Judiciarisation du politique et globalisation judiciaire ibérique au XVIe siècle

Gregorio Salinero – Université Paris I Panthéon-Sorbonne

Joseph-Nicolas Robert-Fleury, Galilée face au tribunal de l'Inquisition Catholique Romain peint au XIXe siècle, Musée du Louvre (source : Wikipedia)

Joseph-Nicolas Robert-Fleury, Galilée face au tribunal de l'Inquisition Catholique Romaine, XIXe, Musée du Louvre (source : Wikipedia)

 

Communication donnée au sein du séminaire ATECOLE (Atelier du Colonial et des Empires) organisé par l’Université-Paris I-EHESS-ULCO  le 20 janvier 2014

Gregorio Salinero commence cette intervention par un bref retour historiographique. Il apparaît assez clairement que les historiographies anglaise, française, allemande et espagnole, ne considèrent pas la question de la judiciarisation politique selon le même point de vue général. L’historiographie allemande juge que l’irruption du judiciaire dans l’univers politique n’est pas forcément une intrusion, mais plutôt, pour le domaine allemand, le résultat d’une forme de négociation sociale, où des équilibres sociaux peuvent se régler devant la justice.

A l’inverse, dans l’historiographie française, il n’y a pas eu d’interrogations sur la judiciarisation du politique, et du moins pas de publications sur ce sujet à ce jour : les historiens du droit ont plutôt travaillé sur les procès civils, criminels, plutôt que politiques. La question reste encore en suspens, bien qu’il semble que le judiciaire imposé par la monarchie fasse plutôt irruption dans la vie sociale, comme un élément répressif, et pas d’entente ou de médiation.

Cette terminologie, la « judiciarisation du politique », semble vouloir juger un processus judiciaire dans son ensemble. Or il n’est pas question de pouvoir juger un processus judiciaire dans son ensemble, c’est-à-dire tous les procès d’une période, du début à leur conclusion, éventuellement avec les phénomènes d’enquêtes – qui peuvent être séparés du judiciaire au XVIIIe siècle, où l’on a tendance à séparer la police du judiciaire. Au XVIe siècle, en revanche il n’y a pas de séparation procédurale entre la police et le judiciaire. Pour certaines périodes, on peut parler de judiciarisation du politique. Au cours de la période moderne, on tend en effet à séparer la police du judiciaire. Mais cette question de la séparation ne se pose pas pour le XVIe siècle : l’instruction du procès au XVIe est une instruction judiciaire à proprement parler. Il n’y a pas de séparation institutionnelle ni procédurale entre la police et le judiciaire.

On peut parler de judiciarisation du politique pour certaines périodes, dans lesquelles cela servirait de recours de conciliation. Dans ce cas, il s’agirait de juger le processus, mais pour une période de temps limitée : c’est ce qu’a fait l’historiographie allemande, mais dans le cas hispano-américain, il est difficile, même dans un temps limité, de juger l’ensemble du processus dans le sens de la conciliation ou dans le sens d’une intrusion répressive de la hiérarchie sociale. On voit des poursuites, des soupçons commencer au début du XVIe siècle, qui sont poursuivis dans le cas de la famille Pizarro, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Il y a donc quelques cas où les processus judiciaires sont pluriséculaires, mais en général un processus judiciaire qui dure 50-60 ans est relativement ordinaire. Les processus judiciaires qui durent de 20 à 40 ans sont très banals.

