Musique et “excellence des femmes” entre Renaissance et Baroque

Catherine Deutsch (Paris-Sorbonne)

En 1546, Michelangelo Biondo[1] analyse les vices des femmes. Dangereuses, leurs armes sont les mots, les chants et leurs regards perçants. Les chants des femmes font donc tomber les hommes. Pourtant, les capacités musicales des femmes peuvent aussi constituer une preuve de leur aptitude à rivaliser avec les hommes à une époque où la question se pose.

Dès lors, la musicienne a un statut ambigu, à la fois chez les misogynes et les philogynes, aux XVIe et XVIIe siècles. Les positions à leur égard sont contrastées voire contradictoires, notamment dans les ouvrages d’éducation. Plus particulièrement, quelle est la place dévolue aux musiciennes dans les listes de femmes célèbres, destinées à la fois à servir de réservoir d’exemple de conduite pour les femmes et à prouver leurs compétences ? Les musiciennes des XVIe et XVIIe siècles sont-elles érigées en modèles ?

I. Les listes : présence et statut de la musicienne.

La musique est un art où les femmes s'illustrent très tôt, mais l'argument musical est rare et a mis du temps à s'imposer. Boccace accorde une place minime à la musique dans son De claris mulieribus (1361) : Sappho apparaît avec une cithare à la main, tandis que dans la notice sur Sulpizia, la vertueuse femme de Fulvius, il est conseillé de fuir les chansons et les danses pour atteindre la véritable pudeur ; enfin, Sempronia, que Boccace présente comme une débauchée, était excellente chanteuse et danseuse. Christine de Pizan reprend l'exemple de Sempronia à la suite de Boccace dans son Livre de la Cité des Dames (1403) . Mais chez elle, Sempronia est une figure positive et sa pratique de la musique est une preuve d'intelligence. Il y a donc une ambivalence profonde dans l'art musical, qui peut être perçu de façon entièrement négative ou positive.

Giuseppe Betussi[2] (mort en 1575), l'un des continuateurs de Boccace, enrichit le recueil de femmes célèbres d'un seul exemple, Cassandra Fedele, qui est présentée aussi comme une musicienne, vierge. Néanmoins, mis à part le cas de Fedele, la musique n'apparaît pas comme un argument de l'excellence des femmes : l'intérêt d'Isabelle d'Este pour la musique n'est pas mentionné par Betussi. Est-ce parce qu'il ne le connaissait pas ou parce que l'argument était sciemment laissé de côté ? Francesco Serdonati (1596), le deuxième continuateur de Boccace, n'ajoute pas de référence à la musique, alors que les musiciennes sont de plus en plus nombreuses et reconnues en Italie.

Portrait de Francesca Caccini (source : wikipedia)

Portrait de Francesca Caccini (source : wikipedia)

II. Imperméabilité entre les listes de musiciennes et les listes de femmes célèbres.

En Italie, pendant la première moitié du XVIe siècle et même au-delà, la musique n'est pas un argument dans la Querelle. Sappho est de plus en plus perçue comme une poétesse et non plus comme une musicienne, à mesure que le XVIe siècle avance. Quand il est question d'Hildegarde von Bingen, la musique n'apparaît pas. Pourquoi ?

- Les humanistes n'avaient peut-être pas d'intérêt majeur pour la musique de leur temps ?

- L'argument musical était peut-être trop ambivalent ?

- L'argument dessert les femmes parce qu'il souligne la frivolité des femmes plutôt que leur nécessaire modestie ?

- Il n'existait pas de tradition textuelle à ce moment dans les recueils d'exempla.

La question de l'adéquation entre les femmes et la musique est au centre de ce questionnement. Mis à part les neuf Muses, la musique semble être l'apanage des hommes dans les textes de référence : la liste de musiciens de l'ouvrage éducatif à l'usage des jeunes filles de Michele Bruto (1555) ne comprend que des hommes[3]. Il faut attendre la moitié du XVIesiècle pour voir les premières listes de musiciennes. La première liste semble se trouver chez Pietro Aaron[4] (1545). Ce dernier propose trois listes de musiciens célèbres. La dernière est constituée de onze femmes luthistes et chanteuses. Le choix de Pietro Aaron s'analyse à la lumière de ce que dit Virginia Cox[5] sur la femme auteur à la Renaissance : la virtus de la ville est incarnée par ses femmes célèbres. Ensuite, un siècle plus tard, en 1640,Pietro della Valle propose une liste de seize musiciennes ainsi que de trois couvents de religieuses réputées pour leurs talents musicaux, afin de prouver la supériorité de la musique moderne sur l'ancienne[6].

