« Vers un retour de l’épique ? »
Isabelle Périer (Université Stendhal-Grenoble 3)
Il faut d’abord poser un préalable méthodologique, car le sujet est très vaste. Isabelle Périer propose de tracer des grands traits seulement.
On a souvent clamé la mort de l’épopée et du héros. Dans la modernité, le héros, c’est un personnage commun, un anti-héros. Pourtant, ce phénomène s’est construit sur les ruines du héros et il y a en fait une nouvelle déclinaison de l’épopée aujourd’hui : l’âme épique est bien plus présente actuellement que dans les générations précédentes. Il ne s’agit pas d’épopée au sens strict (c’est-à-dire, une narration de style soutenu avec du merveilleux et un héros qui décide du sort du groupe), mais d’épicisme, selon le sens que Judith Labarthe donne au mot, qui est une notion plus large. Il y a un rapport indéniable entre épicisme et littérature de l’imaginaire.
Il s’agira d’abord de revenir sur cette notion d’épicisme, avant d’isoler les traces de certains traits de l’héritage antique à distinguer de l’héritage médiéval, pour finir sur une différenciation entre inspiration grecque et inspiration romaine.
Le propos se concentre sur la SF plutôt que sur la Fantasy, parce que c’est le domaine de recherches d’Isabelle Périer.
Il s’agit d’abord de dégager l’archétype du héros. Selon Joseph Campbell, il faut distinguer l’archétype des mythes, qui sont la déclinaison de l’archétype. Le héros a une identité bien distincte : demi-dieu puis guerrier valeureux puis personnage principal, il se détache du commun et subit un trajet particulier (naissance, mort, renaissance).
Dans la SF, il y a rarement de parents illustres ou un parent divin (c’est le cas d’Aragorn dans Le Seigneur des Anneaux). Cependant, la naissance pose toujours problème. Par exemple, dans Dune, il y a transgression. Le héros mène souvent une vie obscure au départ, ce qui s’assimile à une « mort apparente » (mythème très important dans la SF et dans la Fantasy). C’est le cas d’Aragorn et de Paul Atréides (Dune).
Le héros suit un itinéraire. Selon Joseph Campbell, le héros évolue au départ dans une société marquée par une « déficience symbolique », c’est-à-dire une société sans mythes. C’est le cas dans Hunger Games. Un voyage a lieu, qui a une dimension sacrée : le héros suit la trace des êtres mythiques (Simone Vierne). Le voyage a en outre pour fonction de décrire, pour le lecteur, l’univers fictif mis en place par l’auteur. On trouve cette exploration dans Dune, ainsi que dans Le Seigneur des Anneaux (le lecteur découvre la Terre du Milieu par les yeux des Hobbits). Le héros est englouti dans l’inconnu. Dans Dune, Paul Atréides fuit dans le désert avec sa mère, il s’échappe en s’engloutissant dans des grottes. Il semble mort. Le trajet du héros est marqué par trois étapes selon Simone Vierne : la préparation, la mort initiatique puis une nouvelle vie. Le mythème du combat contre le monstre est également un jalon important. La mort initiatique s’incarne dans plusieurs images possibles. Le héros peut être mis à mort ou rester à l’état embryonnaire par exemple. Dans Hunger Games, l’héroïne, Katniss, monte sur un arbre et s’y blottit en position foetale. L’arbre symbolise l’ascension.
Le héros doit mourir symboliquement, pour revenir ensuite avec une nouvelle puissance. Paul Atréides, initié, change de nom (symbole de renaissance). Le retour du héros peut être déceptif (c’est le cas pour Frodo dans le Seigneur des Anneaux) ou triomphal (il reprend alors sa place, qui est de régir le monde, comme cela se passe pour Paul Atréides). Le retour marque la fin de la séquence héroïque, qui constitue le cœur de l’épicisme.