Dans ces processus longs, le processus est paradoxal, parfaitement ambivalent. M. Bataillon et Yves Klein ont eu le projet de faire une liste des rebelles dans la rébellion de Gonzalo Pizarro. Mais ils n’y sont jamais parvenus parce que les catégories judiciaires sont des catégories de passage, dans lesquelles les individus ne restent pas toute leur vie. Un rebelle peut être rebelle au moment de l’accusation, peut cesser de l’être après la sentence, peut le redevenir en appel. Les audiences font elles-mêmes appel contre ceux qui ont éventuellement été épargnés par la sentence. Ainsi, le tribunal de la Casa de la Contratación de Séville, face à un accusé qui est parvenu à échapper à la justice, peut faire appel au Conseil des Indes pour que cet accusé soit tout de même condamné. Certains accusés ne veulent pas sortir de la prison de la Casa de la Contratación avant d’avoir eu un procès. Ils peuvent être relaxés, innocentés, graciés, pardonné, obtenir une commutation de peine en degré de supplication après appel… La qualification judiciaire ne va pas de soi.

À ce titre, il faut rejeter l’idée qui apparaît, plus qu’elle n’est exprimée dans le livre d’Arndt Brendecke[1], selon laquelle le flot de la documentation espagnole est tel que les institutions demandent à ce que soient produites des enquêtes, des états des lieux, des copies de procès. Il semble au contraire qu’Ovando ait produit des enquêtes extraordinaires, sans qu’il y ait eu par la suite de réformes. Pour la documentation judiciaire, ces idées ne valent pas. Il y a une montagne de documentation qui n’est jamais réactivée. Mais dans la plupart des cas, le fait de disposer d’une aussi abondante documentation permet de choisir de réactiver n’importe quel procès. Cette possibilité de réactivation, le simple fait de pouvoir le faire, suffit à être un élément de disciplinement social. Les anciennes documentations servent couramment à rouvrir des procès, mais ne sont jamais utilisées pour créer un système de médiation.

La manière de qualifier ce processus global fait difficulté pour d’autres raisons et d’abord pour les diverses pratiques du secret : la chose la plus ordinaire qui permet de poursuivre un procès est la confiscation des biens. Les biens de Gonzalo Pizarro sont confisqués en 1548, et ceux à qui il a donné de l’argent sont également poursuivis, ainsi que tous ceux qui ont participé à sa rébellion, en Espagne-même. Ces recours sur les biens provoquent un nombre d’appels qui engorge les tribunaux, qui pratiquent alors le secret des biens. Les inventaires de confiscation sont rendus secrets. A l’inverse, les condamnés pour des questions de désobéissance, d’insurrection, de rivalités ou d’éliminations politiques, ont aussi des pratiques de secret pour cacher leurs biens, leurs pratiques, leur degré d’implication…

Yann Thomas a montré dans plusieurs articles que le judiciaire fabrique de la fiction. On peut ainsi condamner quelqu’un pour une action qu’il aurait pu ne pas commettre. La condamnation se fait en recourant à une non réalité. Le judiciaire est truffé de faux, de fictions qui ont à voir sur le plan moral et politique. Il en va de même chez les rebelles. Les appels judiciaires en matière politique se font classiquement sur le thème du complot : les accusateurs ont comploté. L’idée du complot est aussi l’idée même de la défense.

La judiciarisation du politique pose aussi la question de l’ouverture d’un espace public à l’occasion de ces procès politiques. La question de l’espace public a été défendue par Yves-Marie Bercé en France ; on la retrouve chez Jean Nicolas dans La rébellion française, et est reprise dans le colloque de l’Ecole Française de Rome organisé par Jacques Chiffoleau, Le procès politique, dédié à Yves-Marie Bercé. Jacques Chiffoleau, se rapprochant de l’historiographie allemande, montre à cette occasion que le procès politique et les procès en général sont des occasions d’information des sociétés, de prises de conscience des sociétés, de conflits ou de débats supplémentaires nouveaux indépendamment de ce qui est jugé. La judiciarisation du politique serait ainsi une forme d’ouverture de l’espace public et de prise de conscience de l’espace global. Cela s’oppose à l’idée du secret. On peut ainsi se demander si la rumeur est une forme d’ouverture de l’espace public. La série des grandes insurrections et complots des années 1540-1580 dans le monde hispano-américain crée de grands bouleversements : 1500 personnes sont impliquées dans la rébellion de Pizarro, plus les héritiers, 700 condamnés ; dans les rébellions de Sebastián de Castilla, et de Egas de Guzman, entre 100 à 300 personnes sont impliquées. Les cas de la première insurrection ne sont pas encore réglés, que d’autres cas sont lancés par la suite, sur plusieurs années, plusieurs générations. L’imbrication des systèmes produit de fait une conscience, une institution, des débats, laisse des traces.

