Ambroise Paré, Des monstres et prodiges (édition de Michel Jeanneret)
Ambroise Paré, Des monstres et prodiges, édition de Michel Jeanneret, Gallimard “Folio classique”, Paris, 2015, 288 pages 7,70 €
Le XVIe siècle, siècle de la « culture panique », selon l’expression chère à Denis Crouzet et de l’angoisse eschatologique, est aussi le siècle des monstres, et par extension celui de la naissance d’une science consacrée à leur étude, la tératologie. Si les monstres sont largement présents au moment de la Réforme luthérienne, comme annonciateurs des catastrophes du temps, nombreux sont les auteurs, à travers toute l’Europe, à consacrer leurs titres aux « prodiges » et aux « monstres », parmi lesquels on peut citer Julius Obsequens, Jakob Rueff, Pierre Boaistuau, Edward Fenton, Arnaud Sorbin et Ambroise Paré qui fait paraître relativement tard par rapport à cette inflation de titres consacrés aux monstres, son opuscule « Des monstres et prodiges » dont la première édition remonte à 1573 et dont le succès ne se dément pas jusqu’à sa mort en 1590, puisque le titre connaît pas moins de 4 éditions entre 1573 et 1585.
Jusqu’alors, on ne comptait guère de rééditions modernes pour ce type de littérature « scientifique ». Le public spécialisé disposait certes de l’édition de cette œuvre par Jean Céard, parue en 1971, puis de celle de Gisèle Mathieu-Castellani de 1996, mais le fait est assez rare pour le souligner et le saluer : l’édition critique d’un tel texte en livre de poche, dans une collection aussi accessible que peut l’être la collection Folio classique, donne à ce texte une nouvelle perspective en le rendant accessible à un large public. Si l’on peut douter que le texte soit réellement proposé à la lecture et à l’étude d’un public « scolaire » (puisque le titre a ainsi été répertorié par une grande librairie en ligne), cette édition a le mérite de faire accéder le grand public à un texte aussi distrayant que difficile.
La préface de Michel Jeanneret présente le texte dans son contexte d’écriture et de réception, ainsi que l’auteur. Il faut passer outre certaines expressions qui peuvent faire tiquer un public plus fin connaisseur de la période. La première page de la préface en particulier semble être une sorte d’appel malheureux au lecteur pour l’inciter à s’intéresser à cette littérature et à cette période qui seraient marquées par un certain exotisme. La Renaissance serait ainsi ce « monde de croyances saugrenues », « qui traque les sorcières, se laisse fasciner par les sortilèges d’outremer et prête foi avec une crédulité qui nous stupéfie, à des phénomènes étranges, aux créature extravagantes d’une nature qui dérape », une Renaissance qui ne s’affranchit pas des « ténèbres du Moyen Age », qui se complaît dans des « délires collectifs », autant d’expressions qui ne plaident pas pour la période, qui ainsi présentée demeurerait un âge obscurantiste à tous points de vue. L’auteur aurait pu ici s’épargner ces expressions malheureuses, plus commerciales que convaincues, d’autant qu’en fin connaisseur du siècle, Michel Jeanneret sait bien que la Renaissance n’est pas ce siècle obscur que l’on se complaît à décrire, et qu’il le prouve dans la suite de sa préface.
Ce n’est pas tant à la qualité littéraire de l’ouvrage de Paré qu’il faut s’attacher, qu’à son intérêt scientifique et historique, qui témoigne d’un certain mode de pensée de l’époque. Michel Jeanneret le montre : Paré n’est pas le « seul » auteur pourrait-on dire de son livre, vu les plagiats et autres emprunts qu’il fait à ses collègues, Pic de la Mirandole, Jean de Marconville, Guillaume Rondelet pour n’en citer que quelques uns.
Par la suite, M. Jeanneret revient sur la carrière d’Ambroise Paré, ce chirurgien mayennais qui a passé toutes les étapes et s’est affranchi d’une condition modeste, s’est rendu indispensable à la cour et a inventé certains procédés médicaux, tels que la ligature des vaisseaux au moment des amputations, en tant que chirurgien des armées, écrivait en français plutôt qu’en latin, dont les sympathies pour les huguenots en font un personnage singulier dans les temps troublés que sont ceux des dernières années du XVIe siècle.
