Les métamorphoses d’un paradoxe : Les traductions anglaises du Declamatio de nobilitate et praecellenti foeminei sexus de C. Agrippa au XVIIe siècle

Claire Gheeraert-Graffeuille (Université de Rouen)

 

Henri Corneille Agrippa (source : wikipedia)

Henri Corneille Agrippa (source : wikipedia)

L’ouvrage et les arguments d’Agrippa de Nettesheim ont été largement repris au cours de la Querelle. En Angleterre, quatre traductions ont vu le jour :

– Clapam, David : A treatise of the Nobilities and Excellencies of Womankynde, London, 1542.

– Crompton, Hugh : The Glory of Women, or a Looking-Glass for Ladies, London, 1652.

– Fletwood, Edward : The Glory of Women : or, a treatise declaring the excellency and preheminence of women above men, London, 1652.

– Care, Henry, Female Pre-eminence, or the Dignity and Excellency of that Sex above the Male, London, 1670.

On note un regain d’intérêt pour les écrits philogynes au milieu du XVIIe, en lien  particulier avec les catalogues de femmes illustres dont voici quelques exemple :

– Heywood, Thomas : The Exemplary Lives and Memorable Acts of Nine of the Most Worthy Women of the World, London, 1640.

– Heywood, Thomas : The General History of Women, London, 1657.

– Le Moyne, Pierre : The Gallery of Heroick Women, tr. John Pawlet, Marquis de Winchester, London, 1652.

– Torshell, Samuel : The Womans Glorie. A Treatise, Asserting the due Honour of that Sexe, London, 1645, 1651.

Le débat sur la nature et sur le rôle des femmes s’infléchit : il s’agit plutôt de démontrer l’égalité des sexes plutôt que la supériorité de l’un sur l’autre. William Austin, dans Haec Homo (1637), reprend les arguments d’Agrippa mais dans un but différent, et rappelle par exemple le rôle que les femmes doivent tenir auprès de leurs maris. Il n’est pas tenant de l’hypothèse de la supériorité d’un sexe sur l’autre. En outre, le succès de l’ouvrage de François Poullain de la Barre, De l’égalité des deux sexes (1673) favorise l’intérêt pour la question de l’égalité plutôt que celle de la supériorité. Dans ce contexte, les écrits d’Agrippa peuvent paraître saugrenus. Pourquoi le traduire ? Pour des raisons mercantiles et intellectuelles : les œuvres d’Agrippa, philosophe hermétique, sont redécouvertes dans les années 1650.

Mais pourquoi traduire la Declamatio et pourquoi a-t-elle été autant traduite ? Quel regard les traducteurs portent-ils sur elle ? La réponse à apporter est délicate : la Declamatio apparaît comme un genre labile et paradoxal, puisqu’il s’agit de prendre le contre-pied de la doxa. Dès lors, soit elle est considérée comme un précieux réservoir d’arguments, constitué avec sérieux, soit comme un simple exercice de rhétorique, ludique et destiné à montrer la virtuosité de l’auteur. Les traductions de Fletwood et de Crompton sont des interprétations sérieuses de l’ouvrage d’Agrippa, alors que celle de Henry Care s’attache à la virtuosité du texte.

La communication va se concentrer sur les textes de Fletwood et de Crompton. Il s’agira de voir tout d’abord la mise à distance d’Agrippa, puis son acclimatation et enfin les conséquences de cette acclimatation sur les arguments.

Lucas Cranach l'Ancien, Marguerite d'Autriche,Anhaltische Gemäldegalerie, Dessau, c. 1520 (source : wga)

Lucas Cranach l'Ancien, Marguerite d'Autriche,Anhaltische Gemäldegalerie, Dessau, c. 1520 (source : wga)

I. Mise à distance

Crompton n’a jamais eu le texte latin entre les mains. Il procède à la mise en vers du texte à partir de la traduction de Fletwood. Il s’agit d’une paraphrase, technique d’écriture alors courante chez les traducteurs. Crompton et Fletwood gomment les marques d’appartenance du texte au genre paradoxal sur la page de titre : la supériorité des femmes (« the excellency and preheminence ») est indiquée en petits caractères, la place étant occupée principalement par les termes « The Glory of Women ». Les modifications apportées au paratexte de l’original sont remarquables à cet égard : les titres de l’auteur sont énumérés sur les pages de titre (« Henricus Cornelius Agrippa, Knight, and Doctor both of Law and Physicke ») et la dédicace, où Agrippa invite le dédicataire à lire ses « bagatelles de jeunesses » est supprimée des deux traductions. Les traducteurs insistent sur le sérieux du texte. Ceci s’accompagne d’une déshistoricisation du texte. L’affirmation d’Agrippa de participer à la défense des femmes disparaît, ainsi que la raison du laps de temps écoulé entre la rédaction de laDeclamatio (1509) et sa publication (1529). Crompton ôte même la deuxième dédicace, offerte à Marguerite d’Autriche, alors que Fletwood la conserve. Crompton déshistoricise encore plus que Fletwood le texte d’Agrippa, qui n’est plus rattaché à la Renaissance par son paratexte. De plus, c’est dans la dédicace à Marguerite d’Autriche qu’Agrippa dit qu’il prend le contre-pied de l’opinion commune. Néanmoins, si Fletwood reprend la dédicace à Marguerite, il l’atténue : là où Agrippa affirme que ne pas défendre les femmes est un sacrilège et une ingratitude, Fletwood écrit qu’il s’agit d’une ingratitude, sans reprendre le mot de sacrilège.