On peut également se poser des questions sur le discours mémoriel de l’insurrection, qui est souvent toujours le même : on démontre toujours que le chroniqueur ou le récit de l’insurrection ou du complot vise à le discréditer. Y a-t-il des cas de transmission d’une culture rebelle authentiquement construite et argumentée ? Cela ne va pas de soi. Le discours positif, voire laudatif, sur la désobéissance transmettrait la mémoire de cette désobéissance. Dans le cas hispano-américain, concernant l’insurrection de Lope de Aguirre, hormis quelques passages glorificateurs, les grands chroniqueurs de l’insurrection visent à la condamner. Le travail de mémoire va dans le sens de la répression.

L’espace public, notion utilisée par les médiévistes, pourrait peut-être être remplacée par la notion d’apparition d’une opinion publique…

Comment réprimer les dysfonctionnements politiques  dans le monde hispano-américain ?

Plusieurs Audiences sont créées au cours du XVIe siècle : une Audience est créée à Hispaniola en 1511, refondée à Santo Domingo en 1524, première Audience espagnole à fonctionner. En 1529 est fondée celle de Mexico, Panama en 1536, puis Guatemala en 1540. On adjoint un conseiller judiciaire à Francisco Pizarro en 1540. Mais l’Audience de Lima n’est installée qu’en 1541 et ne fonctionne réellement qu’en 1544.

L’Audience de Santo Domingo, qui commence à fonctionner réellement en 1524, est finalement rattachée un an après au Conseil des Indes, parce que les Auditeurs sont trop peu nombreux à s’y rendre, et ont trop peur de mourir à Santo Domingo, devenu une sorte de nid pesteux. Le Conseil des Indes prend alors en charge les affaires de Santo Domingo. L’Audience de Panama créée en 1536 comprend 3 juges. L’un est malade. Les 2 autres tentent de travailler, mais l’Audience est transportée à Guatemala en 1539, puis supprimée la même année. On demande à ce qu’elle soit réinstallée à Panama, parce que les gens de Mexico ne veulent pas marcher 300 lieues à travers la forêt pour aller à Guatemala. L’Audience est réinstallée à Panama. Les grandes Audiences ne fonctionnent pas mieux pour autant. Mexico aurait dû mieux fonctionner : en 1565, lors de l’arrestation de Martin Cortès, il n’y a plus que trois Auditeurs sur les cinq originellement présents. Les Auditeurs ont le sentiment d’être dépassés.

