Désobéissances et rébellions modernes dans l’historiographie Italienne

Marco Penzi, EHESS

Frans FLORIS, La chute des Anges rebelles, (détail) 1554, Huile sur panneau, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp

Frans FLORIS,
La chute des Anges rebelles, (détail)
1554, Huile sur panneau
Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp
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Communication donnée au sein du séminaire ATECOLE (Atelier du Colonial et des Empires) organisé par l’Université-Paris I-EHESS-ULCO  le 4 février 2015

Marco Penzi se propose d’aborder le thème des désobéissances du point de vue plus juridique qu’historiographique. Comment justifier les désobéissances à un souverain ou à un seigneur ? Comment récupérer une situation qui a dégénéré, en essayant de la transformer face au seigneur ?

Le livre de Raffaele Landini, Disobbedienza[1], est une tentative d’expliquer ce qu’est la désobéissance de l’origine des temps jusqu’aux mouvements les plus récents : le livre est très volatile dans ses formulations et ses conclusions. Il conclue en effet que les monarchomaques du XVIe ne sont pas intéressants, et le livre a parfois des formulations un peu surprenantes : la désobéissance serait à l’origine de tous les grands mythes religieux humains, comme la désobéissance d’Adam et Eve et celle d’Antigone étudiée à travers la tragédie de Sophocle. L’idée de base dans les deux mythes est qu’il y a une loi de Dieu, plus forte que la loi des hommes. Le livre se poursuit dans l’Antiquité avec le procès de Socrate à travers l’Apologie et le Criton. Socrate désobéit ainsi deux fois, d’abord aux lois, puis à l’ordre donné par le tribunal qui le condamne. Il y aurait même une troisième désobéissance, à travers sa décision de mourir. Or, pour les néo-platoniciens, l’image de Socrate est presque une image christique, de l’homme correct et juste, qui se sacrifie dans la bonté de ses suppositions. L’époque moderne est abordée très rapidement à travers La Boétie, puis Hobbes, puis le transfert de la désobéissance aux Etats-Unis. Les Etats-Unis deviennent alors un mythe politique : la désobéissance des colonies est à la base même de la construction de la pensée démocratique des Etats-Unis. Le livre analyse ensuite les mouvements ouvriers du XIXe siècle, qui proposaient la destruction des outils du travail.

La désobéissance est politique et n’est pas toujours la même selon le côté du monde dans lequel on se place : on peut être désobéissant face à une autorité religieuse, morale, à l’Etat. Les situations sont différentes. Il est difficile de formuler une idée unique de la désobéissance, qui est changeante, comme les sociétés humaines. Le problème de la désobéissance est au cœur des recherches sur les révoltes et les raisons pour lesquelles on se met en révolte. A l’époque moderne, à partir du XVe siècle, il y a des idées reçues, générales : on est souvent en guerre contre son souverain, mais en fait plutôt contre ses ministres que contre le souverain lui-même. S’agit-il ici d’un lieu commun relayé par la tradition ou d’une excuse avancée une fois que la révolte a commencé pour contourner l’accusation de révolte, qui est un crime de lèse-majesté ?

