Michel Jeanneret, Perpetuum mobile (seconde édition)

Michel Jeanneret, Perpetuum mobile, Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne, Genève, Droz, 2016.

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           La première édition de cet essai de Michel Jeanneret sur la sensibilité dite « transformiste » du XVIe siècle, paru en 1997, chez Macula, dans la collection Argô, avait déjà été saluée par plusieurs comptes rendus − citons pour mémoire celui de Claude-Gilbert Dubois dans la Revue de littérature comparée (1999 (1), p. 105-108), ou encore la très longue recension de Gérard Defaux pour la Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance (61, 1 (1999), p. 205-216)[1].

           Fidèle au célèbre principe montaignien, « J’adjouste, mais je ne corrige pas » (Essais, III, 9), dont il se réclame d’ailleurs non sans humour, Michel Jeanneret n’a pas retouché le texte de 1997 auquel il adjoint une postface. Dans cet « allongeail » de quelques pages, il revient sur la première réception de son essai et notamment sur le seul véritable reproche qui ait pu lui être adressé : l’ouvrage mettrait démesurément l’accent sur le culte du mouvement et des métamorphoses qui animerait la civilisation de la Renaissance. Michel Jeanneret persiste et signe, dans cette réédition, où il rappelle la pertinence et la logique de son projet initial, celui de produire un livre qui laisserait délibérément de côté l’aspiration à l’ordre et à la fixité, parfois perçue également comme l’un des piliers de cette époque. Ce qui l’intéresse, c’est de rendre en effet sa place à la vigueur de l’énergie métamorphique à l’œuvre dans les grandes réalisations du XVIe siècle, et de nuancer à proportion l’image apollinienne qu’une critique déjà ancienne avait pu promouvoir de cette période − l’auteur cite notamment l’ouvrage de Heinrich Wölfflin, L’Art classique, paru en 1898 mais ayant influencé durablement nos représentations de la Renaissance.

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Antonio del POLLAIUOLO, "Apollon et Daphné", (s. d.), Londres, National Gallery (source : WGA).

           De 1997 à aujourd’hui, la thèse de Michel Jeanneret reste intacte, comme en témoignent les premières lignes, on ne peut plus claires, de l’essai : « Ce livre plaide pour un XVIe siècle emporté par le changement, passionné de genèses et de métamorphoses, un siècle qui, plus sensible à l’émergence de la force qu’à la rigueur de la forme, a fait confiance au mouvement et déployé une formidable énergie – l’élan créateur d’où est sortie notre modernité »[2]. C’est un siècle en liberté qui est en effet présenté dans une prose qui, comme son objet, se fait souvent énergique et enlevée, entraînant son lecteur dans une enquête enthousiaste sur le foisonnement protéiforme de la culture humaniste prise dans ses manifestations les plus variées. Refusant de présenter une image momifiée de l’objet littéraire, Michel Jeanneret se plaît à le confronter sans cesse à l’art ou à la science, afin de mettre en évidence des échos signifiants et convergents entre des media pourtant très différents et des disciplines aujourd’hui dissociées mais qui ne l’étaient nullement au XVIe siècle. Il fait ainsi dialoguer philosophes et poètes, écrivains et peintres, livres et jardins. C’est avec bonheur que l’on parcourt les pages consacrées à l’inachèvement des œuvres de Vinci, son goût du travail au brouillon, flattant chez lui le jaillissement des idées brutes, vite recouvertes de nombreux nouveaux traits et repentirs, ainsi que le parallèle mené en définitive par l’auteur entre cette démarche et celle de Montaigne avec ses ajouts successifs : « Tandis que l’un gonfle son dessin, l’autre surcharge son manuscrit »[3]. Tous les domaines sont ainsi convoqués, jusqu’au travail artisanal d’un Bernard Palissy. Ailleurs, ce sont culture érudite et représentations populaires qui, à la suite de Carlo Ginzburg et de son célèbre ouvrage Le Fromage et les vers, se voient subtilement reliées. Michel Jeanneret montre en effet que les croyances d’un meunier du Frioul peuvent faire écho, au début du XVIIe siècle, aux théories matérialistes de Giordano Bruno sur le chaos de l’univers[4].

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          On notera que cet essai tire de surcroît sa force de l’articulation permanente de remarques très précises, sur des détails prélevés dans telle ou telle œuvre, à une réflexion de bien plus large envergure qui nous permet de saisir en quelques phrases les grands principes de l’esthétique d’un auteur ou les grandes caractéristiques d’une tradition intellectuelle ou artistique. À titre d’exemple, le chapitre consacré à La Semaine de Du Bartas[5] multiplie les citations du texte, commentées avec rigueur, tout en s’appliquant à replacer l’œuvre dans toute la longue tradition hexamérale, c’est-à-dire l’ensemble des textes qui décrivent les six jours de la Création. C’est même une réflexion plus ample encore qui est menée, à partir de ces considérations, sur la réception du texte biblique et l’existence de deux traditions herméneutiques concurrentes du récit de la Genèse (l’une fixiste, dite « élohiste », qui considère que « Dieu a réglé la machine une fois pour toute »[6], l’autre, transformiste, dite « yahviste », qui fait la part belle à l’infinie créativité léguée par Dieu à la nature qui ne cesse, après sa création, de se métamorphoser).

          Il faut enfin souligner que l’essayiste interroge constamment sa méthode avec beaucoup de lucidité. Au début de son ouvrage, comme dans sa postface, Michel Jeanneret rappelle qu’il a pleinement conscience que cette sensibilité transformiste, qu’il a tenté partout de mettre au jour, pourrait référer tout autant à celle de notre modernité qu’à celle du XVIe siècle. Il brosse alors, dans la postface, un tableau inattendu de notre actualité, en évoquant à la fois les dernières innovations technologiques dont il a été témoin, mais aussi la crise des migrants et le drame des réfugiés, autant d’événements qui manifesteraient l’inconstance de notre monde. S’il se garde en général de tout anachronisme, l’auteur fait le choix de mettre à contribution cette « idéologie passagère de la postmodernité », les concepts et les repères qui lui sont attachés, véritables moyens heuristiques au service de son enquête historique et anthropologique. L’approche « empathique » de cette étude, loin d’entamer la pertinence du cheminement adopté, lui confère sa force, sa justesse ainsi qu’une vibrante actualité.

Adeline Lionetto, août 2016.

[1] On pourra relire aussi avec profit les notes de Thomas Lepeltier sur son site : http://thomas.lepeltier.free.fr/cr/jeanneret.html.

[2] Ed. citée, p. 7.

[3] Ibid., p. 285.

[4] Ibid., p. 114 sqq.

[5] « La forme et la force : Du Bartas », p. 19-40.

[6] Ibid., p. 35.