À côté des Audiences, on peut s’attendre à ce que les vice-royautés fonctionnent mieux, mais en réalité, jusqu’au XVIIe siècle, les vice-rois n’auront pas véritablement d’enracinement local. Il n’y a pas de cour vice-royale, et bien souvent, il n’y a pas de vice-roi. Dans le cas de Mexico, au moment le plus fort du conflit de Cortès, le vice-roi Don Gastón de Peralta, marqués de Falces, n’est pas là. Il arrive un an et demi après, en 1567, alors que les auditeurs alertent sur le complot de Martin Cortès dès l’automne 1565. C’est sans parler des cas de formes de complicité. Dans le cas du marqués de Falces, c’est patent : on nomme aux vice-royautés des aristocrates, dans le cas de la révolte de Martin Cortès, un membre de la famille Peralta de Navarre, soupçonné de complicité avec Martin Crotès. Les Auditeurs estiment que c’est un aristocrate et que par sympathie de caste, il n’a aucune envie de condamner sur place Martin Cortès. De fait, il fera tout pour que Martin Cortès soit envoyé en Espagne où il espère le sauver. Ces aristocrates n’ont pas le temps d’installer une authentique cour, sans parler des cas de corruption. Diego Lopez de Zúñiga, comte de Nieva, vice-roi du Pérou, est ainsi dénoncé pour corruption à plusieurs reprises par des gens qui réclament des faveurs au roi. Alonso de Borragán envoie ainsi une relación de méritos au Conseil des Indes pour demander à être payé de ses dépenses au service de la monarchie. Il raconte qu’il a pillé les tombes des Incas et qu’il a donné l’or au vice-roi pour le service de Sa Majesté, mais que c’est lui qui a payé les fouilles sur ses fonds propres. Or, le marques de Nieva a volé cet argent, ne l’a pas déclaré au fisc, mais n’a pas non plus payé les frais d’Alonso et il dénonce le fait que le vice-roi, le trésorier et tout le personnel de la vice-royauté, sont corrompus. Le comte Nieva est arrêté à son retour en Espagne, parce que les inspecteurs de la Casa de la Contratación ont découvert entretemps le courrier de son gendre, Alvaro de Zúñiga, qui parle dans ses lettres de tout l’or et l’argent qui arrivent à Séville et du système de corruption qui est en place. Il y raconte qu’on a trouvé l’argent avec lequel est rentré le trésorier de Diego Lope de Zúñiga, comment le capitaine qui transportait l’or et l’argent a été arrêté à Séville, qu’il faut trouver de nouveaux capitaines inconnus de la Casa de Contratación et enfin, il recommande au comte de Nieva de ne plus sortir avec ses mignons parce qu’on jase sur son homosexualité et de ne revenir à Séville qu’avec sa femme. Lorsqu’il arrive à Séville, la Casa de la Contratación pousse la fouille du navire de Zúñiga jusqu’à la trousse de maquillage de sa femme pour voir si elle ne cachait pas des bijoux dans ses poudres. Ces affaires de corruption n’aident pas à asseoir ces régimes de vice-rois. Les recours permettant une répression réelle en matière politique sont très limités.

Le procès judiciaire, même mal mené, incomplet, est un outil de choix pour les commissaires et les nouveaux arrivants qui ont des lois à proclamer ou une Audience à réformer. En principe le processus judiciaire comporte trois étapes : la sumaria (instruction), secrète, la plenaria (l’audience plénière, le procès contradictoire) et enfin les négociations possibles pour l’application des peines. L’intérêt du processus judiciaire est d’offrir idéalement la possibilité de tous les accommodements. Chacune des sections du processus peut être interrompue, compartimentée, reprise, diminuée, augmentée à tout moment. On peut rajouter des éléments à la sumaria a posteriori. Ce système peut être dilaté dans le temps : c’est le cas du procès de Bernardino Maldonado de Guevara, qui arrive au Pérou en 1569 et qui est décapité à Anvers en août 1575[2]. Pendant plusieurs décennies, un homme peut ainsi être poursuivi : un procès qui commence au Pérou ou au Mexique peut se poursuivre par le biais de la Casa de la Contratación qui en demande les éléments, puis par le Conseil des Indes.

En réalité, dans beaucoup de cas, on fait comme si la procédure existait, même s’il n’y en a pas. On passe alors du procès réel au procès idéel. Tout le travail du politique est de faire croire que l’Etat, la monarchie, l’administration sont parvenus au système idéel, et ont respecté le système romain. L’enjeu est de faire admettre qu’on respecte le système idéel, avec lequel tout le monde peut être d’accord. Ce système réserve le droit de l’instruction, ménage le droit de l’enquête judiciaire, les délais au parti de la défense (20 jours, qui ne sont pas toujours respectés), le caractère public de l’instruction. Les accusés doivent être interrogés, même sous la torture, avec une liste de questions ; la question doit être discutée par le conseil des Audiences, et une fois exécutée sur la victime ou les témoins, la série des questions doit être fournie à la défense qui peut discuter non seulement les réponses, mais aussi les questions, et même le lien entre la question et la réponse. De cette façon, il y a un respect du droit. Pour la monarchie espagnole, l’enjeu pluriséculaire en établissant ce système est de fonder sa propre légitimité en matière judiciaire. Si la monarchie est légitime, c’est non seulement à cause de Dieu, de l’héritage, du passé, mais aussi parce qu’elle défend le droit et la justice. Au XVIe siècle, cet enjeu n’est pas gagné.