Angela de Benedictis, professeur à l’université de Bologne, travaille depuis une dizaine d’années sur l’idée de révolte, de tumulte, d’insurrection, et la façon dont elle est traitée à l’intérieur de l’historiographie moderne, en particulier en Italie : l’idée centrale de son livre Tumulti. Moltitudini ribelli in età moderna[2], est d’étudier les systèmes, non pas à travers l’historiographie, mais à travers les écrits des juristes, là où il y a des revendications juridiques (pas factuelles) et de comprendre l’idée commune qui permettrait d’interpréter ces différentes révoltes en Italie et ailleurs. Elle se base sur les dénouements de quatre « tumultes » qui se sont déroulés entre la fin du XVe et la fin du XVIIe siècle, notamment à travers la révolte d’Urbino, cité sujette du duc Guido Baldo II en 1572-1573 ; la révolte de Messine de 1674-1678, terre dépendante de Charles II d’Espagne ; la révolte de Mondovi, terre du duc de Savoie Victor-Emmanuel-Amedeo II en 1680-1682; la révolte particulière de Castiglione delle Stiviere, ville sujette de Ferdinand II de Gonzague de Solferino, branche cadette des ducs de Mantoue, et à la fois vassale de l’Empereur Leopold Ier, 1691-1694. Il y a d’autres révoltes à l’époque en Italie, comme celles de Palerme et Naples en 1647-1648, mais que l’auteure n’étudie pas. Il faut considérer que la désobéissance est une forme de rébellion. Entre désobéissance et rébellion, il y a cependant un changement de nature, de qualité : « celui ou ceux qui n’obéissent pas à l’ordre du prince manquent à l’obligation de fidélité qui lie le sujet à son souverain. Celui qui se rebelle n’est pas seulement désobéissant, mais il est avant tout rebelle, Rebellis qui principi resistit. », selon une définition donnée par Bartolo. Le rebelle est celui qui combat une autre fois contre un prince qui l’a déjà vaincu (re-bello) ou celui qui, jugé comme criminel de lèse-majesté à cause de sa désobéissance envers le prince, n’accepte pas la sentence et résiste au souverain. Dans la littérature juridique, en dépit de cette subtile différence, la rebellio inobedentia et le rebellis inobedientis sont souvent mis en comparaison.

Les quatre communautés étudiées dans cet ouvrage sont des villes accusées de rébellion et jugées en tant que telles. Elles adoptent une ligne défensive qui excuse la rébellion. Elles accomplissent cette action non seulement à travers des juristes qui ex-post l’événement, l’accusation, mais aussi pendant le temps du soulèvement, cherchent une justification à travers des pratiques collectives, entendues comme des pratiques capables de trouver une raison valable d’agir à l’intérieur d’une communis opinio. L’ouvrage, en revanche, laisse de côté l’histoire sociale et politique. Dans chacun des cas étudiés, les multitudes qui se soulèvent contre des décisions jugées injustes du pouvoir, sont accusées de rébellion et donc de crime de lèse-majesté.

Le livre de M. Sbriccoli Crimen laesae maiestatis. Il problema del reato politico alle soglie della scienza penalistica moderna publié en 1974 est à la base de cette réflexion, à la fois pour le point de vue juridique, le point de vue historiographique et la construction de la pensée de la révolte de la part du souverain.

Les insurgés refusaient l’accusation de rebelle et affirmaient leur droit à la résistance contre l’injustice. L’accusation de désobéissance et de rébellion est donc l’occasion pour les communautés insurgées de justifier leur action par les arguments de l’auto-défense, de la résistance licite/juste. Angela de Benedictis trouve cette justification à la fois dans les témoignages des inculpés, dans les relations de témoins anonymes et dans les textes juridiques, plus que politiques, écrits lors des soulèvements. Elle souligne que face à l’accusation qui voit dans le soulèvement de la multitude contre un prince un acte de rébellion et de lèse-majesté, il existe une autre ligne d’interprétation juridique qui remonte au moins au XIIIe siècle, comme le montre le fait que les sujets ont le droit de résister aux officiers du fisc, lorsqu’ils commettent des abus. Cette définition est portée en avant par le juge Rolando da Lucca dans sa Summa Trium Librorum, commentaire sur les trois derniers livres du code de Justinien.[3] Cette idée, bien que minoritaire, se poursuit jusqu’à l’âge baroque.

