« L’ombre de Troie dans l’oeuvre de Tolkien. »
Isabelle Pantin (ENS Ulm)
Le titre choisi par Isabelle Pantin est aussi emblématique que thématique. Du Silmarillion au Seigneur des Anneaux, on passe du récit de la création du monde au début du temps historique (cela constitue le legendarium). Il y a un réseau de motifs récurrents. Notamment, celui de la grande ville anéantie dans la violence. Son défenseur se trouve devant une alternative morale : soit engager une résistance suicidaire, soit fuir pour préserver l’avenir. Il s’agit de ce que Tolkien appelle un « point de fusion », qui soulève des émotions profondes. Lors d’une conférence en 1936 intitulée The Monster and the Critics, sur Beowulf, Tolkien revient sur ce point de fusion : il est appliqué au motif du monstre pour fusionner mémoire païenne et mémoire chrétienne. Les créatures du monde scandinave deviennent des enfants de Caïn.
La chute de Troie est un motif reconnu pour sa charge émotionnelle depuis longtemps. Quintilien dans l’Institution oratoire dit qu’on peut transmettre des émotions profondes grâce au motif de la ville en flammes. Mais il revient à Tolkien de ne pas s’être contenté d’avoir faire un tableau de la ville en flamme mais d’avoir mis en valeur le pouvoir fusionnant du motif. Le principe poétique qui préside au motif, c’est celui de la nécessité du double-fond temporel : le regard s’échappe à la découverte du passé révolu. Virgile présente la chute de Troie à travers le prisme d’une mémoire (celle d’Énée, qui en fait le récit). Chaque cité apparaît comme une image de la Troie perdue : comment Troie projette-t-elle son ombre dans leLegendarium ? Tout d’abord, il faut revenir sur les rapports entre Tolkien et le monde antique, afin de montrer ensuite que la chute de Troie est au centre d’un ensemble de motifs gréco-latins pourtant dominés par l’influence anglo-saxonne, ce qui met en lumière, enfin, le point de fusion, lié à une certaine vision poétique et philosophique.
Tolkien connaît très bien la littérature antique, mais surtout la littérature épique et dramatique. Sa mère lui apprend le latin alors qu’il a 6 ou 7 ans, si bien que c’est une langue normale pour lui, même s’il y a un schisme entre le latin d’église et le latin scolaire. Il apprend le grec en 6e, il aime sa musicalité et son exotisme. Il obtient une bourse pour suivre un cursus de langue et littérature française à Oxford, en 1911. Pour le diplôme de premier cycle, le programme comporte de l’histoire et de la littérature anciennes (Homère, Virgile, les tragiques grecs). Dès le lycée, Tolkien s’intéresse aux langues du Nord, en partie par esprit de rébellion (est-il destiné à devenir le champion des barbares ?). Il se réoriente vers un cursus d’anglais. L’anglais est le concurrent de la culture classique : il s’agit de redonner à l’Angleterre la mythologie qu’elle a perdue. Mais il ne faut rien exagérer, puisqu’il ne perd pas le contact avec le grec et le latin. Il acquiert une profonde connaissance de la période qui court de l’Empire romain tardif au début du Moyen Âge. Il est ami avec C. S. Lewis, grand admirateur de l’Odyssée et de l’Énéide. Il fait partie des Inklinks, groupe où Lewis lisait des passages de l’Énéide, qu’il traduisait en cherchant à lui restaurer sa diction poétique et son archaïsme, afin de libérer cette épopée du carcan classique imposé par la traduction de Dryden. Cela rejoint les travaux de Tolkien sur Beowulf : il déplore que l’ensemble des efforts de la critique soit déployé vers une recherche archéologique et historique, queBeowulf soit considéré comme un réservoir où puiser des informations documentaires, tandis qu’un point de vue de critique littéraire est trop rare. Même dans ce cas, Beowulf est toujours comparé au corpus antique (Iliade,Odyssée, Énéide), et déclaré inférieur. Cependant, la conférence est aussi le lieu d’une réflexion sur ce qu’apporte une confrontation des deux modèles épiques (classique et anglais).