Pourtant, il y a une imperméabilité entre les listes de musiciennes faites par des musiciens et les listes de femmes célèbres qui servent d'exempla dans le cadre d'ouvrages issus de la Querelle. C'est à partir milieu du XVIesiècle que la figure de la musicienne s'invite dans la Querelle. Les textes se distribuent en deux types : soit la musique est citée comme vertu dans certains exempla (chez Domenichi, puis Della Chiesa), soit une section entière est consacrée aux musiciennes (chez Lando, Perez, Ribera, Bronzini).

Lodovico Domenichi est un cas un peu particulier puisqu'il cite des femmes qui ne sont pas forcément issues du monde des musiciens de métier. Dans la La Nobiltà delle donne[7], il fait allusion aux dons musicaux de quatre musiciennes, qui ne sont pas présentes chez Aaron. Domenichi ne fait pas allusion à la beauté corporelle de ces femmes mais à leurmaestria, à leur instruction et à leur érudition en matière de musique : la pratique musicale féminine a trait au savoir et sert d'argument en faveur des femmes.

III. La transcription de la mémoire.

Guido Reni, Atalante et Hippomène, Museo Nazionale di Capodimonte, Naples, 1612 (source : wga)

Guido Reni, Atalante et Hippomène, Museo Nazionale di Capodimonte, Naples, 1612 (source : wga)

En fait, une section isolée est attribuée aux musiciennes au moment où les catalogues adoptent des divisions par thèmes. On assiste alors à une mise en œuvre de la transcription de la mémoire. Dans ses Quaestiones  (1552), dialogue qui n'est pas dévolu à la question de l'excellence des femmes, Ortension Lando aborde pourtant la question par la bouche de Camilla, qui énumère d'abord les exemples antiques, puis dix exemples de musiciennes. Les activités musicales sont vraiment documentées, comme dans le cas d'Anna Inglese, par exemple. Elle apparaîtra ensuite chez Perez en Espagne (Varia historia de sanctas e illustres mugeres, 1583), puis chez Ribera en Italie (Le Glorie Immortali de’ Trionfi, et Heroiche Imprese d’Ottocento quarantacinque Donne Illustri antiche e moderne, dotate di conditioni, e scienze segnalate, 1609). Une lignée de musiciennes est ainsi constituée à la fin du XVIe siècle, un précédent est créé.

En 1620, Francesco Agostino della Chiesa[8] évoque trente-neuf musiciennes. Le travail des sources apparaît par exemple à travers la figure d'Atalante : elle est musicienne chez Perez et chez della Chiesa, sans qu'on sache pourquoi elle est citée avec cette qualité, qui n'est pas connue dans les textes antiques. La musique est un art libéral, un art de raison. Pourtant, la mémoire des musiciennes contemporaines n'est pas présente chez della Chiesa : il ne répertorie pas les grandes chanteuses, musiciennes et surtout compositrices de son temps (il y en avait, comme Francesca Caccini), mais parle de certaines qui sont moins connues, comme sa propre sœur (il mentionne Claudia Sessa, une religieuse, mais sans la présenter comme compositrice). Dès lors, il y a une déperdition importante de la mémoire.