La tradition soutient que les sujets pouvaient légitimement résister au prince et prendre les armes contre lui au cas où le prince discutait ou ne voulait plus reconnaître les conventions établies avec les villes et les sujets. Sujets et villes avaient ainsi le droit de défendre leurs biens et de refuser de se plier aux ordres d’un pouvoir qui devenait tyrannique. La littérature juridique, analysée au prisme de ces événements, met en évidence une ligne interprétative en faveur de la résistance licite de la multitude, qui semble être constante pour la période qui commence avec la descente de l’empereur Henri VII d’Allemagne en Italie, et la résistance que les villes italiennes lui opposent. La démarche impériale pour faire connaître son autorité sur les villes est la même que celle du seigneur d’Urbino en 1573 contre la ville en armes. D’un autre côté, les arguments juridiques avancés par les civitates sont une constante. Les juristes qui défendaient le prince devaient en tenir compte dans leur propre argumentation.

Ce qui est connu comme le « tumulte » d’Urbino, aujourd’hui oublié, est cité régulièrement dans les chroniques et l’historiographie du temps. Natale Conti en parle dans son Universae historiae sui temporis de 1581 (réédité en italien en 1589), Cesare Campana en parle encore dans son Historie del mondo de 1609, Jacques-Auguste de Thou en parle aussi dans son Histoire.

Le tumulte d’Urbino commence lorsque le duc Guidobaldo II de la Rovere, décide en septembre 1572 d’établir de nouvelles taxes sur la viande, le vin, le grain, la viande salée, les cochons, le fourrage… la population est mécontente et le 26 décembre 1572, se réunit dans un conseil général de la ville, et décide d’envoyer 35 ambassadeurs auprès du duc pour lui exposer son mécontentement. Le duc refuse d’accueillir les 35 ambassadeurs, et n’en accepte que 4. La population refuse ; le tumulte commence ; les ambassadeurs choisis sont menacés de mort par le même peuple s’ils refusent la charge. Les ambassadeurs se mettent finalement en marche quelques jours plus tard. Aux ambassadeurs s’ajoutent d’autres personnes représentant les villes du duché, et viennent grossir une foule de plus de 200 personnes, mais le duc refuse de les recevoir. Ils reviennent dans la ville, qui réunit de nouveau une assemblée générale, et envoie de nouveaux ambassadeurs, le 10 janvier, que le duc renvoie à son tour… Le peuple avance qu’il est du côté de la raison pour faire plier le duc. La cité envoie des ambassadeurs au pape pour essayer d’avoir une discussion avec le duc et d’arriver à une concertation commune. La rumeur coure que les troupes du duc arrivent en ville. Des rumeurs circulent dans la ville pour demander la déchéance du duc et la soumission au duc de Florence. La ville est en pleine révolte à la fin du mois de janvier. La femme du duc et son fils paraissent pour parler avec le peuple, qui accueille la duchesse en criant « Vive le duc ! Qu’ils crèvent les taxes ! ». Plus tard, en février, 14 nouveaux ambassadeurs sont envoyés auprès du duc pour plaider la cause de la population, mais le duc refuse de les recevoir, puis quand il les reçoit enfin, il ne les écoute pas. Le duc, finalement, réussit à rentrer dans sa ville et décide de punir la ville en faisant construire une forteresse, à laquelle tous les citoyens doivent travailler gratuitement. La révolte ne reprend pas parce qu’une fois entré dans la ville, le duc fait arrêter tous les chefs de bande, les fait interroger : 11 sont condamnés à mort en juin, 4 sont emprisonnés et deux autres sont assassinés. Lors des interrogatoires, les accusés, dont certains sont des juristes, refusent d’être accusés de crime de lèse-majesté et revendiquent la légitimité de leur résistance et de la communauté. Le juge Negrelli, selon l’analyse qu’en donne Angela de Benedictis, connaît bien les arguments des insurgés, et tend à ramener ce soulèvement populaire à l’action consciente et manipulatrice d’un petit groupe de rebelles. A suivre le trajet que l’auteur dessine au lecteur, les chefs d’accusation étaient déjà formulés. Etant donné l’impossibilité de faire condamner la totalité d’une ville, Negrelli se devait de trouver les chefs de la révolte pour les faire condamner. Il s’agit pour lui de les punir en tant que tels. Parmi ceux qui ont été assassinés en dehors de la ville et les 11 accusés condamnés à mort, il y avait 6 juristes, membres d’un même collège. Le duc, comme d’autres seigneurs temporels ou princes avant et après lui, punissent la ville symboliquement, dans ses institutions, en les réformant, en faisant construire une forteresse qui va dominer la ville et en y plaçant une garnison armée qui détiendra des droits de police. La punition collective, une fois éliminés les plus compromis, se trouve dans ces actions de la justice ducale.