Tolkien réfléchit à la singularité de son auteur en le mettant en rapport avec Homère et Virgile. L’auteur du Beowulf connaissait probablement l’Énéide, mais l’influence de Virgile s’exerce sur un homme qui est l’héritier de traditions vernaculaires importantes ainsi que du christianisme. L’arrière-plan du Beowulf est donc déterminant. Son auteur créée une mythologie héroïque exprimant son propre temps. Le Polyphème antique et le monstre de Beowulf (confrontés par Chambers) sont des puissances des ténèbres, ennemies des hommes et des dieux : il faut y voir une analogie profonde, plutôt qu’une influence. Il y a eu entre-temps l’avènement de Jésus-Christ. On retrouve des créatures mythologiques, des êtres concrets, un apitoiement sur les âmes perdues, une fascination pour le passé, une même appréhension méditative sur le passé.
Ceci donne évidemment des thèmes importants pour son Legendarium. Dans la dernière partie du Seigneur des Anneaux se dessine le motif du Cyclope, et Prométhée n’est pas loin. Le motif majeur, c’est celui de la destruction de grandes cités, ce qui n’est pas étonnant car il y a une réflexion sur le déclin des civilisations. C’est un monde peu habité mais où il y a déjà des villes, car il ne peut y avoir d’histoire sans chute. Toutes les histoires parlent de la chute, et la chute paradigmatique, c’est celle d’une ville. Deux chutes légendaires sont particulièrement influentes, celle de l’Atlantide et celle de Troie. Numenor, dans le Silmarillion, rappelle l’Atlantide, et Tolkien reprend visiblement le récit de Platon dans le Critias. Cependant, il ajoute le motif virgilien des rescapés qui s’échappent avec le roi, son fils et des objets sacrés. On retrouve le même motif de la fuite lors de la chute de la cité elfique de Gondolin, qui tombe à la suite d’une trahison. Dans le récit du pillage et de l’incendie, Tolkien réécrit l’Énéide (chant II), avec la prémonition de Cassandre, la résistance autour du palais de Priam, la dernière vision de la ville anéantie par ceux qui fuient. Une seconde réécriture de la chute de Troie est lisible dans le récit de l’attaque de Minas Stirith, dans Le Seigneur des Anneaux, mais ce récit s’intègre dans une narration beaucoup plus ample. Il y a une inversion du motif : il y a bien destruction de la ville, mais pas de fuite, car la destruction permet le retour de l’héritier. Le motif de Troie se trouve ainsi au début et à la fin de la création de l’œuvre, ce qui introduit une forme de symétrie. L’héritier revient dans une ville à moitié ruinée pour la reconstruire.
Conclusion : Il y a une poétique virgilienne. Les héros de Tolkien ont tous quelque chose d’Énée. Il n’y a pas de description de rituels religieux contrairement à ce qui se passe dans l’Énéide, mais il y a une pietas, l’expérience du deuil, une arrivée à la maturité… Dans les modes du récit aussi il y a des analogies, même si c’est moins évident (par exemple, la reconstruction de l’espace de la ville par les déplacements du personnage). Tolkien tend à rapprocher le lecteur de la scène de l’action, dans une zone limitrophe entre le mythe et l’histoire. La destruction de la ville est la promesse d’une ville future : se fait jour une certaine conception du temps, un temps providentiel marqué par la répétition et le motif du souvenir, une vision typologique. La ville nouvelle est un miroir par lequel on peut voir un très lointain passé. La fidélité à l’originale est garantie par une disposition des bâtiments et la transmission des pénates. Enfin, la ville de Troie, orientale, et le voyage d’Énée n’ont pas de lien avec la mythologie anglaise, mais le territoire est plus vaste, la mémoire mêlée : Byzance, l’Égypte pharaonique sont convoquées pour parler des peuples de la Terre du Milieu. Ceci n’est pas sans rappeler l’Empire romain, symbolisé par des images de villes splendides ou détruites, reliées par des routes.
Compte-rendu par Anne Debrosse, 14 juin 2012