Le héros est souvent lié au feu (qu’il soit blond, que ses yeux soient brillants…). Katniss a une tenue de feu, une robe dorée. Les figures associées sont le lion, le phénix, l’aigle (présent sur la bannière des Atréides). Le héros échappe aux lois, c’est un sauveur, un roi. Raoul Girardet distingue quatre archétypes du sauveur : Solon, Moïse, Alexandre le Grand et Cincinnatus. Le héros est souvent une figure supra-humaine (il est plus noble, plus grand que les autres) tout en gardant une réalité humaine. Il relève les défis qui l’entourent, car la violence est partout. Le héros incarne le bien, l’ordre, la lumière, à opposer aux êtres amoraux, à l’ombre, etc.
Il y a des scènes topiques : la remise des armes (qui peut se présenter comme une remise d’armes ou de conseils), l’aristeia du héros (le combat, par exemple dans Dune, qui reprend l’aristeia de Diomède dans Iliade V-VI), un moment de détente dans un locus amoenus…
Les marques d’amplification et d’hyperbole sont un élément crucial. La violence est décrite avec ces procédés. Daniel Madelénat attribue à l’épique l’amplitude et la visée cosmique, l’idée d’une communauté sociale de grande envergure, à opposer à la dimension familiale et individualiste du roman. L’enjeu et la communauté sont des éléments importants et liés selon lui : par exemple, l’anneau concerne toutes les Terres du Milieu dans Le Seigneur des Anneaux. Il y a un espace aux dimensions épiques (espaces, planètes…), qui fourmille de personnages. Le genre privilégie les formes longues, sous forme de cycles et se prolonge dans des formes paralittéraires (jeux). Il s’agit d’une « structure ouverte » (Anne Besson) où le cycle triomphe.
Le merveilleux est également un élément important, qu’il apparaisse sous forme de dieux et de magie ou de technoscience (la frontière entre technoscience et magie étant poreuse). Le thème du double est fréquent (Roland et Olivier). L’héroïsme féminin est rare mais existe. L’héroïne se présente sous les traits d’une jeune fille svelte, vierge, insaisissable, comme Katniss. Elle est très différente des femmes voluptueuses qui séduisent les héros. Katniss est à mettre en parallèle avec Diane chasseresse. Certaines héroïnes sont des femmes enceintes.
L’inspiration antique se distingue de la médiévale. Il y a des références intertextuelles comme dans Ilium et Olympos de Dan Simmons qui se présente comme une réécriture d’Homère. Le lion de Macédoine (David Gemmell) est une référence transparente. Le lien est parfois moins clair mais bien réel. Dans Hunger Games, le Capitole et Panem sont des allusions à Rome et à l’expression panem et circenses (Juvénal), ce qui recouvre une dimension politique importante.
L’Antiquité et le Moyen Âge se distinguent dans les mises en scène. L’Antiquité offre des paysages ouverts, souvent maritimes, contrairement au Moyen Âge où le paysage est fermé de murs, avec des scènes dans des châteaux.
Conclusion : L’héritage grec procure plutôt les figures de héros (Achille, Ulysse), avec toute la rêverie sur l’homme divin qui s’y rattache. La technoscience est aussi une façon de se rapprocher du divin. La rêverie sur le monde latin implique une dimension politique, le rêve hyperbolique d’un empire gigantesque. Quand Jupiter rassure la mère d’Énée pris dans une tempête, il lui dit « je leur ai donné un empire sans limites ». C’est une image très importante dans la SF.
Dans les questions, on revient sur la femme enceinte. On évoque dame Jessica de Dune, L’Aube de la Nuit d’Hamilton, Dan Simmons, Marion Zimmer Bradley… L’enfant à venir est le symbole de la renaissance.
Ensuite, il est question du titre de la communication : le retour de l’épique a lieu depuis les soixante dernières années. Mais avant, n’y avait-il pas d’épique ? I. Périer répond que le retour se mesure par rapport aux XVIIIe et XIXe siècles. Il s’agit d’un retour auprès du public, qui a lieu alors que la vie en société est très close, après l’industrialisation. Il répond à un besoin d’évasion.
Une question porte sur la différence éventuelle de traitement entre modèle hoplitique et modèle du légionnaire. La différence ne semble pas absolument éclatante, alors qu’elle est flagrante entre panoplies médiévale et antique. L’antique se caractérise par le bouclier, qui se retrouve sous la forme de combinaisons de protection par exemple (combinaison spatiale).
Compte-rendu par Anne Debrosse, 14 juin 2012