Le 2e chapitre de son livre intitulé, « Ni désobéissants, ni rebelles » montre comment ces arguments défensifs sont développés parallèlement au système du crime de lèse-majesté et à la définition du rebelle. Il y a donc deux niveaux de pensées, contraires, mais égaux, qui vivent ensemble dans le passé juridique médiéval et moderne.

Le point de départ du raisonnement d’Angela de Benedictis est le voyage d’Henry VII en Italie en 1313, avec la promulgation des constitutions impériales de 1313 qui fondaient l’équivalence entre resistere et rebellare, ainsi que le texte du pape Clément V, qui s’opposait à Henry VII, et les commentaires que Bartolo a donné à la constitution impériale Qui sint rebellis. Dans cette reconstruction, il y a une sorte de droit de résistance écrit, dans lequel le droit est le sujet/objet de la recherche. De Benedictis trouve alors des cas similaires pour l’époque moderne : en 1407, les habitants de Trente ont séquestré le prince-évêque en l’accusant de malversations, Agen en 1514 ou encore Goncelin en 1539. La constante dans ces cas est qu’il y a toujours un juriste qui écrit après l’événement pour expliquer les origines de ces révoltes. Selon Angela de Benedictis, les idées sur l’existence des formes licites de résistance de la multitude sont communément répandues dans l’ensemble de la littérature jurisprudentielle du droit commun. Mais ces juristes qui analysent les événements ex post-facto font-ils référence à des bases communes ou s’appuient-ils sur la communis opinio qui veut qu’on peut se rebeller quand le seigneur est injuste pour le pousser à réparer l’injustice ? Les justifications ne sont-elles pas les mêmes sous toutes les latitudes ? Les conjurés ne se professent-ils pas fidèles serviteurs du souverain dans les quatre parties du monde ? Pourquoi les révoltés ne font pas référence au droit avant la prise d’armes, mais seulement et éventuellement après, se demande Marco Penzi.

Pour expliquer ce qu’est une révolte et trouver les pièces qui vont dans le sens de sa thèse, Angela de Benedictis part du principe qu’il y a des juristes qui écrivent sur le droit de résistance, mais elle exploite aussi la pièce de Lope de Vega, Fuenteovejuna de 1619, les Emblemas morales de Don Sebastian Orozco de Covarrubias à propos de la révolte de 1476, la Noticia universal de Cataluña de Viladamor de 1640 qui présente l’insurrection des catalans contre Olivares en termes juridiques, et le Cittadino fedele qui commente la révolution napolitaine de 1647, donnée comme corollaire de ces événements. Le texte a été réédité et commenté en 1994 par Rosario Villari et décrit la rébellion de cette manière : « Rivoluzione e rebellione non sono tutto una cosa, dalla prima nasce la seconda, quando con la prudenza non vien rimediato alla prima. La rivoluzione é propria della plebe che disordinatamente corre ove l’impeto la spinge. La ribellione nata dalla rivoluzione come il vocabolario denota, é quando a bandiere spiegate va a danno del Principe, ritirandosi dalla sua obbedienza come fecero gli Hollandesi, i Catalani, e Portoghesi, ma non altrimente Napoli e Sicilia, che si sono tenute nei termini della Rivoluzione ».