Surtout, il montre combien Ambroise Paré est un personnage emblématique de cette période et d’une certaine modernité, puisque sa démarche « scientifique », à travers ce livre sur les monstres, est d’expliquer, de rationaliser l’impensable. Michel Jeanneret parle d’un « désenchantement des monstres » qui anticiperait la révolution scientifique de Galilée à Newton, comme si Des monstres et prodiges était déjà un chant du cygne de cette fascination pour les monstres. Paré s’inscrit également dans son temps, à une époque où les cabinets de curiosité sont à la mode, puisque l’ouvrage est construit comme un cabinet de curiosités physiques, humaines et animales. Il montre aussi comment, dans cette mode du monstre, Paré se fait pilleur de ses collègues, plagiant sans vergogne leurs catalogues de monstres, mais aussi, autre fait très intéressant, comment Paré se fait passeur de la rumeur, et quelle démarche scientifique il met à l’œuvre : une démarche empirique, où il a recours au témoignage, mais aussi à la rumeur, aux on-dit, qu’il modifie à son gré. On retiendra aussi à la lecture de l’ouvrage l’absence d’esprit critique chez Paré, qui paraît extraordinaire et qui ne participe pas d’une démarche scientifique rationnelle, telle qu’on se la représente aujourd’hui, mais qui s’explique parce que Dieu est capable de tout. De la sorte, cet ouvrage consacré aux monstres pose la question que Lucien Febvre avait déjà posée dans Le problème de l’incroyance au XVIe siècle : la possibilité de penser un monde sans Dieu, alors même qu’Ambroise Paré est considéré comme l’un des pères de la médecine moderne. Michel Jeanneret le rappelle : « les monstres trouvent naturellement leur place dans un monde qui n’a pas de limites (…) Paré s’incline devant l’infinie créativité de Dieu et de la Nature, c’est pourquoi il ne prétend pas distinguer entre le vrai, le vraisemblable et le faux ».
Cependant, croire au monstre n’empêche pas la volonté de faire un répertoire sérieux et savant, d’adopter la démarche du chercheur par la définition de l’objet d’étude, en disant et en montrant ce qu’est un monstre. La définition qu’en donne Ambroise Paré, ainsi que celle qu’il donne du prodige sont d’une désarmante simplicité. Par ce qui se semble être l’observation, le constat et l’exemple, Paré définit simplement les monstres comme “choses qui apparaissent outre le cours de Nature (et sont le plus souvent signes de quelque malheur à venir à advenir) comme un enfant qui naît avec un seul bras, un autre qui aura deux têtes, et autres membres, outre l’ordinaire. Prodiges, ce sont choses qui viennent du tout contre Nature, comme une femme qui enfantera un serpent, ou un chien, ou autre chose du tout contre Nature (…) ». Le lecteur jugera par lui-même de la pertinence des descriptions et des études de cas retenues par Ambroise Paré pour étayer ses démonstrations scientifiques. Ce qui peut porter à sourire aujourd’hui était à l’époque considéré comme un objet d’étude des plus sérieux. On ne résiste pas à donner quelques exemples, tel cette femme paraissant jongler avec son ventre, citée par Pic de la Mirandole, « nommée Dorothea, [qui] accoucha en deux fois de vingt enfants, à savoir neuf en une fois et d’onze à l’autre, laquelle, portant un si grand fardeau, était si grosse qu’elle soutenait son ventre, qui lui descendait jusqu’aux genoux, avec une grande bande qui lui prenait au col et aux épaules, comme tu vois par ce portrait », ou encore ce monstre marin qui n’est pas sans rappeler certains de nos super-héros contemporains, « décrit par ledit Rondelet, en façon d’un Evêque, vêtu d’écaille, ayant sa mitre et ses ornements pontificaux, comme tu vois par cette figure, lequel a été vu en Pologne, mil cinq cent trente-et-un, comme décrit Gesnerus ». L’illustration, soigneusement reproduite dans cette édition, témoigne ici de l’évidence de la pensée du temps, alors même que le lecteur moderne serait tenté face à tant d’anecdotes farfelues, voire grotesques de mettre à distance ces informations par le rire, d’autant que dans sa démarche de collectionneur, nombre d’anecdotes que rapporte Ambroise Paré ne sont pas de première main, mais citées par tel ou tel auteur, qui lui-même le tenait encore d’un autre.
Cette édition Des monstres et prodiges d’Ambroise Paré mérite donc que l’on s’y attarde, d’une part parce que la préface de Michel Jeanneret, ainsi que l’appareil de notes et la modernisation de l’édition permettent de la rendre très accessible au plus grand nombre, d’autre part parce qu’elle est peu chère, enfin, parce que le nombre de textes originaux du XVIe siècle à vocation scientifique, accessibles en édition moderne, est suffisamment rare pour rendre nécessaire cette lecture qui, nous l’espérons, doit être le prélude à d’autres rééditions de textes de cette nature dans des formats grand public.
Pour aller plus loin:
– L’édition de 1575 Des monstres et prodiges librement accessible sur Gallica, d’où sont extraites les illustrations ci-dessus
– Le compte rendu de l’édition de M. Jeanneret par Christian Ruby sur le site Nonfiction.fr
MGLF, janvier 2016