérique, revoit la question de l’habitabilité du monde, de la théorie des climats, de la nouvelle configuration du ciel, toutes ces questions débattues au cours du siècle. La question de la cosmographie est essentielle parce qu’il faut inscrire l’Amérique pour pouvoir y loger les conquêtes. C’est un passage obligé, à la fois informatif et politique. C’est un marquage des territoires qui reviennent, une territorialisation des empires de Charles Quint, qui passe par la possession intellectuelle des espaces et par la mesure. Par cercles concentriques, il commence par se moquer de la pluralité du monde des Anciens. Il passe ensuite à la place qu’occupe la terre dans le monde, dans une perspective géo-centrique.
Dans son chapitre, el sito de las Indias, il parcourt la côte et dégage des zones spécifiques, névralgiques : il fait ainsi un commentaire sur la Floride, la passe des Bahamas, par où passent tous les bateaux qui reviennent vers l’Espagne. Entre Cuba et la Floride, le courant permet de revenir en Espagne, en partant de la Havane et en traversant la passe des Bahamas. Le cap San Agustin est le deuxième passage important de sa description, parce que c’est le cap le plus proche de l’Afrique. C’est ainsi d’ailleurs que Cabral touche la côte brésilienne en tirant un bord. Il montre à quel point ces terres s’accrochent et sont proches. Panama et l’isthme sont les autres espaces, où peut se jouer l’inter-océanité. Le parcourt hydrographique qu’il effectue est une parcours actif, avec des prises de position, pas seulement une description.
Le chapitre sur l’habitabilité du monde est celui où Gomara défait la théorie ancienne des climats, que l’on trouvait chez Pomponius Mela, dans le De situ orbis : l’idée que l’on ne pouvait pas traverser d’une zone tempérée à une autre, à cause de la zone torride, et que par conséquent, les 2/3 de la Terre seraient inhabitables. Il donne trois arguments pour contester cette théorie : les autorités anciennes, classiques, puis les autorités de l’Eglise. Il parle aussi d’historiens très contemporains, notamment du nord de l’Europe, des historiens qui parlent des terres gelées. Gomara montre qu’il y a un débat sur cette question de l’habitabilité du monde.
Compte rendu par MGLF, février 2014.