Angela de Benedictis met en évidence, dans son livre, les fondements doctrinaux et culturels de la révolte, sans s’interroger sur l’histoire sociale et/ou politique. Or, il résulte de cette accumulation de sources une impression de construction décousue : plus que la démonstration d’une thèse, le livre d’Angela de Benedictis semble être un patchwork de tout ce qui va dans le sens de son hypothèse. Cependant, on ne peut pas vraiment être sûr qu’à Urbino et à Castiglione, les rebelles avaient pris pour base Bartolo ou les commentaires manuscrits de Rolando de Lucca pour fixer leurs revendications. L’histoire de la transmission culturelle et de l’influence des idées ne peut pas se faire sans preuves à l’appui.

A suivre une démarche pareille, on pourrait aussi dire que les rebelles ont assurément lu la Bible, où se trouve toute source de juste révolte. Il semble qu’on essaye d’appliquer une sorte de fumus boni juris, c’est-à-dire la présomption de l’existence de conditions suffisantes pour appliquer une institution juridique, ou comme dans ce cas un droit à la révolte, où le fumus seul est le patron de la scène. Plus loin, le livre évoque la révolte de Messine de 1674-1678, vue par un des accusateurs, Ignazio Gastone, dans un texte qui avait pour fonction de justifier les mesures prises par le prince à l’encontre de la communauté. Ce texte s’oppose à la thèse selon laquelle une universitas, parce qu’elle n’était pas un vrai corps, mais un corpus fictum ne pouvait pas commettre un crime de lèse-majesté. Les punitions décrétées contre la ville, après l’entrée des soldats par les armes, semblent bien indiquer que la ville pouvait être punie.

Plus tard encore dans le livre, l’auteure analyse la guerre du sel de Mondovi, à travers un texte favorable aux raisons de la cité et le texte accusateur du gouverneur de la province, Tomaso Pallavicini, dans lequel toute excuse est illégitime et qui préconise des punitions exemplaires et la construction d’une forteresse pour endiguer les bandits. Aux problèmes entre les envoyés ducaux, les maires des villes de cette guerre du sel et la noblesse locale, s’ajoutait une contrebande diffuse du sel. La première guerre du sel se termine en 1682 par une amnistie générale, à condition que les bandits déposent les armes. La situation ne s’est cependant pas vraiment améliorée : encore en 1689, le duc promulgue un édit contre le port des armes et la réunion en groupes, ainsi que la destruction des maisons de ceux qui hébergeaient les bandits et ne les dénonçaient pas. Finalement, la solution trouvée en 1687-1689, est d’envoyer l’armée qui, pour régler la situation, rase la petite ville de Montale qui faisait l’objet de la querelle. Les maisons sont détruites jusqu’à leurs fondations et les habitants sont arrêtés et pendus sur place.