Dans la rébellion de Pizarro, 700 personnes sont condamnées. Au moment où on les capture, à l’été 1548, il n’y a pas encore vraiment d’Audience, et elles sont capturées sur le champ de bataille. Donc il n’y a pas vraiment de justice. On essaie de les enregistrer dans un premier temps. Puis on ajoute à la liste de ceux qu’on a arrêtés des listes de gens qui ne sont pas forcément présents. La liste déborde donc les seuls combattants arrêtés. On a trouvé dans le secrétaire de Pizarro des listes qui correspondaient aux listes des hommes qu’avaient ses capitaines, sortes de listes de montre, côté insurgé. Tous ne sont pas arrêtés ; certains sont morts entretemps. Il y a une fiction de la présence et d’une liste continue de rebelles, qui n’existe pas en réalité. Dans d’autres endroits, on a fait des listes d’innocents. Ailleurs, on a pu faire des listes par types de condamnés : ceux qui sont condamnés aux galères, à être envoyés au Chili, etc. Il n’y a pas une seule liste générale. Tout cela est cependant enregistré comme procès : le mot « procès » couvre ainsi des pratiques judiciaires qui n’ont rien à voir avec le procès. Or, on fait tout aussi au cours des appels, pour recréer la fiction d’un procès. Lorsqu’on demande des copies de ces listes depuis l’Espagne, l’Audience écrit une page entière avec les accusations qui ne se trouvent pas dans l’original. À partir de procès sommaires, on recrée une fiction judiciaire. Dans le complot de Cortès, on recrée un authentique processus judiciaire pour chaque individu condamné. Mais cela demeure une forme de fiction. Certains procès par ailleurs se déroulent bien dans les règles.

Comment gérer l’espace et la durée dans le monde américain ? On gère cela moyennement bien et selon plusieurs processus.

Pour faire un procès politique efficace, on peut raccourcir la procédure idéelle à un jour ou deux. Les témoins qui ont assisté au repas indien qu’offre Alonso de Avila à Cortès dans une vaisselle où se trouvent le dessin d’une couronne avec une anagramme, racontent qu’Alonso de Avila et son frère sont les boutefeux de Cortès, ceux qui ont réuni les soldats, les armes, la poudre, les arquebuses. Les témoins démontrent qu’Alonso de Avila a instrumentalisé le complot. Il est condamné à travers un procès éminemment politique. On lui donne une heure pour sa défense, de sorte que sa mort soit à peu près assurée. Au fur et à mesure que le procureur (avocat) d’Alonso de Avila et son frère les défend, ils parviennent à obtenir 2 jours pour reproduire un procès idéel, avec une sumaria, une série de questions, le dépôt d’une liste de témoins, d’une liste de questions à poser aux témoins… Les Auditeurs de l’Audience de Mexico copient pendant deux jours tous les éléments et les ordonnent en fonction du système idéel. Le politique a bien fait intrusion dans le judiciaire, mais pas jusqu’au bout.

L’autre façon de faire un procès politique est de le dilater sans fin. L’enjeu politique se dissout alors. Dans le cas de Martin Cortès, on le fait partir en Espagne. Il est arrêté en 1566, embarqué en 1567 pour l’Espagne, est gracié en 1580, et meurt en 1589 à la cour de Madrid. La procédure politique dure jusqu’en 1575. On négocie sans fin l’application de sa peine, pendant 6-7 ans. Le reste dure pratiquement 10 ans. Il est ensuite gracié presque dix ans après. Le règlement judiciaire s’effectue alors sur 20 ans.