En fait, la question de l'inscription dans la mémoire dépend du contexte politique. Le Della dignità e nobiltà delle donne de Cristofano Bronzini[9] (1622), somme proto-féministe, est une commande de Christine de Lorraine. Des problèmes avec la censure font que seule la première partie est imprimée (les quatre premières journées du dialogue, en quatre volumes). La section consacrée à la musique se trouve dans l'un des 24 volumes manuscrits qui existent encore. Au XVIIe siècle, des régences donnent une assise au pouvoir féminin et favorisent un discours positif sur les femmes. Au même moment, Francesca Caccini (1587-1640) compose le premier opéra écrit par une femme. Ainsi, il fallait à la fois un courant favorable aux femmes et à la musique pour que les musiciennes apparaîssent dans la littérature philogyne. Bronzini cherche à tracer le tableau de la sphère musicale de son temps. Il devait connaître personnellement beaucoup des musiciennes qu'il cite. Si Atalante est encore citée, les anciennes occupent une place mineure. La poésie encomiastique est très importante (dans la lignée de Marino) : elle est l'un des facteurs majeurs de la transmission de la mémoire des musiciennes. Ainsi, là où Marino adresse un poème à une « bella cantatrice », nous savons par Bronzini de qui il s'agit. Néanmoins, l'histoire des musiciennes en pâtit, elle s'inscrit dans une littérature qui n'est pas pérenne. En outre, les poèmes encomiastiques s'écrivent dans une perspective galante, ce qui renvoie les musiciennes à leur réputation sulfureuse. Enfin, la partie  du livre de Bronzini consacrée aux musiciennes n'a pas été imprimée, ce qui conforte leur invisibilité.

Ainsi, la musique est un terreau de l'excellence des femmes, elles y sont importantes et brillantes. Pourtant, ce domaine n'enrichit pas rapidement les listes d'exempla. D'un côté les historiographes finissent bel et bien par utiliser la musique dans leur argumentation, surtout à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, mais les grandes musiciennes du temps ne sont pas constituées en exemplum, sauf chez Bronzini, qui n'est pas publié et donc pas inscrit dans la mémoire.

Réactions du public :

- Y avait-il des rumeurs sur l'homosexualité des musiciennes ?

Réponse : non, mais les musiciennes sont un danger sexuel pour les hommes.

- Les listes des ouvrages philogynes sont composées en réponse aux attaques des misogynes. Ne peut-on penser que les musiciennes ne posent pas de problème, ne sont pas attaquées et donc n'ont pas besoin d'être défendues ?

Réponse : il faut distinguer composition et interprétation. L'interprétation est communément admise pour les femmes, il n'en va pas ainsi pour la composition, qui constitue un véritable enjeu : il n'est pas correct de composer, pour une femme.

Mais sphère musicale et sphère humaniste sont imperméables (même s'il y a des liens à travers la poésie), dès lors ce lieu n'est pas attaqué, il n'a donc pas à être défendu.

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1Angoscia doglia e pena, le tre furie del mondo, Vinetia, dalla casuppula del Biondo, per Comino da Trino, 1546.

2Voir Francesco Serdonati, Libro di M. Giovanni Boccacio delle donne illustri. Tradotto di latino in volgare per m. Giuseppe Betussi, con una giunta fatta dal medesimo, d'Altre Donne famose. E un'altra nuova giunta fatta per M. Francesco Serdonati d'altre donne illustri, antiche e moderne, Fiorenza, per Filippo Giunti, 1596.

3 Giovanni Michele Bruto, La Istitutione di una fanciulla nata nobilmente.L’Institution d’une fille de noble maison, traduite de langue tuscane en françois, Anvers, Plantin, 1555.

4Lucidario in musica di alcune oppenioni antiche et moderne con le loro oppositioni, et resolutioni, con molti altri secreti appresso, et questioni da altrui anchora non dichiarati, composto dall’eccellente et consumato musico Pietro Aron del ordine da Crosachieri et della cita di Firenze,Venezia, Girolamo Scotto, 1545.

5Women's writing in Italy, 1400-1650, JHU Press, 2008.

6 Pietro Della Valle, Della musica dell’età nostra che non è punto inferiore, anzi è migliore di quella dell’età passata, 1640 in n A. Solerti (ed.), Le Origini del Melodramma, Forni, Bologna, rééd. 1983.

7In Vinetia, Gabriel Giolito di Ferrarii, 1549.

8Theatro delle donne letterate con un breve discorso della Preminenza, e perfettione del sesso donnesco, del Sig. Francesco Agostino della Chiesa Dottor di leggi di Saluzzo, Mondovi, Giovanni Gislandi, 1620.

9Della dignità e nobiltà delle donne, dialogo di Cristofano Bronzini d'Ancona. Diviso in Quattro Settimane ; E ciascheduna di esse in Sei Giornate, Firenze, per Zanobi Pignoni, 1622.

Compte-rendu par Anne Debrosse - 29/11/2011