La dernière partie du livre s’intéresse au cas de Castiglione delle Stiviere, entre 1691 et 1694. Selon l’historiographie qui remonte au début du XIXe siècle, le prince Ferdinand II, des Gonzague de Solferino, avait des problèmes financiers. Pour les résoudre, il avait grevé ses terre des taxes, et pour endiguer la mauvaise humeur de ses sujets, avait organisé un gouvernement de la terreur : il organisait des emprisonnements sans procès pour percevoir des fonds, parce qu’il était en manque chronique d’argent. Cependant, à l’origine de la révolte se trouve la destruction d’un barrage, construit pour créer un petit lac pour les besoins du duc et qui, une fois détruit, par accident, causa des dommages importants sur les cultures et plusieurs morts, entraînant le discrédit du duc. Les habitants de la cité se sont révoltés à ce moment et certains ont été en prison. Par deux fois, les habitants de la ville ont essayé de prendre manu militari le château du prince pour libérer les emprisonnés, mais n’y sont pas parvenus. Le prince a cependant été contraint de s’enfuir. Après sa fuite, les habitants ont décidé d’en appeler à l’Empereur. On peut comprendre cela comme une tentative de soustraction d’obéissance. Les discussions entre les envoyés de l’Empereur, les soldats et les habitants du village se sont poursuivies jusqu’en 1700, au moment où l’affaire a été réglée par inaction. Les habitants de Castiglione disent à l’Empereur que leur souverain est un tyran et qu’il faut pour cette raison que l’Empereur le chasse et en nomme un autre. Dans ces discussions, intervient un juriste, Antonio Gobbi, qui, en 1694 écrit en faveur de la révolte en affirmant que les habitants du village ont le droit, en tant que sujets, de résister, lorsque leurs droits sont attaqués par le souverain et que, dans ce cas, ils ne commettent pas un crime. Les sujets ne sont pas considérés alors comme des désobéissants, parce qu’ils peuvent aisément se soustraire à la domination du prince qui va contre le pacte établi. Ils ont même raison de se soustraire à sa domination et ses terres peuvent être redistribuées. Ce n’est pas le même cas de Cambrai en 1595, et il ne faut pas confondre les deux situations : le peuple de cette ville choisit d’élire son nouveau souverain[4]. A Castiglione, les habitants de la cité demandent à l’Empereur de fournir un nouveau souverain. Dans le cas particulier où le duc Gonzague pratiquait des emprisonnements arbitraires et autres exactions, on considère que ses sujets ne pouvaient pas être tenus comme coupables, pour avoir essayé de libérer leurs concitoyens emprisonnés dans les prisons du duc et assaillir le château, parce que sans procès, les hommes emprisonnés, devaient être tués. Le texte de Gobbi cherche à trouver une source juridique au droit de désobéissance, sans passer par les auteurs monarchomaques. Le texte met l’accent sur une filière juridique du droit de résistance et montre l’existence d’une communis opinio doctorum et de deux lignes juridiques interprétatives des actes de soulèvement des multitudes : l’une renvoie au crime de lèse-majesté, caractérisé par tout acte de résistance comme rébellion ; l’autre renvoie à la possibilité d’une résistance légitime, la prise d’armes, lorsque les droits des communautés sont mis en cause, ou bafoués, ouvertement trahis par le seigneur. A lire les justifications des civitates, il faudrait en conclure qu’il s’agit de communautés qui ne sont ni désobéissantes, ni rebelles, mais qui ont de leur côté le droit à la légitime résistance au pouvoir souverain quand il devient tyrannique et qu’il manque à ses devoirs envers ses sujets. Antonio Gobbi fait l’examen des cas où cela peut se produire : en cas d’excessive pression fiscale, d’abus de quelques feudataires, la diversitas civium et ses représentants seraient solidaires dans un acte de révolte, et les rebelles pourraient se révolter non seulement contre leur prince, mais aussi contre ses ministres. La lecture du texte et les auteurs favorables aux rebelles nous apprennent qu’il existait un courant de pensée qui, du point de vue juridique, admettait la contestation du souverain devenu tyran et la légitimation de l’utilisation des armes et de la violence.

Ce que nous considérons comme des actes de désobéissance est en fait une manière de restaurer le pacte entre la communauté et le prince. D’un autre côté, ce pacte entre le prince et ses sujets est lui-même au centre de toutes les réflexions monarchomaques du XVIe siècle. La barrière entre les juristes et les monarchomaques est-elle si profonde ? Ou se trouve-t-elle dans la possibilité de trouver, de lire, utiliser les textes typiques du discours politique français ou hollandais de la fin du XVIe siècle ? François Hotman n’était-il pas un juriste ? Et l’avocat Louis d’Orléans ? La Boétie n’était-il pas un juge ? La distance n’est pas dans le moyen qu’on utilise, dans ce fumus, mais peut-être doit-elle être recherchée dans les conditions de lecture et des lecteurs de l’époque. Les réponses aux justifications de la rébellion qu’on trouve dans le livre de De Benedictis ne citent pas de textes plus anciens, à l’exception d’ Antonio Gobbi qui paraît, selon le récit de l’auteure le seul à avoir fait cet examen. Même si certains des rebelles étaient des juristes, comme à Urbino, ce n’est pas forcément une preuve qu’ils ont utilisé une tradition commune qui se trouverait dans les textes juridiques, en particulier si certains étaient, jusqu’à présent encore manuscrits, et dont l’étude de la fortune ou influence n’est pas encore fait. La question doit se déplacer alors sur la circulation des textes juridiques à l’époque moderne, comme Aurelio Musi l’avait entrepris, en proposant de porter une attention particulière à Giovanni Maria Novario, juriste napolitain, qui a publié en 1634 un traité De vassallorum gravaminibus tractatus et plus tard le De privilegiis miserabilium personarum, dans lesquels il étudie le concept de gravamen, gravamina[5].