La durée est aussi un outil politique du judiciaire.

La question de l’espace peut être étudiée parallèlement à celle de la durée. Suite à l’insurrection de Pizarro débarquent en Castille des commissaires dans les villages. On réclame ainsi à une certaine Mencía Suarez, veuve d’un des hommes de Pizarro mort dans l’insurrection, ses biens. Les biens promis par Gonzalo Pizarro à des églises, qui sont confisqués dans le cadre du procès, sont réclamés par les églises, par le biais de l’Audience de Lima. La demande remonte à la source et les églises obtiennent une petite indemnisation sur la promesse des biens de Pizarro, quelques décennies après.

Il peut aussi y avoir des erreurs. Les biens du rebelle, Francisco de Cárdena, sont très mal connus. Celui qui en fait l’inventaire enregistre des biens qui appartiennent à plusieurs frères et sœurs de Francisco. Le commissaire commence à confisquer leurs biens et ils doivent faire appel pour les conserver biens. Dans certains cas, la possible fiction est encore plus subtile. Francisco de Carvajal de Trujillo, compagnon de route de Pizarro, au moment de l’insurrection de Pizarro, n’est pas encore rebelle. Carvajal n’étant plus au Pérou, Pizarro fait main-basse sur ses biens. Depuis Trujillo, après la confiscation des biens de Pizarro, dans lesquels se trouvent ses biens, Francisco de Carvajal fait appel de leur confiscation en disant que dans les biens de Pizarro confisqués, il y avait aussi les siens. Les diverses instances, les corregidors locaux en Castille, les juges délégués, les commissaires, enquêteurs, les notaires, se réfèrent toujours au même système et renvoient à une même étape de la procédure, même lorsqu’elle est relativement fictive. Lorsque la famille fait appel, elle demande toujours un concierto, une entente d’argent sonnant et trébuchant. La veuve de Tomas Vasquez, rebelle lié à La Gasca, gracié, mais décapité par un corrégidor néanmoins, proteste contre la confiscation de ses biens. Le comte de Nieva, également présent, décide que si les biens sont restitués à la veuve, elle doit verser 15 000 pesos. Il semble bien que la veuve accepte cet accord. Selon toute probabilité, ce versement au fisc n’apparaît pas dans la comptabilité du comte. Dans ce cas, le concierto déguise une absolue corruption. La pratique du concierto est légale et s’apparente à ce qu’on appelle aujourd’hui une caution. L’affaire de Carvajal, commencée en 1554, est finalement réglée en 1572, après divers arrangements.

Selon Gregorio, le monde espagnol a recours très tôt à la judiciarisation massive du politique, solution à la défaillance des autres systèmes étatiques, à la corruption des fonctionnaires, au manque d’une armée coloniale, d’officiers royaux. De cette façon, le judiciaire pallie tout ; peu importe qu’il fonctionne ou pas, mais il offre une structure abstraite à laquelle on peut se référer. La conception est partagée et admise par les recourants. Pour cela il faut qu’elle apparaisse comme idéelle. Au XVIIe siècle, ce schéma semble admis.

On peut se demander aussi si les Indiens acceptent ce schéma, s’ils recourent massivement à la justice du roi de Castille et à partir de quand. Pour le XVIe siècle, il n’y a pas un afflux massif de demandes des Indiens à la justice du roi.

Pour que le système marche, il faut montrer qu’il fonctionne toujours, malgré les défaillances, or, certains démontrent que ce système est complètement défaillant. Ce sont les gens les plus dangereux pour la monarchie.