II. Acclimatation.

Fletwood dédie sa traduction aux femmes de la République de Cromwell. Crompton l’intitule The Glory of Women, or a Looking-Glass for Ladies. Le miroir indique une littérature morale. Fletwood affirme reprendre avec fidélité le texte latin mais dans sa langue naturelle (« own natural language »). Crompton va plus loin : il donne une paraphrase, dans le goût du temps :

« I present you with my handfuls of Agrippa’s opinion, dissolved into Heroicall Verse. When first I received the translated Coppy into my view (for indeed the Originall Latine I could never procure) I perused it, and found it consonant in itslef and reason, but dissonant in tune. Why may not I paraphrase upon this so famous a Tract, which is real and true ? »

Le vers rend le texte fluide, lisible. En fait, le texte source se dissout dans le texte cible. La traduction de Crompton propose des amplifications pour embellir le texte d’origine (accentuation des images de beauté et de richesse, préciosité) et impose le poète (apparition du « je » du poète). On entend plus le poète-cavalier que le philosophe renaissant. La beauté décrite est une beauté classique. En outre, les pages ayant trait à la procréation sont éliminées chez Crompton, parce que les femmes sont les principales destinataires de ce texte moral : « But why should I disclose the depths of nature ? / I will forbear them, and return again / To matters holy, leaving the prophane ». Pourtant, la procréation est un thème important dans la question de l’égalié des sexes. Deux thèses s’opposaient : les héritiers d’Aristote pensaient que la femme étaient entièrement passive dans la génération, tandis que ceux de Galien considéraient que l’enfant se nourrit du sang de sa mère, ce qui est la raison pour laquelle il ressemble à sa mère plus qu’à son père.

Chez Crompton, Marie est seulement la « mère du Christ », alors qu’elle subsiste chez Fletwood, qui n’atténue aucune des paroles d’Agrippa (y compris celles sur l’immaculée conception de la Vierge). Agrippa était critique envers l’Église, il faisait partie du courant évangélique : il critique l’enfermement des femmes dans les couvents. Fletwood adapte ce propos en évoquant les prisons de Londres et Crompton en parle par métonymie.

III. Conséquences de l’acclimatation sur les arguments.

Anonyme, Hugh Crompton, National Portrait Gallery, London, 1794 (source : http://www.npg.org.uk/collections/search/portraitLarge/mw136062/Hugh-Crompton)

Anonyme, Hugh Crompton, National Portrait Gallery, London, 1794 (source : http://www.npg.org.uk/collections/search/portraitLarge/mw136062/Hugh-Crompton)

Fletwood retranscrit fidèlement les arguments d’Agrippa : les changements sont rares, la traduction fiable. En revanche, Crompton infléchit systématiquement le texte d’Agrippa quand il est question de la hiérarchie entre les sexes.

Chez Crompton, les femmes ne sont pas supérieures aux hommes. La conclusion du traité est éloquente : Fletwood conclut sur la supériorité des femmes, Crompton se targue simplement d’avoir mis en avant leur honneur et leurs prérogatives. Chez Fletwood, la prophétie féminine est supérieure à la prophétie masculine, ce qui disparaît chez Crompton. Néanmoins, Crompton reconnaît que les femmes sont supérieures dans le domaine de la foi.

Ainsi, Crompton supprime tout ce qui a trait à la supériorité naturelle des femmes et il évite de s’attaquer au legislateur : il ne s’attaque pas aux causes de l’infériorité des femmes. Pour Crompton, Agrippa apporte trop de trouble, ce qu’il tempère par force atténuations et euphémisations et par la mise en avant du sens moralisant. Il fait l’éloge de la piété des femmes mais ne malmène pas les hommes, contrairement à ce que font Agrippa et Fletwood. En outre, Crompton passe sous silence le lien qui est fait par Agrippa et Fletwood entre l’invention des Arts libéraux et les femmes ; il accentue encore l’idée de piété féminine à la place.

Ces deux traductions anglaises de la Déclamatio d’Agrippa réinterprètent le texte renaissant, elles procèdent à sa naturalisation. Les marques historiques en sont supprimées, et chez Crompton le ton moralisateur est important. Il ne faut pas dire trop hâtivement, cependant, que l’aspect moralisateur va croissant au XVIIe siècle : chez Henry Care, en 1670, domine l’esprit de drôlerie typique de la Restauration anglaise. Il accentue l’idée qu’il prend le contre-pied de la doxa. Est-ce alors un habile pastiche ou un véritable ouvrage philogyne ?

 

Réactions du public :

– Agrippa lui-même est très ambigu sur la question de la supériorité des femmes. Il affirme leur supériorité afin de défendre le parti pris égalitariste. Le classement du texte d’Agrippa dans les éloges paradoxaux pose problème : Agrippa est très sérieux. Lorsqu’il parle de ses « bagatelles de jeunesses » dans la dédicace, c’est une précaution oratoire. Agrippa tient à ses idées, il est véritablement engagé : il a eu des difficultés pour avoir défendu une femme accusée de sorcellerie. Donc il ne s’agit pas d’un éloge paradoxal : c’est la critique moderne qui refuse de prendre en compte les féministes de l’époque. Ou alors, la lecture est biaisée à cause des lectures du texte d’Agrippa revu et corrigé par le XVIIIe  siècle, qui l’a amplement caviardé (beaucoup de plaisanteries ont été ajoutées alors).

Réponse : les superlatifs sont systématiquement ôtés des traductions anglaises, qui rendent le texte encore plus sérieux, en ôtant les aspects exploratoires du texte. Crompton semble très protestant et royaliste : il coupe et censure le texte. Fletwood était-il catholique, puisqu’il laisse toutes les références qui pourraient y renvoyer ?

– De quelle égalité parle-t-on ?

Compte-rendu par Anne Debrosse 29/11/2011