Face à l’accusation de rébellion, il faut justifier la résistance. Il faut obéir au roi juste et lui désobéir lorsqu’il est injuste. La défense de l’accusation de rébellion peut se faire à condition que le roi consente à plusieurs reprises à mettre en balance l’argument de la justification de la résistance, comme le remarque Musi). Il faut souligner que c’est une justification qui vient d’en bas. Le droit de résistance est le moyen que mettent en avant les communautés sujettes pour arrêter l’accusation infâmante de rébellion. En même temps, cela aboutit à une limitation des pouvoirs du prince. Le prince de son côté, n’a pas de problème pour nier ce droit de résistance : l’acte de révolte est assimilé au crime de lèse-majesté, et il est combattu violemment, car la résistance met en discussion le pouvoir absolu du seigneur. Les punitions doivent être exemplaires et c’est toute la communauté qui est punie, sauf cas exceptionnel.

 

Débat

Marco conclut que le livre d’Angela de Benedictis est un livre intéressant, mais qu’il force un peu trop le trait ; l’auteure porte des réflexions sur la révolte catalane, sur Naples, qui rappelle un peu l’idée développée dans les années 1970 que l’idée de révolte circulait à l’époque moderne en Europe par des parcours d’idées et selon laquelle ces révoltes étaient presque identiques d’un pays à l’autre.

Gregorio Salinero souligne que le « tyran » n’a pas été évoqué. Rapportés aux procès politiques dans lesquels il y a des milliers de témoins pour l’Amérique latine et l’Espagne du XVIe siècle, il souligne qu’on retrouve la même idée que la révolution est le désordre, le chaos. Il n’y a jamais de prise en compte positive de ce mot, même dans le camp des rebelles, a fortiori, dans les défenses juridiques à décharge. Ces vocabulaires pourraient ainsi être rapprochés pays par pays.

Etienne Bourdeu demande si, pour expliquer la tyrannie des différents souverains, Angela de Benedictis utilise la théorie de la forfaiture, que l’on trouve souvent dans le Saint-Empire. Marco répond qu’elle la mentionne dans deux cas : celui de Fuenteovejuna et dans le cas final de Castiglione qui est une petite principauté, regroupant trois villages.

Gregorio se demande s’il existe une révolte fiscale-type, qui pourrait servir de modèle. Pourquoi le XVIIe reprend certains objets historiques en termes juridiques ? lesquels ? que montrent-ils des processus juridiques du XIIIe-XIVe siècles, repris au XVIIe siècle pour renforcer le droit et l’Etat ?

Compte rendu par MGLF, mai 2015

[1] Raffaele Landini, Disobbedienza, Bologne, Il Mulino, 2010, pp.184

[2] Angela de Benedictis, Tumulti. Moltitudini ribelli in età moderna, Bologne, Il Mulino, 2013, pp.300

[3] voir l’édition récente de E. Conte et S. Mezinger, La Summa trium librorum di Rolando da Lucca (1195-1234), Rome, Viella, 2012

[4] José Javier Ruiz Ibañez, Felipe II y Cambrai : el consenso del pueblo. La soberania entre la practica y la teoria politica (1595-1677)

[5] Aurelio Musi, « Feudalesimo Mediterraneo e Europa moderna, un problema di storia sociale del potere », Méditerranea, n 24, 2012