Débat

Selon Ofelia Rey Castellao, l’Amérique n’est pas une nouveauté pour le système espagnol, qui marchait bien avant la conquête. Pour la couronne de Castille, il y a une opportunité de faire des essais avant d’arriver en Amérique, dans trois territoires, loin du centre de la monarchie : en Galice, à Grenade et dans les Canaries. Les rois catholiques arrivent au pouvoir à partir d’une guerre civile, au cours de laquelle les pouvoirs de la haute noblesse et du clergé médiévaux ont été éliminés au profit de la noblesse de second rang et surtout de la noblesse sortie de l’université. La fonction de l’université est alors fondamentale. À partir de 1480, il faut au moins avoir le baccalauréat en droit pour entrer dans le système judiciaire, et être licencié ou docteur en droit civil pour accéder aux fonctions plus haut placées. L’organisation territoriale est aussi fondamentale : en Corogne, les deux tribunaux n’ont jamais eu un seul siège commun ; c’est fondamental pour l’indépendance du pouvoir judiciaire et pour l’association de l’image de la monarchie à la justice en cas de répression. Avec les rois catholiques, l’organisation territoriale judiciaire a été remaniée à partir des Audiencias : il y a trois principales Audiences, celle de Galice, celle de Grenade (pour l’Espagne du Sud) et celle des Canaries. Le modèle de la Galice était très intéressant pour l’appliquer à l’Amérique, parce que c’était un territoire très éloigné de la monarchie, proche du Portugal, avec une unité territoriale parfaite. En Galice est créée la figure d’un gouverneur et une Audience. Le gouverneur dirige certes l’Audience, mais ne pratique pas la justice espagnole professionnelle. Le système marche très bien. C’est une solution contre le pouvoir de la noblesse et de l’Église. En 1500, les rois catholiques doivent multiplier le nombre d’Auditeurs parce qu’ils sont débordés par la quantité de procès. Ce système en théorie présente beaucoup de garanties pour les plus faibles du système. Il est d’ailleurs pensé pour ça, pour les vassaux des seigneuries notamment. Dans ce schéma, on peut à tout moment parvenir à un accord, et ne pas poursuivre le procès (civils), sauf dans les procès criminels où le pardon est impossible. C’est pour cela que les procès peuvent durer éternellement. Il est toujours très difficile d’aboutir, au tribunal, à des sentences définitives. 1% des procès seulement aboutissent à une sentence définitive.

D’autre part, il faut aussi prendre en compte l’expérience politique de la révolte des Comunidades, qui a fait l’objet pour la première fois d’un procès réellement politique. La répression a été la seule solution et la voie criminelle a été totalement séparée de la voie civile dans les tribunaux. Les juges qui exercent au moment de la conquête ont une très bonne formation à l’université en droit romain, et disposent d’un droit moderne fraîchement réformé. Le système judiciaire en Espagne marche en général très bien, mais il n’y a pas encore de séparation entre justice criminelle et justice civile. Le problème principal réside dans l’engorgement des tribunaux, parce qu’ils sont utilisés aussi bien pour les problèmes de la vie quotidienne, que pour la justice criminelle. Les rois catholiques ont initié un système pour la Galice, qui repose sur la justice itinérante. En Amérique, cette justice itinérante a été beaucoup utilisée. Elle marche très bien pour la justice civile, mais pas pour la justice politique. En Galice, 92% du territoire est composé de territoires seigneuriaux. La présence d’une justice itinérante élimine ainsi la nécessité de ces seigneuries sur le plan judiciaire.

Gregorio Salinero ajoute que dans le cas américain, celui du marquisat de Cortès, Cortès n’accepte pas la préséance d’un commissaire délégué, alors que cette préséance est acceptée dans les autres territoires. Lors de l’arrestation de Maldonado de Guevara, et dans d’autres cas, on envoie dans les territoires militarisés, où en principe la juridiction est celle du gouverneur militaire de la province, un commissaire de l’Audience de Mexico avec le bâton de justice. Il est accompagné d’un sergent. Lorsqu’il arrête quelqu’un, il tape avec le bâton et fait acte d’autorité. En principe, tous ceux qui se trouvent dans un rayon de 25 km aux alentours, doivent se soumettre à cette justice. La méthode ne fonctionne pas dans un territoire militarisé, mais cela a été très utilisé aux XVIIe-XVIIIe siècles pour l’Argentine notamment, dans des territoires qui n’étaient pas forcément militarisés.

L’ambassadeur français à Madrid lorsqu’on poursuit Maldonado, dit de Catherine de Médicis et de Charles IX, que les Français sont incultes parce qu’ils ne pratiquent pas et ne connaissent pas le droit écrit. Catherine de Médicis ne lui répond pas sur un plan juridique, lorsqu’il lui demande d’arrêter un Espagnol, mais sur un plan anecdotique. Au XVIe siècle, l’idée que le bon prince est le prince de droit, est un critère chez les Espagnols pour juger les autres. Français et Italiens passent pour des gens qui n’ont pas de parole.

Manuela Águeda Garcia-Garrido récapitule la liste des points forts du système judiciaire, qui serait un système relativement compartimenté, qui permet de flexibiliser les affaires, les procès, qu’on peut rallonger en fonction des personnes, des circonstances. Ce serait donc un système adaptable, qui a bien fonctionné d’après ce qu’en dit Gregorio. Águeda se demande si ce n’est pas un peu paradoxal, puisque si on avance vers une judiciarisation du politique, le politique, la monarchie, perdrait aussi sa force de cette manière.

Gregorio répond qu’il est convaincu que l’histoire de la monarchie devrait mieux étudier ce sur quoi la monarchie s’appuie réellement. Le discours sur la monarchie lui semble insuffisamment développé à ce sujet. Les monarchies sont en effet dans une situation souvent instable ; il y a eu un apprentissage, un usage et des recours à des moyens très variés avec le temps. Entre le XVe siècle et le XVIIe siècle, la monarchie aurait appris à utiliser ce ressort, peut-être sans le dire, peut-être dans des endroits périphériques, en parallèle avec le développement des universités. Pour Jacques Chiffoleau, si on voulait étudier les textes de droit, pour l’époque médiévale et dans le cas français, il faudrait utiliser les recueils du XVIIe siècle. Jacques Chiffoleau demande comment on peut avoir de telles collections pour le XVIIe siècle, alors que ces collections ne semblent pas exister pas plus tôt. Pour lui, en réalité, dans le cas de la France, les juristes français voulaient privatiser la connaissance juridique au bénéfice du roi. Au lieu de créer un espace public et une culture intellectuelle partagée, la monarchie qui fait l’apprentissage de l’usage judiciaire dans le domaine politique, aurait en somme, et cette fois consciemment, donné pour mission aux intellectuels du droit de rendre inaccessible le droit, qui devient alors verrouillé. La monarchie aurait ainsi pris conscience de l’enjeu que représentait le droit.

Agueda précise sa question en demandant si l’instrumentalisation du juridique n’aboutit pas à remplacer le politique. Pour Ofelia, non. Elle souligne l’importance des avocats qui sortent d’un cursus de droit parallèle, et exercent dans la sphère privée. Pour Gregorio, en Espagne, tout au long du XVIe siècle, la monarchie honnit les avocats, refuse qu’ils se rendent en Amérique. Les officiers royaux disent souvent que si les Andes sont insurgées, si l’Amérique est une terre de traîtres, c’est parce qu’on a laissé émigrer les avocats.

[1] Imperium und Empirie. Funktionen des Wissens in der Spanischen Kolonialherrschaft. Köln u. a. 2009

[2] Voir pour plus de détails sur ce procès, l’article de Gregorio Salinero, « Les hommes de mal parti » accessible à l’adresse : https://halshs.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/592119/filename/Les_hommes_de_mal_parti_G._Salinero.pdf

Compte rendu par MGLF, mai 2015